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tout le Français qui les vante n'apprend rien à l'étranger, et quoi que je puisse aujourd'hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j'aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez, d'être demeuré beaucoup audessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires : le Sage a raison de dire que <«<leurs seules actions les peuvent louer1:» toute autre louange languit auprès des grands noms; et la seule simplicité d'un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de Condé. Mais en attendant que l'histoire, qui doit ce récit 10 aux siècles futurs, le fasse paraître, il faut satisfaire, comme nous pourrons, à la reconnaissance publique et aux ordres du plus grand de tous les rois. Que ne doit point le royaume à un prince qui a honoré la maison de France,3 tout le nom français, son siècle, et pour ainsi dire l'humanité 15 toute entière? Louis le Grand 4 est entré lui-même dans ces sentiments. Après avoir pleuré ce grand homme, et lui avoir donné par ses larmes, au milieu de toute sa cour, le plus glorieux éloge qu'il pût recevoir, il assemble dans un temple si célèbre ce que son royaume a de plus auguste 20 pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce prince ; et il veut que ma faible voix anime toutes ces tristes représentations 5 et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet effort sur notre douleur.

Ici un plus grand objet, et plus digne de cette chaire, se 25 présente à ma pensée. C'est Dieu qui fait les guerriers et les conquérants. «C'est vous," lui disait David, qui avez instruit mes mains à combattre, et mes doigts à tenir l'épée. » S'il inspire le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et surnaturelles, et du cœur et de 30 l'esprit. Tout part de sa puissante main : c'est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages conseils et

toutes les bonnes pensées. Mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu'il abandonne à ses ennemis, et ceux qu'il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d'avec tous les autres, c'est la piété jusqu'à ce qu'on 5 ait reçu ce don du ciel, tous les autres non seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie? Non, mes Frères, si la piété n'avait comme conIo sacré ses autres vertus, ni ces princes' ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife2 aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple: dé15 truisons l'idole des ambitieux ; qu'elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd'hui, car nous le pouvons dans un si noble sujet, toutes les plus belles qualités d'une excellente3 nature; et à la gloire de la vérité, montrons dans un prince admiré de tout l'univers que ce 20 qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu'au comble valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur vivacité, pénétration, grandeur et sublimité de génie, voilà pour l'esprit, ne seraient qu'une illusion, si la piété ne s'y était jointe et enfin, que la piété est le tout de l'homme. 25 C'est, Messieurs, ce que vous verrez dans la vie éternellement mémorable de très haut et très puissant prince Louis DE BOURBON, PRINCE DE CONDÉ, PREMIER PRINCE DU SANG.4

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Dieu nous a révélé que lui seul il fait les conquérants, et que seul il les fait servir à ses desseins. Quel autre a fait 30 un Cyrus,5 si ce n'est Dieu, qui l'avait nommé deux cents

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ans avant sa naissance dans les oracles d'Isaïe? << Tu n'es pas encore, lui disait-il, mais je te vois, et je t'ai nommé par ton nom: tu t'appelleras Cyrus je marcherai devant toi dans les combats: à ton approche je mettrai les rois en fuite je briserai les portes d'airain: c'est moi qui étends 5 les cieux, qui soutiens la terre, qui nomme ce qui n'est pas comme ce qui est : » c'est-à-dire c'est moi qui fais tout, et moi qui vois dès l'éternité tout ce que je fais. Quel autre a pu former un Alexandre, si ce n'est ce même Dieu, qui `en a fait voir de si loin et par des figures si vives l'ardeur 10 indomptable à son prophète Daniel? « Le voyez-vous,2 ditil, ce conquérant; avec quelle rapidité il s'élève de l'occident comme par bonds, et ne touche pas à terre ? » Semblable dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne s'avance que 15 par vives et impétueuses saillies, et n'est arrêté ni par montagnes ni par précipices. Déjà le roi de Perse est entre ses mains: «A sa vue il s'est animé3: efferatus est in eum,» dit le prophète; «< il l'abat, il le foule aux pieds: nul ne le peut défendre des coups qu'il lui porte, ni lui arracher sa proie.» 20 A n'entendre que ces paroles de Daniel, qui croiriez-vous voir, Messieurs, sous cette figure, Alexandre ou le prince de Condé ?

ans.4

Dieu donc lui avait donné cette indomptable valeur pour le salut de la France durant la minorité d'un roi de quatre 25 Laissez-le croître, ce roi chéri du ciel; tout cédera à ses exploits supérieur aux siens comme aux ennemis, il saura tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux capitaines; et seul, sous la main de Dieu, qui sera continuellement à son secours, on le verra l'assuré rempart de ses 30 états. Mais Dieu avait choisi le duc d'Enghien pour le défendre dans son enfance. Aussi, vers les premiers jours

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de son règne, à l'âge de vingt-deux ans, le duc conçut un dessein où les vieillards expérimentés ne purent atteindre : mais la victoire le justifia devant Rocroy. L'armée ennemie est plus forte, il est vrai: elle est composée de ces vieilles 5 bandes wallonnes, italiennes et espagnoles, qu'on n'avait pu rompre jusqu'alors. Mais pour combien fallait-il compter le courage qu'inspirait à nos troupes le besoin pressant de l'État, les avantages passés, et un jeune prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux? Don Francisco de Mellos 3 Io l'attend de pied ferme; et, sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des marais pour décider leur querelle, comme deux braves, en champ clos. Alors que

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ne vit-on pas? Le jeune prince parut un autre homme. 15 Touchée d'un si digne objet, sa grande âme se déclara toute entière: son courage croissait avec les périls et ses lumières avec son ardeur. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le dernier mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille 20 d'un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel: et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort? Aussitôt qu'il eut 25 porté de rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le Français à demi vaincu, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner 5 de ses regards étincelants ceux qui échap30 paient à ses coups.

Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de

tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants: trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de 5 Fontaines,' qu'on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime. Mais enfin il faut céder.

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C'est en

vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Bek2 précipite sa marche pour tomber sur nos soldats 10 épuisés le prince l'a prévenu: les bataillons enfoncés demandent quartier: mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci toujours en garde craignent la surprise 15 de quelque nouvelle attaque: leur effroyable décharge met les nôtres en furie: on ne voit plus que carnage: le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages 3 émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de 20 pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux qu'entre les bras du vainqueur? De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clé- 25 mence ajoutait de nouvelles grâces? Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de 30 Rocroy, en devait achever les restes dans les plaines de Lens.4 Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup

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