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Des seize satires de Juvénal, telles qu'elles nous sont parvenues, M. Ribbeck ne recconnaît comme authentiques que les neuf premières, puis la onzième et la seizième, et ces onze satires d'ailleurs seraient entachées encore, selon le philologue allemand, de nombreuses interpolations, de lacunes, de transpositions et défauts dans le texte. Les autres pièces du recueil, à savoir, la dixième, la douzième, la treizième, la quatorzième et la quinzième, lui paraissent s'éloigner autant de l'art et du génie de Juvénal << que les déclamations de Florus s'éloignent des œuvres de Tacite 1». M. Ribbeck les regarde donc comme apocryphes, et voici comment il en explique l'origine : Selon lui, l'idée de publier ces cinq dernières satires sera venue à quelque libraire avide de gagner de l'argent, qui se sera associé quelque mauvais poëte famélique, au moment même où l'engouement du public pour Juvénal venait de s'accroître encore par la mort récente de ce dernier. Cette édition posthume, censée publiée d'après les manuscrits laissés par Juvénal, aurait eu par cela même une vogue extraordinaire, et fait les affaires de ces deux industriels. Là-dessus M. Ribbeck, qui est un latiniste de premier ordre, tout le monde rendra

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Voyez la préface latine dont M. Ribbeck a fait précéder son édi. tion des satires de Juvénal, p. x.

cette justice à l'auteur de recueils excellents, de fragments réédités des tragiques et des comiques latins1 et au récent et savant éditeur de Virgile, M. Ribbeck, disons-nous, prend sa loupe, compulse les manuscrits, compare les textes, et, appuyé sur ses vastes et solides connaissances historiques, mythologiques, littéraires et philosophiques, déploie une finesse, une sagacité extraordinaire, pour soutenir sa thèse. Or cette thèse, à tout bien considérer, n'est qu'un curieux et brillant paradoxe; et nous ne sommes nullement surpris que le système de M. Ribbeck, quelque estimables et originales que soient les recherches sur lesquelles il l'a basé, n'ait fait fortune ni en Allemagne ni ailleurs. Mais voyons cependant comment raisonne M. Ribceck :

Selon lui, l'auteur des deux derniers livres des satires paraît être totalement étranger à celui des trois premiers; il semble qu'il n'ait vécu ni dans la même ville, ni connu les mêmes mœurs, ni éprouvé les mêmes impressions. Ici, c'est-à-dire dans les onze satires que nous savons, tout est « concret »; là, c'est-à-dire dans les cinq dernières, tout est « abstrait »; ici, tout est

1 Tragicorum latinorum reliquiæ. Lipsiæ, 1853. Comicorum latinorum reliquiæ. Lipsiæ, 1855.

' P. Virgilii Maronis opera, recensuit Otto Ribbeck. Lipsiæ, Teubner, 1858-1862.

mouvement, inspiration, feu; là, tout est sécheresse, maigreur, pédantisme; ici, tout est œuvre de génie; là, tout sent le déclamateur sans génie et sans talent; ici, tout est vrai, vif, consciencieux; là, tout est traînant, terne, négligé. Dans les trois premiers livres, il n'y a pas trace de doctrine philosophique, on n'y mentionne guère de noms de philosophes; dans les derniers, au contraire, on surprend un penchant avoué, manifeste, pour les philosophes et la sagesse de certaines sectes. Le vrai Juvénal est avant tout un coloriste plein d'éclat, résumant en quelques tableaux toute la corruption romaine du temps; le faux Juvénal se plaît sans cesse aux abstractions, ne fait que déclamer et moraliser. Le vrai Juvénal est franc, simple, net dans ses idées comme dans ses peintures; le faux Juvénal est subtil, maladroit, recherché. Le vrai Juvénal, enfin, est un grand esprit qui voit les choses de haut; le faux Juvénal est un petit esprit «< un radoteur et un cuistre >> J'abrége en renvoyant, pour toute la suite du raisonnement, au livre même de M. Ribbeck, où se continue, entre les deux prétendus poëtes, ce parallèle appuyé sur un vaste échafaudage de citations et de notes, défrayant, ni plus ni moins, soixante et quinze pages in-8°.

1 Ein Saalbader, ein Stubenphilister.

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M. Ribbeck nous paraît bien sévère envers les dernières satires de Juvénal. Elles sont sans doute loin et fort loin de valoir les neuf premières pour lesquelles nous partagerons volontiers, à très-peu de chose près, l'admiration de M. Ribbeck. On trouve dans les dernières bien plus que dans les premières ces traces de l'école, ces habitudes invétérées du rhéteur et du déclamateur, dont nous aurons à parler un peu plus loin. Plusieurs d'entre elles sont relativement faibles et remplies de longueurs et de tirades déclamatoires. Mais, en définitive, elles sont encore fort belles dans leur ensemble. Quelques-unes même, nous avons essayé de le montrer, sont des chefs-d'œuvre d'éloquence et de poésie. Seulement, il faut se souvenir que Juvénal les a écrites, pour la plupart, alors qu'il était déjà avancé en âge1, et qu'il se trouvait évidemment dans des dispositions d'esprit toutes particulières. Jusque-là, il ne s'était occupé dans son œuvre ni de sagesse pratique, ni de philosophie proprement dite; et maintenant il s'en est fait, pour ainsi dire, le promoteur ardent et dévoué. Le peintre, souvent par trop libre, de la corruption romaine de son temps, l'auteur des tableaux risqués où sont retracés les honteux débordements des hommes et des

1 Voyez C. F. Hermann, præfat., p. x.

femmes de la Rome impériale, est devenu, grâce au temps, plus réservé, plus sérieux, plus chaste en un mot', et il s'est fait poëte philosophe. Il n'y a donc absolument rien d'étonnant que, ayant à exprimer des sentiments nouveaux et des idées nouvelles, Juvénal ait adopté un style nouveau, moins vigoureux et plus conforme au sujet même qu'il traite; ce serait, selon nous, s'appuyer sur un sophisme que de conclure, comme fait M. Ribbeck, de la diversité des pensées et des expressions qui distinguent la première partie de l'œuvre de Juvénal de la dernière, à une différence d'auteur. Un tel système mènerait loin; cela ne reviendrait-il pas à peu près à dire que l'auteur de Suréna, d'Attila, d'Agésilas, d'Héraclius, n'a rien de commun avec l'auteur du Cid, de Cinna, de Polyeucte et des Horaces? ou encore, en renversant le raisonnement, que le poëte qui a écrit Alexandre et les Frères ennemis aurait été incapable d'avoir conçu et écrit Phèdre ou Athalie? Ce serait méconnaître à la fois les lois du progrès et celles de la décadence ou de la transformation de manière chez les écrivains et les artistes.

Ne soyons cependant pas injuste envers M. Ribbeck. Il est impossible, sans doute, à tout

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Voyez C. F. Hermann, præfat., p. x.

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