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PREMIERE PARTIE.

Du carême.

TOUS ous nos jours font des jours de peine. L'agriculture demande nos fueurs pendant la quadragefime comme dans les autres faifons. Notre carême eft de toute l'année. Eft-il quelqu'un qui ignore que nous ne mangeons prefque jamais de viande? Hélas! il eft prouvé que fi chaque perfonne en mangeait, il n'y en aurait pas quatre livres par mois pour chacune. Peu d'entre nous ont la confolation d'un bouillon gras dans leurs maladies. On nous déclare que pendant le carême, ce ferait un grand crime de manger un morceau de lard rance avec notre pain bis. Nous favons même qu'autrefois dans quelques provinces, les juges condamnaient au dernier fupplice ceux qui, preffés d'une faim dévorante, auraient mangé en carême un morceau de cheval, ou d'autre animal jeté à la voierie; (c) tandis que dans Paris, un célébre financier

(c) Copie de l'arrêt fans appel prononcé par le grand juge des moines de St Claude, le 28 juillet 1629.

Nous, après avoir vu toutes les pièces du procès & de l'avis des docteurs en droit, déclarons ledit Guillon écuyer, duement atteint & convaincu d'avoir le 31 du mois de mars paffé, jour de famedi en carême, emporté des morceaux d'un cheval jeté à la voierie, dans le pré de cette ville, & d'en avoir mangé le 1 avril. Pour réparation de quoi nous le condamnons à être conduit fur un échafaud qui fera dreffé fur la place du marché, pour y avoir la tête tranchée, &c. Suit le procès verbal de l'exécution.

N. B. Que ces juges qui ne pouvaient prononcer fans appel au civil au-deffus de cinq cents livres pouvaient verfer le fang humain fans appel.

N. B. Que le grand juge de ce pays nommé Boguet fe vante, dans fon livre fur les forciers, imprimé à Lyon en 1607, d'avoir fait brûler

Politique & Légif. Tome I. ·

M

avait des relais de chevaux qui lui amenaient tous les jours de la marée fraîche de Dieppe. Il fefait régulièrement carême; il le fanctifiait en mangeant avec fes parafites pour deux cents écus de poiffon. Et nous, fi nous mangions pour deux liards d'une chair dégoûtante & abominable, nous périffions par la corde, & on nous menaçait d'une damnation éternelle.

Ces temps horribles font changés; mais il nous eft toujours très-difficile d'opérer notre falut. Nous n'avons que du pain de feigle, ou de châtaignes, ou d'orge; des œufs de nos poules, & du fromage fait avec le lait de nos vaches & de nos chèvres. Le poiffon même des rivières & des lacs eft trop cher pour les pauvres habitans de la campagne; ils n'ont pas droit de pêche; tout va dans les grandes villes, & tout s'y vend à un prix auquel nous ne pouvons jamais atteindre.

Dans plufieurs de nos provinces il n'est pas permis de manger des œufs, dans d'autres le fromage même eft défendu. Il dépend, dit-on, de la pure volonté de l'évêque de nous interdire les œufs & le laitage; de forte que nous fommes condamnés ou à pécher (comme on dit) mortellement, ou à mourir de faim, felon le caprice d'un feul homme, éloigné de nous de

fept cents forciers. Il affure dans ce livre, page 39, que Mahomet était forcier, & qu'il avait un taureau & une colombe qui étaient des diables déguisés.

Les hiftoriens n'ont jamais tenu compte de la foule épouvantable de ces horreurs. Ils parlent des intrigues des cours que la plupart n'ont jamais connues; ils oublient tout ce qui intéreffe l'humanité : ils ne favent pas à quel point nous avons été barbares, & que nous ne fommes pas encore fortis entièrement de cette execrable barbarie qui nous mettait fi au-deffous des fauvages.

dix ou douze lieues, que nous n'avons jamais vu, & que nous ne verrons jamais, pour qui notre indigence travaille, qui confomme un revenu immenfe dans le fafte & dans la tranquillité, qui a le plaifir de faire fon falut en carême avec des foles, des turbots & du vin de Bourgogne, & qui jouit encore du plaifir plus flatteur, à ce qu'on dit, d'être puiffant dans ce monde.

Dites-nous, fages magiftrats, fi la nourriture du peuple n'est pas une chofe purement de police, & fi elle doit dépendre de la volonté arbitraire d'un feul homme, qui n'a ni ne peut avoir aucun droit fur la police du royaume.

Nous croyons qu'un évêque a le droit de nous prefcrire, fous peine de péché, l'abftinence pendant le faint temps de carême, & dans les autres temps marqués par l'Eglife. L'ufage de la chair eft alors défendu aux riches par les faints canons, comme il nous eft interdit tous les jours par notre pauvreté. Mais qu'il y ait de l'arbitraire dans les commandemens de l'Eglife, c'eft ce que nous ne concevons pas. Qu'un homme puiffe à fon gré nous priver des feuls alimens de carême qui nous reftent, c'est ce qui nous paraît un attentat à notre vie ; & nous mettons cette malheureufe vie fous votre protection.

C'eft à vous feuls, chargés de la police générale du royaume, à voir fi la loi de la néceffité n'eft pas la première des lois, & fi les pafteurs de nos ames ont le pouvoir de faire mourir de faim les corps de leurs ouailles au milieu des œufs de nos poules, & des mauvais fromages que nos mains ont preffurés. Sans cette protection que nous vous demandons, le fort de

nos plus vils animaux ferait infiniment préférable au nôtre. Oui, nous jeûnons, mais c'eft à vous feuls de connaître des miférables alimens que nous fournissent nos campagnes. Les fubftituts de MM. les procureursgénéraux, tous les juges inférieurs, favent que nous n'avons que des œufs & du fromage; que les feuls riches ont au mois de mars des légumes dans leurs ferres, & du poiffon dans leurs viviers.

Nous demandons à jeûner, mais non à mourir. L'Eglife nous ordonne l'abstinence, mais non la famine. On nous dit que ces lois viennent d'un canton d'Italie, & que ce canton d'Italie doit gouverner la France; que nos évêques ne font évêques que par la permiffion d'un homme d'Italie. C'est ce qui paffe nos faibles entendemens, & fur quoi nous nous en rapportons à vos lumières: mais ce que nous favons très-certainement, c'eft que les parties méridionales d'Italie produisent des légumes nourriffans dans le temps du carême, tandis que dans nos climats tant vantés la nature nous refufe des alimens. Nous entendons chanter le printemps par les gens de la ville; mais dans nos provinces feptentrionales, nous ne connaiffons du printemps que le nom.

C'eft donc à vous à décider fi la différence du fol n'exige pas une différence dans les lois, & fi cet objet n'eft pas effentiellement lié à la police générale dont vous êtes les premiers adminiftrateurs. (1)

(1) Il n'y a pas long-temps qu'à Paris on était forcé pendant le carême d'acheter la viande à l'hôtel-dieu, qui, en vertu de ce monopole, la vendait à un prix exceffif. Le carême était un temps de mifère & prefque de famine pour les artisans & la petite bourgeoisie. Cet abus ridicule a été détruit en 1775 par M. Turgot. Croirait-on que dans la

SECONDE PARTIE.

Des fêtes.

VENONS à nos travaux pour les jours de fêtes.

Nous vous avons demandé la permiffion de vivre, nous vous demandons la permiffion de travailler. La fainte Eglife nous recommande d'affifter au fervice divin le dimanche & les grandes fêtes. Nous prévenons fes foins, nous courons au-devant de ses institutions; c'eft pour nous un devoir facré : mais qu'elle juge elle-même, fi après le fervice de DIEU il ne vaut pas mieux fervir les hommes que d'aller perdre notre temps dans l'oifiveté, ou notre raifon & nos forces dans un cabaret. (2)

canaille eccléfiaftique, il se foit trouvé des hommes affez imbécilles & affez barbares pour s'élever contre un changement fi utile à la partie la plus pauvre du peuple.

(2) Défendre à un homme de travailler pour faire fubfifter fa famille eft une barbarie, punir un homme pour avoir travaillé, même fans néceffité, eft une injuftice. Les lois fur la célébration des fêtes, font un hommage rendu par la puiffance civile à l'orgueil & au defpotisme des prêtres. On prétend qu'il faut au peuple des jours de repos, mais pourquoi ne pas lui laiffer la liberté de les choifir ? Pourquoi le forcer à certains jours de se livrer à l'oisiveté, à la debauche, fuite nécessaire de l'oifiveté d'un grand nombre d'hommes groffiers réunis. Si l'on cût fixé le dimanche pour le jour où tous les tribunaux, toutes les audiences des gens en place, toutes les caiffes publiques feraient ouvertes aux peuples, où ils pourraient s'assembler pour les affaires communes, où les lois du prince leur feraient annoncées, où tous les actes dont il eft important d'inftruire les citoyens feraient publiés ; ces jours deviendraient néceffairement des jours de repos & de fêtes pour tous ceux qui ne feraient point obligés de travailler ou de s'occuper d'affaires. Quant aux règlemens qui défendent certaines chofes pendant le service divin & les permettent à d'autres heures, tolèreut qu'on vende des petits pâtés

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