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qu'il est clair que ce meurtre restera tout à fait permis dans la pratique, selon Lessius, si on évite ces inconvénients, c'est-à-dire si l'on peut agir sans haine, sans vengeance, et dans des circonstances qui n'attirent pas beaucoup de 5 meurtres. En voulez-vous un exemple, mes Pères? En voici un assez nouveau; c'est celui du soufflet de Compiègne.' Car vous avouerez que celui qui l'a reçu a témoigné, par la manière dont il s'est conduit, qu'il était assez maître des mouvements de haine et de vengeance. Il ne 10 lui restait donc qu'à éviter un trop grand nombre de meurtres; et vous savez, mes Pères, qu'il est si rare que des Jésuites donnent des soufflets aux officiers de la maison du roi, qu'il n'y avait pas à craindre qu'un meurtre en cette occasion en eût tiré beaucoup d'autres en conséquence. Et ainsi vous ne sauriez nier que ce Jésuite ne fût tuable en sûreté de conscience, et que l'offensé ne pût en cette rencontre pratiquer envers lui la doctrine de Lessius. Et peutêtre, mes Pères, qu'il l'eût fait, s'il eût été instruit dans votre école, et s'il eût appris d'Escobar,2 «qu'un homme 20 qui a reçu un soufflet est réputé sans honneur jusqu'à ce qu'il ait tué celui qui le lui a donné. » Mais vous avez sujet de croire que les instructions fort contraires qu'il a reçues d'un curé que vous n'aimez pas trop n'ont pas peu contribué en cette occasion à sauver la vie à un Jésuite.

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25 Ne nous parlez donc plus de ces inconvénients qu'on peut éviter en tant de rencontres, et hors lesquels le meurtre est permis, selon Lessius, dans la pratique même. C'est ce qu'ont bien reconnu vos auteurs cités par Escobar dans la Pratique de l'homicide 3 selon votre Société. << Est-il permis, 30 dit-il, de tuer celui qui a donné un soufflet? Lessius dit que cela est permis dans la spéculation, mais qu'on ne le doit pas conseiller dans la pratique, non consulendum in

praxi, à cause du danger de la haine ou des meurtres nuisibles à l'État qui en pourraient arriver. Mais les autres ont jugé qu'en évitant ces inconvénients, cela est permis et sûr dans la pratique; in praxi probabilem et tutam judicaverunt Henriquez, etc.» Voilà comment les opinions s'élèvent 5 peu à peu jusqu'au comble de la probabilité. Car vous y avez porté celle-ci en la permettant enfin sans aucune distinction de spéculation ni de pratique, en ces termes : « Il est permis, lorsqu'on a reçu un soufflet, de donner incontinent un coup d'épée, non pas pour se venger, mais pour 10 conserver son honneur. >> C'est ce qu'ont enseigné vos Pères à Caen,' en 1644, dans leurs écrits publics, que l'Université produisit au Parlement 3 lorsqu'elle y présenta sa troisième requête contre votre doctrine de l'homicide, comme il se voit en la page 339 du livre qu'elle en fit alors 15 imprimer.

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Remarquez donc, mes Pères, que vos propres auteurs ruinent d'eux-mêmes cette vaine distinction de spéculation et de pratique, que l'Université avait traitée de ridicule, et dont l'invention est un secret de votre politique qu'il est 20 bon de faire entendre. Car outre que l'intelligence en est nécessaire pour les 15o, 16o, 17e et 18e Impostures, il est toujours à propos de découvrir peu à peu les principes de cette politique mystérieuse.

Quand vous avez entrepris de décider les cas de con- 25 science d'une manière favorable et accommodante, vous en avez trouvé où la religion seule était intéressée, comme les questions de la contrition, de la pénitence, de l'amour de Dieu, et toutes celles qui ne touchent que l'intérieur des consciences. Mais vous en avez trouvé d'autres où l'État a 30 intérêt aussi bien que la religion, comme sont celles de l'usure, des banqueroutes, de l'homicide, et autres sem

blables. Et c'est une chose bien sensible à ceux qui ont un véritable amour pour l'Église, de voir qu'en une infinité d'occasions où vous n'avez eu que la religion à combattre, vous en avez renversé les lois sans réserve, sans distinction, 5 et sans crainte, comme il se voit dans vos opinions si hardies contre la pénitence et l'amour de Dieu, parce que vous saviez que ce n'est pas ici le lieu où Dieu exerce visiblement sa justice. Mais dans celles où l'État est intéressé aussi bien que la religion, l'appréhension que vous avez eue de la justice 10 des hommes vous a fait partager vos décisions, et former deux questions sur ces matières: l'une, que vous appelez de spéculation, dans laquelle, en considérant ces crimes en eux-mêmes, sans regarder à l'intérêt de l'État, mais seulement à la loi de Dieu qui les défend, vous les avez permis, 15 sans hésiter, en renversant ainsi la loi de Dieu qui les con

damne; l'autre, que vous appelez de pratique, dans laquelle, en considérant le dommage que l'État en recevrait, et la présence des magistrats qui maintiennent la sûreté publique, vous n'approuvez pas toujours dans la pratique ces meurtres 20 et ces crimes que vous trouvez permis dans la spéculation, afin de vous mettre par là à couvert du côté des juges. C'est ainsi, par exemple, que sur cette question: «<s'il est permis de tuer pour des médisances, » vos auteurs, Filiutius 1 (Tr. XXIX, chap. III, n. 52), Reginaldus 3 (Liv. XXI, 25 chap. v, n. 63), et les autres répondent: «Cela est permis dans la spéculation: ex probabili opinione licet; mais je n'en approuve pas la pratique, à cause du grand nombre de meurtres qui en arriveraient et qui feraient tort à l'État, si on tuait tous les médisants; et qu'aussi on serait puni en jus30 tice en tuant pour ce sujet.» Voilà de quelle sorte vos opinions commencent à paraître sous cette distinction, par le moyen de laquelle vous ne ruinez que la religion, sans

blesser encore sensiblement l'État. Par là vous croyez être en assurance. Car vous vous imaginez que le crédit que vous avez dans l'Église empêchera qu'on ne punisse vos attentats contre la vérité, et que les précautions que vous apportez pour ne mettre pas facilement ces permissions en 5 pratique vous mettront à couvert de la part des magistrats, qui, n'étant pas juges des cas de conscience, n'ont proprement intérêt qu'à la pratique extérieure. Ainsi, une opinion qui serait condamnée sous le nom de pratique se produit en sûreté sous le nom de spéculation. Mais cette base 10 étant affermie, il n'est pas difficile d'y élever le reste de vos maximes. Il y avait une distance infinie entre la défense que Dieu a faite de tuer, et la permission spéculative que Vos auteurs en ont donnée. Mais la distance est bien petite de cette permission à la pratique. Il ne reste seule- 15 ment qu'à montrer que ce qui est permis dans la spéculative l'est bien aussi dans la pratique. Or on ne manquera pas de raisons pour cela. Vous en avez bien trouvé en des cas plus difficiles. Voulez-vous voir, mes Pères, par où l'on y arrive? Suivez ce raisonnement d'Escobar, qui l'a décidé 20 nettement dans le premier des six tomes de sa grande Théologie morale, dont je vous ai parlé, où il est tout autrement éclairé que dans ce recueil qu'il avait fait de vos, vingt-quatre vieillards; car, au lieu qu'il avait pensé en ce temps-là qu'il pouvait y avoir des opinions probables 25 dans la spéculation qui ne fussent pas sûres dans la pratique, il a connu le contraire depuis, et l'a fort bien établi dans ce dernier ouvrage : tant la doctrine de la probabilité en général reçoit d'accroissement par le temps, aussi bien que chaque opinion probable en particulier! Écoutez-le 30 donc (in Præloquio, chap. III, n. 15): «Je ne vois pas, dit-il, comment il se pourrait faire que ce qui paraît permis

dans la spéculation ne le fût pas dans la pratique, puisque ce qu'on peut faire dans la pratique dépend de ce qu'on trouve permis dans la spéculation, et que ces choses ne diffèrent l'une de l'autre que comme l'effet de la cause. Car 5 la spéculation est ce qui détermine à l'action. D'où il s'ensuit qu'on peut en sûreté de conscience suivre dans la pratique les opinions probables dans la spéculation, et même avec plus de sûreté que celles qu'on n'a pas si bien examinées spéculativement. »

ΙΟ En vérité, mes Pères, votre Escobar raisonne assez bien quelquefois. Et en effet, il y a tant de liaison entre la spéculation et la pratique, que, quand l'une a pris racine, vous ne faites plus difficulté de permettre l'autre sans déguisement. C'est ce qu'on a vu dans la permission de tuer pour 15 un soufflet, qui, de la simple spéculation, a été portée hardiment par Lessius à une pratique qu'on ne doit pas facilement accorder, et de là par Escobar à une pratique facile; d'où vos Pères de Caen l'ont conduite à une permission pleine, sans distinction de théorie et de pratique, comme vous 20 l'avez déjà vu.

C'est ainsi que vous faites croître peu à peu vos opinions. Si elles paraissaient tout d'un coup dans leurs derniers excès, elles causeraient de l'horreur; mais ce progrès lent et insensible y accoutume doucement les hommes, et en ôte le scan25 dale. Et par ce moyen la permission de tuer, si odieuse à l'État et à l'Église, s'introduit premièrement dans l'Église, et ensuite de l'Église dans l'État.

On a vu un semblable succès de l'opinion de tuer pour des médisances. Car elle est aujourd'hui arrivée à une 30 permission pareille sans aucune distinction. Je ne m'arrêterais pas à vous en rapporter les passages de vos Pères, si cela n'était nécessaire pour confondre l'assurance que vous

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