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30 Nous rencontrons, dans les vieux poètes, un autre système, abandonné de même, mais très-accrédité au XVe siècle. La sixième syllabe des alexandrins et la quatrième des décasyllabes devait bien être la dernière d'un pied, mais ce pied pouvait être féminin.

Voldrent la veintre | li Deo inimi. Cantilène (Herrig p. 26).5)
Si com le raconte | Marie de Compiègne. Marie de France
(Id. E. I, p. 187).

Cascuns cuide | demourer toz haitiez.

Se fortune vous fait aucune injure.

Thibaut

(Id. E. II, p. 23).

Al. Chartier

(Id. E. II, p. 156).

La coupe

Ce système détruit tout-à-fait le principe de la césure. n'existe que pour l'œil; l'oreille repose nécessairement sur la cinquième et sur la troisième syllabe, et le rhythme languit. Le réformateur de ce système fautif fut J. Le Maire.")

§. 108. Système de Boileau, suivi par les poètes du sièle de Louis XIV. Boileau, Art poétique, Ch. I dit:

Que toujours dans vos vers le sens, coupant 7) les mots,
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.

La critique exige un repos de sens après la césure. 8) Il s'ensuit de là que deux mots étroitement liés par le sens ne doivent pas être séparés par la césure. De tels mots sont: le sujet et le verbe; le substantif et son complément (article, pronom, adjectif, adjectif numéral, substantif précédé d'une préposition); l'adjectif et son complément (substantif ou infinitif précédés de prépositions, adverbe); le verbe et son complément ou régime (pronom, substantif, infinitif, adverbe); le verbe auxiliaire et son participe;

Sortons d'ici, Théone; je me sens accabler,

Regn. Sap. IV, 2.
Pour quelques paraguantes | on vous tuera votre homme.
Hugo. Le Roi s'am. II, 1.

Ne m'a-t-il pas jetée | sous tes pas comme on trouve.

Lam. Joc., p. 159.

5) La césure est après la cinquième syllabe. V. §. 106. Note 2.
6) Chez lui, les exemples de cette faute sont très-rares:

Delectèrent les oreilles des dieux.

Et vos branches | inclinées et torses.

7) Ackermann, Traité de l'accent, p. 66: „Observons en passant que ce précepte est aussi peu juste d'expression que de sens, car couper les mots ce serait proprement faire la césure à la façon des anciens, c'est-à-dire mettre un mot, partie dans un pied, partie dans un autre." Ce blâme ne me paraît pas juste. Boileau ne dit point que la césure française coupe les mots, mais que le sens coupe les mots, c'est-à-dire que le repos de sens sépare une moitié du vers de l'autre moitié. Les césures à la façon ancienne ne sont pas les coupes que la fin des pieds fait dans le corps des mots, mais les coupes que la fin des mots fait dans le corps des pieds. Dans la poésie ancienne, avec ses rhythmes réguliers, la fin des mots coupe très-souvent les pieds et la fin des pieds coupe très-souvent les mots: en français, avec son rhythme libre, la fin des mots constitue les pieds. Il faut que la fin d'un pied coïncide toujours avec la fin d'un mot. (§. 37.)

8) Dans les anciens auteurs, les césures insuffisantes selon la règle de Boileau sont assez fréquentes:

Et des travaux | passés plus ne se plaignent.
Qui d'un chapeau de fleurs est couronnée.
Vignes, bois et terres et praerie.

Le Maire.
Marot.

Eust. Deschamps.

être et l'attribut (substantif, adjectif); la préposition et son complément; la conjonction et le mot ou la phrase qu'elle lie à un autre mot ou à une autre phrase; les deux mots qui sont liés par une conjonction; les deux parties d'une conjonction composée; les deux parties de la négation (ne-pas, ne-que). Mais 1. la césure fut jugée suffisante, si le complément rejeté occupe le reste du vers. Le faible repos de sens à la césure n'est donc pas tout-àfait éclipsé par un repos plus marqué. En ce cas, il est permis de séparer. a. le sujet (substantif) et le verbe:

Je vois que l'injustice | en secret vous irrite. Rac. Ath. I, 1. b. le substantif et son déterminatif (adjectif, substantif):

C.

Pour attacher des jours tranquilles, fortunés. Id. Baj. IV, 5. As-tu tranché le cours d'une si belle vie? Id. Androm. V, 3. le verbe ou adjectif et son complément (substantif):

Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée. Id. Androm. V, 1.
Où me cacher? fuyons | dans la nuit infernale!

Racine.

d. des prépositions de deux ou de plusieurs syllabes et leurs substantifs: Si toutefois, après ce coup mortel du sort. Corn. Poly. II, 2, Je me jette au-devant | du coup qui t'assassine.

e.

J'y suis encor malgré tes infidélités.

Id. La Mort IV, 4.
Rac. Androm. IV, 5.

Corn. Hor. V, 2.

des conjonctions composées:
Ajoutez-y plutôt que d'en diminuer.
Vous est funeste autant qu'elle nous est cruelle.

Rac. Théb. V, 3.

Embrase tout, sitôt qu'elle commence à luire.

Id. Alex. II, 2.

Mourir en reine, ainsi que tu mourus en roi. Ibid. IV, 1.
Quoi, Narcisse! tandis qu'il n'est point de Romaine.
Id. Brit. II, 2.

2. Les auxiliaires peuvent être dans un autre hémistiche que le participe et l'attribut, pourvu qu'ils ne se trouvent pas précisément à la césure: Et le jour à trois fois chassé la nuit obscure.

Rac. Phèdr. I, 3.

Oui, ce sont, cher ami, | des monstres furieux.

Id. Esth. III, 2.

En général, on est plus exigeant pour la césure dans les genres soutenus que dans les genres simples. On y tolère, p. ex., la séparation de la conjonction de sa phrase:

Sans commencer par où vous devez achever. Corn. le Ment.

du verbe de son régime:

Mais il n'importe: il faut | suivre ma destinée.

des deux parties d'une négation:

Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère ?

de deux substantifs joints par une conjonction:

Molière.

Rac. les Plaid. I, 4.

La clef du coffre-fort et des cœurs, c'est la même.

La Font.

§. 109. Coupes après la IIe, la IIIe, la IVe, la VIIIe, la IXe,

la Xe syllabe.

Comme un vers peut avoir plus d'un repos ou plus d'une coupe, il faut se demander, si Boileau a voulu que le repos de l'hémistiche fût toujours le repos le plus marqué. A en juger par les poésies de l'auteur de la règle et de ses contemporains, telle ne peut pas avoir été son opinion. Très - souvent, dans les vers à plusieurs repos, le plus grand repos n'est point celui de la césure, et, quand le vers n'a qu'un vrai repos, il n'est pas toujours placé après la sixième syllabe, qui n'est alors que la dernière d'un pied.

C'est ce qui donne à ces alexandrins, sauf leur unité, une grande variété, et c'est là justement leur beauté. Il y a plusieurs variations possibles. Un vers à hémistiches inégaux est plus harmonieux, si le second hémistiche est plus long que le premier. Quand le second hémistiche est plus court, les syllabes rejetées s'isolent et tendent à s'accrocher à l'hémistiche suivant: ce qui détruit l'alexandrin.

Il faut permettre que le seul repos ou le repos principal du vers se place aussi quelquefois

après la Ile syllabe:

Je viens, || selon l'usage | antique et solennel. Rac. Ath. I, 1.
Et tous, devant l'autel avec ordre introduits.
Allez: pour ce grand jour | il faut que je m'apprête.

après la IIIe syllabe:

Ibid.

Ibid.

Ibid.

Ou même, I s'empressant aux autels de Baal.
Mourez donc, || et gardez | un silence inhumain. Id. Phèdr. I, 3.

après la IVe syllabe:

Sait-il déjà son nom et son noble destin? Id. Ath. I, 2. J'entends déjà, || j'entends | la trompette sacrée. Ibid. I, 3. Il ne se place pas également bien

après la VIIIe syllabe:

D'où me vient ce désordre, | Aufide? || et que veut dire.

après la IXe syllabe:

A des fondations | pieuses. || Mais je n'ose.

après la Xe syllabe:

Corn. Sert. I, 1.

Hug. Ruy Blas IV, 3.

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Vous ne me donnez pas | du tout d'argent, || mon maître. Ibid. I, 2. La nature du rhythme ne comporte pas de pause après la Ie, la Ve, la VIIe et la XIe syllabe: car ces pauses produiraient des pieds d'une syllabe (elles isoleraient la Ie, la VIe, la VIIe, la XIIe syllabe). Un repos de sens que le poète y placerait serait donc effacé par la prononciation qui ne permet pas de s'arrêter après ces syllabes.

§. 110. Voltaire.

La critique reproche à Voltaire d'avoir outré le précepte de Boileau et d'avoir fait trop souvent coïncider le repos principal du vers avec la césure. Le résultat en est que ses alexandrins se brisent en deux vers de six syllabes et qu'ils sont monotones et fatigants. 9)

§. 111. L'école romantique.

En revanche, l'école romantique est tombée dans le défaut opposé: elle traite la césure assez négligemment et le repos y est souvent presque nul. Bien qu'elle ne se soit pas permis des vers brisés, comme

sur les ailes des amours elles sont parties,

elle a osé désunir par la césure:

les parties d'un mot composé:

J'ai démembré Henri-Le-Lion de mes mains.

le pronom conjoint et le substantif:

Hug. les Burgr. JI, 6.

Et la preuve est que mon | professeur s'est noyé.

Dum. Calig. prol. sc. 3.

9) C'est ce que Voltaire a senti lui-même en disant: Observez l'hémistiche, et redoutez l'ennui Qu'un repos uniforme attache auprès de lui.

J'avais je ne sais quelle ambition au cœur.

l'interjection ô et son substantif: De l'Aigle de Suède.

la négation et le verbe:

O | Majesté!

Hug. Ruy Blas I, 3.

Qu'est ce done?
Dum. Christ. II, 6.

Bah! mes vingt ans n'étaient pas encor révolus.

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Hug. Ruy Blas I, 2. Les mots Henri-le-Lion, mon professeur, quelle ambition, ô Majesté, n'étaient pas forment chacun un seul pied.

V. Hugo, dans le vers précité

Vous ne me donnez pas du tout d'argent, mon maître,

a séparé d'une manière peu élégante les deux parties de la locution pas du tout.

On sera peut-être plus porté à excuser ces poètes 1) d'avoir ajouté la préposition avec au nombre des prépositions dissyllabes séparables de leur complément par la césure:

Un édifice, avec deux hommes au sommet. Hug. Hern. IV, 2.
Je vais dormir avec le ciel bleu sur ma tête.

Id. Ruy Blas I, 2.

Fouetter l'époux avec | les lauriers de l'amant.

Pons. Lucr. I, 2.

Que la chose aille avec cette simplicité? Aug. la Ciguë I, 3.

Racine, les Plaid. III, 3, a déjà dit:

Voyez cet autre, avec sa face de carême!

2) d'avoir séparé, par la césure, le verbe auxiliaire, surtout dissyllabe, placé immédiatement devant son participe ou son attribut d'avec son participe ou son attribut licence que les poètes du siècle d'or ont déjà prise quelquefois.

Et tel mot pour avoir réjoui le lecteur. Boil. Sat. VII.
Tout a fui; tous se sont séparés sans retour. Rac. Ath. III, 7.
Que si la mort vous eût enlevé Polynice.
1
Id. Théb. V, 2.
Eh bien! mes soins vous ont | rendu votre conquête.
Id. Androm. III, 2.
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

Mais je veux que ce soit | effrayant!

Monseigneur, vous m'avez
Quand les prêtres auront

-

Molière.

De ce pas. Hug. Ruy Blas I, 1. plongé dans cet abîme. Ibid. III, 5. offert les sacrifices.

Dum. Calig. prol. sc. 7. 3) d'avoir désuni, par la césure, sans que le complément rejeté occupe le

reste du vers,

a. le sujet et le verbe:

Ah! ah! ah! que la vie est amusante et comme.

Dum. Calig. prol. sc. 3. b. le substantif et son déterminatif (adjectif, génitif d'un substantif) licence qu'on trouve aussi çà et là dans les poètes du siècle d'or, surtout dans les genres simples

-:

Ma foi, j'étais un franc portier de comédie.

Rac. les Plaid. I, 1.

Et je brûle qu'un nœud | d'amitié nous unisse.

Mol. le Mis. I, 2.

Mais que veux tu, ma pauvre | enfant? quand on est vieux!

Hug. Hern. III, 1.

C.

Effrayantes, un air | vainqueur, des yeux ardents.
Id. Ruy Blas II, 4.
Un danger terrible est sur ma tête. Ibid. V,
fût il Grand de Castille, fût-il.

Lisez donc.
Celui-là,

Hug. Ruy Blas I, 2. Noire, et qui sort du feu des passions. Voilà. Ibid IV, 3. le verbe et son régime:

Je marchais en faisant des vers sous les arcades. Ibid. I, 2.
Mais doucement détruire une femme et creuser.
Ibid.

La césure est encore plus faible, quand le verbe ne forme pour ainsi dire qu'une idée avec le substantif suivant:

(Je vous ai demandé | raison de tant d'injures. Rac. Brit. IV, 2.
Seigneur, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux. Id. Esth. II, 7.
Tout ce qui peut vous faire | obstacle à vous sauver. Molière.
Disant ces mots, il fait connaissance avec elle.
j
La Font.)

Ainsi ne parlons pas | famille. Une marquise?

Hug. Ruy Blas I, 2.

Pour enseigne lui fait | don de sa barbe d'or.

Dum. Calig. prol. sc. 1. Quelque chose qui prend forme de corps humain. Ibid. sc. 3.

d. la préposition dissyllabe et son régime:

Je te retrouve après | quatre ans, toujours le même.

Hug. Ruy Blas I, 3.

Chap. IX. De l'Enjambement.

§. 112. Définition.

Le second accent fixe de l'alexandrin, c'est l'accent de la rime. Or, la rime perdrait sa grâce, s'il ne fallait pas s'y arrêter pour la faire remarquer. C'est donc une loi principale de la versification française qu'il y ait un certain repos de sens à la fin de chaque vers, surtout à la fin des alexandrins, dans les genres soutenus. Lorsque, au contraire, une phrase commence dans un vers et finit dans une partie du vers suivant, on dit que le premier vers enjambe, étend la jambe sur le second, qu'il y a enjambement ou rejet.

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§. 113. Anciens poètes. Ecole de Ronsard.

Les anciens poètes, surtout les auteurs des romans de gestes, bien qu'ils terminassent souvent leurs vers par des consonnances malappariées, ne manquaient point de marquer la fin des vers par un repos de sens. 1) Ce ne fut qu'avec l'étude de la poésie des Grecs et des Romains que l'enjambement envahit la poésie française. Au XIVe siècle, dans le Roman des Trois Pèlerinages et dans les poésies de Christine de Pisan, l'enjambement paraît assez souvent; lors de la Renaissance, il devient général, et l'école de Ronsard poussa cet abus au dernier terme.2)

1) Dans les poésies légères, où l'enjambement n'a jamais été rigoureusement interdit, on en trouve d'assez forts, p. ex.

Je m'en revins droit en la Place
Maubert, et bien trouvai la trace.

2) Exemples, Villon:

Comme ung larron, car il fut des
Escumeurs que voyons courir.

Barbaz. T. II, p. 247.

(Id. E. II, p. 157)

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