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curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un 5 milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.

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Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir l'apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles les com- 15 prend; tout autre ne le peut faire.

Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle.'. . . . Connaissons donc notre portée; nous sommes quelque chose, et ne 20 sommes pas tout. Ce que nous avons d'être 2 nous dérobe la connaissance des premiers principes, qui naissent du néant, et le peu que nous avons d'être nous cache la vue de l'infini.

Notre intelligence tient dans l'ordre des choses intel- 25 ligibles le même rang que notre corps dans l'étendue de la

nature.

Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos impuissances.

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit 30 nous assourdit; trop de lumière éblouit; trop de distance et trop de proximité empêche la vue; trop de longueur et

trop de brièveté de discours l'obscurcit; trop de vérité nous étonne j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro. Les premiers principes ont trop d'évidence pour nous. Trop de plaisir incommode. Trop 5 de consonnances déplaisent dans la musique; et trop de bienfaits irritent: nous voulons avoir de quoi surpayer la dette: Beneficia 3 eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur.

Nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. 10 Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles: nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit; trop et trop peu d'instruction. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient point, et nous ne sommes 15 point à leur égard: elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où 20 nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons de désir 25 de trouver une assiette ferme et une dernière base constante, pour y édifier une tour 5 qui s'élève à l'infini. Mais tout notre fondement craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. . . .

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2. Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, 30 tête, car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que la

tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l'homme sans pensée, ce serait une pierre ou une brute.

3. La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. 5 C'est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. Toutes ces misères-là mêmes prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé.

6. L'homme n'est qu'un roseau,' le plus faible de la na- ro ture, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une

goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers 15 a sur lui. L'univers n'en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser voilà le principe de la morale.

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II. Je sens que je puis n'avoir point été : car le moi consiste dans ma pensée; donc moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini; mais je vois bien qu'il y a dans la nature 25 un être nécessaire, éternel et infini.

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Art. II.-1. Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être nous voulons

vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et à conserver cet être imaginaire, et nous négligeons le véritable. Et si nous avons ou la 5 tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empresserons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être d'imagination: nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre; et nous serions volontiers poltrons pour acquérir la réputation d'être vaillants. Grande marque du 10 néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un

sans l'autre, et de renoncer souvent à l'un pour l'autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme.

I bis. La douceur de la gloire est si grande, qu'à quelque 15 chose qu'on l'attache, même à la mort, on l'aime.

2 bis. L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreurs, etc. Nous perdons encore

la vie avec joie, pourvu qu'on en parle.

3. La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un 20 soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent. Et ceux qui écrivent contre1 veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu; et moi qui écris ceci, ai peut-être 25 cette envie; et peut-être que ceux qui le liront . . .

4. Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent,2 qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.

5. Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus; et nous sommes si vains,' que l'estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse 2 et nous contente.

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7. Les villes par où on passe, on ne se soucie pas d'y être estimé; mais quand on y doit demeurer un peu de temps, on s'en soucie. Combien de temps faut-il? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.

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8. L'homme n'est donc que déguisement, que men- 10 songe et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.

Art. III.- 2 bis. Si on est trop jeune, on ne juge pas 15 bien; trop vieil, de même; si on n'y songe pas assez 5 ; si on y songe trop, on s'entête, et on s'encoiffe. Si on con

sidère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu; si trop longtemps après, on n'y entre plus. Aussi les tableaux, vus de trop loin et de trop près; 20 et il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera?

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3. ... Le plus grand philosophe du monde, sur planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son

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