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n'est point décisif, Renart s'est retiré à Passe-Orgueil. Noble l'y poursuit, l'Ane Timer excommunie le rebelle. Mais les mangonneaux et les perrières de Noble, ni les foudres de Timer, ne peuvent réduire Renart on transige avec lui: la ruse et la félonie triomphent. Noble, découragé de son impuissance dans cette lutte du droit contre l'iniquité, fait asseoir Renart à sa table et Timer lui donne l'absolution. Les hommages arrivent en foule à Renart, prélats, jacobins, frères mineurs, seigneurs, tous se soumettent avec empressement. Enfin, la fortune élève Renart au sommet de sa roue qu'elle promet d'arrêter et qui désormais ne tournera plus, à moins que Dieu n'y mette la main pour renverser Renart. C'est le vœu le plus cher du poëte, qui avait d'abord mis son espoir dans la royauté et le saint-siége.

Essayons de faire connaître, d'après notre poëte, quels étaient les matériaux et les agrès de ce vaisseau symbolique construit par Renart. Avant tout la cale est de mauvaise pensée, le bord et le babord, de trahison; le tout, cloué de vilonie; les mâts sont faits de tricherie, et la hune, d'envie; les câbles sont tressés de haine et tous les cordages, de flatterie; l'ancre est faite de malice et de foi-mentie; le navire a trois ponts ou trois étages, le premier, de convoitise; le second, d'avarice; le tiers, d'escarceté, comme qui dirait pingrerie. La sentine se nomme désespérance issue d'impénitence finale; la vigie c'est déloyauté; la proue est armée d'une broche en fer de félonie, forgée par outrecuidance dans la forge de fierté et d'outrage; la pointe en est d'acier trempé de fausseté. Sur tout le bâtiment s'étend un drap gris tramé d'hypocrisie et tissu de propre volonté ou d'égoïsme. Mais voici qui est plus fort: Renart a choisi pour amiral le pape aidé de ses cardinaux et composé l'équipage de clercs, d'évêques, de doyens, d'abbés, de jacobins, sans oublier les frères mineurs. Ceci nous indique à quel excès étaient arrivées, et la manie de l'allégorie introduite par Guillaume de Lorris, et l'animosité contre les abus de l'Église, fomentée par la politique de Philippe le Bel.

La bonne foi de Jacquemart Gelée est manifeste. Nous

avons devant nous un honnête homme qui gémit sincèrement des désordres dont il est témoin, qui voit la source du mal et qui cherche le remède. Il n'en imagine pas d'autre que la probité, et ne découvrant la probité nulle part sur la terre, il a son recours au ciel. Il essaye d'intimider les coupables, et il lui arrive même d'être presque éloquent et pathétique dans ses avertissements à ceux dont la responsabilité est le plus engagée, puisqu'ils ne sont pas simplement tenus, comme les autres hommes, de pratiquer la vertu, mais que leur fonction leur commande d'en donner l'exemple. Recueillons, au passage, cette vive apostrophe :

Hélas! Clergié, que respondrés

Au grant jour quant vous i venrés
Devant la face Jesus-Chris,

K'en son lieu vous a çà jus mis

Por bien dire et por miex ouvrer,
Et por nous avec lui mener.

Escuser ne vous porés mie,

D'orgueil et de ghille (fourberie) et d'envie.

Ç'a (il y a) en vos cuers peu carité,

Foi vraië, ne humilité,

Car vous avés tous patience

Estroite, et large conscience;

Dont je dis qu'estes ocoisons (causes)
De tous les maus que nous faisons,
Si en aurés double loyer,

Double peine et double brasier.

Il ne faudrait pas juger notre trouvère flamand sur ce passage, qui donnerait de son talent une idée trop favorable. Une fois n'est pas coutume. A vrai dire, sa verve languit souvent et son langage est volontiers diffus.

On ne sait rien de la vie de ce moraliste satirique, qui méritait, par son zèle pour le bien, d'avoir plus de talent qu'il n'en montre habituellement dans son poëme. Aucun mauvais bruit n'a eu cours sur sa personne. Il n'en est pas de même de Jean de Meung, qui a sa légende comme Rabelais, dont il est un des précurseurs; vraie ou fausse, cette légende est en rapport avec son caractère, et si l'on raconte

qu'il faillit encourir une cruelle vengeance féminine et que son testament fut un mauvais tour joué aux jacobins dans le couvent desquels il était mort, c'est qu'il avait bien mérité d'être puni par celles qu'il avait offensées et calomniées, et qu'il était bien capable de combiner une plaisanterie posthume aux dépens des moines qu'il n'avait pas ménagés pendant sa vie.

Renart n'est pas le seul symbole tiré du règne animal comme moyen de satire sociale. Un poëte contemporain de Jean de Meung et de Jacquemart Gelée, François de Rues, autre auxiliaire de Philippe le Bel, a fait de Fauvel ou la Jument un type des vanités du monde et une idole que servent à genoux les esclaves de la fausse gloire. Du manége de ces courtisans est venu le proverbe torcher Fauvel. Renart personnifie la mauvaise foi, et Fauvel le luxe et l'ambition. Ses adorateurs sont nombreux dans toutes les conditions de la vie, et ce qui démontre la connivence du roi et du poëte, c'est que celui-ci attaque de préférence les adversaires que le roi a poursuivis à outrance, le pape et les templiers. Voici par quelle image François de Rues représente les progrès de l'ambition pontificale dit-il, le successeur de saint Pierre

Une petite roie (filet) avoit

Et une petite nacele,

Si ne prenoit qu'un peu d'avele

Ou d'autres poissonnés menus,

Si qu'en tirant fust soustenus;

Mais notre pape d'orendroit (d'à présent)
Si pesche en trop meilleur endroit ;

Il a une roie grant et forte

Qui des florins d'or lui aporte,
Tant que saint père et sa nacele

En tremble et ele chancele.

autrefois,

Le poëte accueille et reproduit tous les griefs allégués par Philippe le Bel pendant le procès des templiers, et il applaudit à leur châtiment :

Hélas, hélas! c'est bien raison,
Car il ont, trop longue saison,

Ceste orde vie demenée,
Si reguassent plus longuement,
Crestienté certenement

S'en fust partout envenimée.

Ces courts passages indiquent l'esprit de ce poëme et suffisent pour le rattacher à la croisade séculière et monarchique que nous avons signalée.

Le personnage de Renart reparaît encore quelques années après Renart le Nouvel. On ne s'en lassait point. Un Champenois dont on ignore le nom termina, en 1322, un poëme démesurément long et très-confus sous le titre de Renart le Contrefait, c'est-à-dire composé d'une autre manière que les précédents. Toutefois les mêmes personnages y figurent et on y retrouve plusieurs aventures déjà racontées. L'auteur ne veut pas qu'on se méprenne sur son dessein le renard qu'il a en vue n'est pas le quadrupède à peau rousse et à longue queue, mais bien le bipède

Qui a deux mains,

Dont il sont en cest siècle mains,
Qui ont la chappe Faus-Semblant
Vestue, et pour ce vont emblant
Et les honeurs et les chastels.

:

Le poëme sera donc encore symbolique et satirique; mais Renart a fait des progrès il a beaucoup étudié, il est devenu savant et il fera étalage de sa science, citant à tout propos Virgile, Ovide, Cicéron, Perse, Platon, et bien d'autres encore; de plus, il se fera professeur d'histoire, et prenant le monde à sa naissance, il s'étendra sur les exploits d'Alexandre, les conquêtes des Romains, et la mission de Mahomet qui devient, grâce à lui, un cardinal, apostat pour avoir vainement prétendu à la tiare. On voit que, sous prétexte d'histoire, il débitera bien des fables. Nous n'insistons pas, mais nous devions au moins indiquer cette dernière apparition et cette métamorphose pédantesque d'un des héros favoris du moyen âge.

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Décadence de la féodalité.

Crise sociale. - Guerre de cent *.-
Son caractère et son talent

Le chroniqueur Jean Froissart.

Quelques passages de ses mémoires. -Eustache Deschamps, potte

· Citations..

Olivier Basselin. - Vaux-de-Vire.

au pouvoir

Un siècle commencé sous de pareils auspices ne promettait ni la prospérité nationale ni la paisible culture des esprits. Évidemment la féodalité entrait en dissolution, et cependant il lui restait trop de force pour céder sans combat; évidemment encore la royauté, qui tendait absolu, n'était pas encore en mesure de le saisir. On peut donc à ce moment pressentir de terribles agitations et s'écrier, comme le poëte, bella, horrida bella! Le moyen lui ргороâge, même dans sa période la plus brillante, au 12 et au 13° siècle, était resté bien en deçà de l'idéal que sait la foi religieuse, l'unité à laquelle il tendait ne pouvant se réaliser que par la dépendance complète du pouvoir temporel et par la pratique universelle et sincère des préde la morale évangélique. La suprématie incontestée ceptes du saint-siége aurait amené l'établissement d'une théocratie où les peuples auraient formé comme autant de familles paternellement administrées par des chefs séculiers, fils dociles de l'Église, soumise elle-même à l'autorité d'un chef unique, représentant visible et vicaire de Dieu sur la terre. La sainteté au sommet, la discipline et le dévouement à tous les degrés de la pyramide, telles étaient les conditions de solidité pour l'édifice qui se construisait : c'est assez dire qu'on n'en devait connaître que le plan et l'ébauche et qu'il ne s'achèverait jamais. Les passions humaines, que rien ne peut réduire, et avec lesquelles il faut bien compter, portèrent l'indiscipline où la soumission était nécessaire. La royauté tendait à s'émanciper et à rattacher directement son autorité à Dieu même; les vassaux, quand la force leur venait en main, essayaient de s'affranchir en brisant le lien féo

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