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une époque déplorable de l'humanité, alors que Rome regorge de vices, de scandales, de passions, de crimes sans nom. Une hideuse corruption avait envahi depuis longtemps tous les rangs de la société, grands et petits, nobles et plébéiens. Pour combattre le mal, Juvénal eut recours à l'arme maniée jadis avec tant de vigueur par le vieux Lucilius: lui aussi il tira du fourreau le glaive de la satire1. Ce glaive à la main, il fit une guerre impitoyable, une guerre sans merci à tout un monde de gens avilis, tarés, pervers, qui avaient pullulé dans la Rome impériale de la fin du premier et du commencement du deuxième siècle; cette Rome où étaient venues affluer des quatre coins de l'univers, selon l'énergique expression d'un contemporain, toutes les turpitudes et toutes les infamies 2.

L'œuvre de Juvénal est donc une protestation, un manifeste contre une société monstrueuse, et le poëte, une sorte de tribun animé, quoiqu'on

Ense velut stricto quotiens Lucilius ardens

Infremuit, rubet auditor, cui frigida mens est
Criminibus..

(Sat. I, v. 165, 166 et 167.)

Lorsque l'ardent Lucilius, frémissant d'indignation, fait briller la lame de son glaive, le coupable rougit, lui dont le cœur a senti le froid du crime.

2 Tacite, Annal., XV, XLIV.

ait parfois soutenu le contraire, d'une sainte ardeur pour le bien, d'une haine vigoureuse et loyale contre le mal, défendant une noble cause, celle de la morale publique, à peu près partout méconnue, partout outragée.

On ne sait que très-peu de chose sur la vie de Juvénal. Deux sources cependant nous sont ouvertes où l'on peut puiser quelques éléments constitutifs d'une biographie, somme toute assez courte, de notre poëte. La première source, et celle-là est sûre, ce sont les rares passages de ses satires où il parle de lui-même. L'autre, beaucoup moins certaine, consiste dans quelques brèves notices sur sa vie, notices sans noms d'auteurs authentiques, dues sans doute à de vieux grammairiens, et qui nous sont parvenues par la voie des manuscrits. Ces notices sont au nombre de sept1. Ces diverses Vitæ, pour parler comme les critiques d'outre-Rhin, sont loin de mériter, nous venons de le dire, une confiance absolue: elles paraissent toutes dériver d'une même source, c'est-à-dire d'une biographie primitive de notre poëte attribuée à Suétone. Il est possible, il est probable même que les Vitæ en question reposent sur quelques

'M. Otto Jahn les a réunies et publiées, pour la première fois, dans sa belle et savante édition de Juvénal (Dec. Junii Juvenalis saturarum libr. V, cum scholiis veteribus, Berolini, 1851).

documents sérieux, mais on y a certainement ajouté beaucoup. Il faut dire aussi qu'elles diffèrent entre elles sur un grand nombre de faits et de détails; elles se contredisent même formellement en bien des points, tandis qu'elles s'accordent sur d'autres. De là l'incertitude où elles ont jeté les critiques et les philologues allemands, et de là aussi la diversité d'opinions sur certains faits de la vie du poëte. Le meilleur moyen d'arriver, à cet égard, non pas à la vérité absolue, mais de s'en rapprocher le plus, sera de se baser d'abord sur celles des données biographiques de ces différentes notices qui se trouvent identiquement les mêmes dans chacune d'elles.

Mais voyons d'abord ce que Juvénal nous a appris lui-même sur son compte.

Le tout se réduit à ceci : Il naquit à Aquinum, pays des Volsques'. Dans son enfance il avait suivi les écoles de grammairiens; celle des rhéteurs, dans sa jeunesse. Il fut le contemporain du fameux prévaricateur Marius Priscus, condamné l'an 100 de l'ère vulgaire, sous Trajan, époque à laquelle le poëte paraît avoir été âgé à peu près de quarante ans. C'est en l'an

1 Sat. III, 319.

2 I, 14, sqq.
3 Ibid., 49, 50.

Ibid., 25.

née 119 qu'il composa la treizième satire et en l'an 127 la quinzième. Ce qui, d'après les calculs du savant Borghesi 3, ferait remonter la naissance de Juvénal vers l'an 47 à peu près, et reporterait la date de sa mort après l'année 119, peut-être même après l'an 127. Juvénal aurait donc atteint l'âge de quatre-vingts ou tout au moins de soixante-douze ans. Il paraît avoir possédé, aux environs de Tibur, un petit domaine où il aimait à mener, chaque fois qu'il

1 Dans cette satire, Juvénal s'adresse à un de ses amis (v. 17), qui, sous le consulat de Fonteius, aurait été âgé de soixante ans. Or les fastes consulaires mentionnent quatre Fonteius qui ont été successivement consuls, l'un en l'an 33 avant Jésus-Christ, un autre en l'an 12 de l'ère chrétienne, un autre en 59, et le dernier, enfin, en l'année 67 de la même ère. Donc c'est le Fonteius qui fut consul l'an 59, c'est-à-dire dans la cinquième année du règne de Néron, que les critiques les plus autorisés croient avoir été celui que désigne ici le poëte. Par conséquent, en ajoutant 60 à 59, on aurait la date de la composition de cette satire. (Voyez Alexandre Berg, Des Decimus Junius Juvenalis Satiren, uebersetzt und erläutert. Stuttgart, 1863, Sat. XIII, note sur le vers 17.)

2 Juvénal y parle du récent consulat de Juncus, nuper consule Junco (v. 27), lequel remplissait ses fonctions l'an 127, ainsi que l'a prouvé Clém. Cardinali, d'après une tablette par lui trouvée et appartenant au temps d'Adrien. (Cl. Cardinali : « Un nuovo diploma militare dell' imperadore Adriano, » IN DISSERTAZIONI DELLA PONTIFICIA ACADEMIA ROMANA DI ARCHEOLOGIA, t. VI, Rom., 1835, 4, p. 231), cité par M. Ed. Gasp. Jac. de Siebold, Die Satiren Juvenals mit metrischer Uebersetzung und Erläuterung, pages xv et xvi du chap. intitulé : Zur Lebensgeschichte des Dichters. (Leipzig, 1858.)

'Intorno all' età di Giovenale, Rom., 1847.

a.

s'y retirait, une vie simple, laborieuse et frugale1.

D'après un autre passage de Juvénal on peut supposer qu'il fit un voyage en Égypte. On a contesté souvent, il est vrai, l'authenticité de la satire où il est fait allusion à ce voyage, mais sans preuves suffisantes à l'appui, selon nous. Complétons maintenant ces minces détails biographiques par quelques traits que nous fournissent les Vitæ dont nous avons parlé. Toutes à peu près contiennent les faits suivants : Juvénal aurait été le fils, ou le fils adoptif d'un riche affranchi. Jusqu'à la moitié de sa vie, ad mediam fere ætatem, c'est-à-dire jusqu'à l'âge de quarante ans, cela ressort du reste de quelques vers de la satire première, il se serait adonné à la déclamation; et cela pour suivre l'usage, ne s'étant jamais destiné ni au barreau ni à l'enseignement de l'art oratoire 3.

Plus tard il aurait cultivé la poésie et composé quelques vers contre l'histrion Pâris, qui faisait alors les délices de la cour de Domitien. Ces vers, fort goûtés du public, auraient déterminé Juvénal à continuer ses essais poétiques, qui lui auraient valu plus d'un succès. Quelque

1 Sat. XI, v. 60 sqq.

Sat. XV, v. 44, 45, 46.

› Animi magis causa quam quod scholæ se aut foro præpararet.

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