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tions, parce que rien n'est plus durable que la peinture expressive des beautés réelles de la nature unie à la vraisemblance idéale des mœurs et des caractères.

Quelque goût qu'un siècle ait pour la matière, il n'échappe pas au besoin de l'idéal tant qu'il lui reste un peu de cœur et d'imagination. L'émotion que produisirent les écrits de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre en est la preuve éclatante; on en trouve encore, dans une sphère moins élevée, des témoignages sensibles. Ainsi quelques écrivains sans génie et non sans mérite se virent accueillis avec faveur pour avoir distrait le siècle de ses propres passions par l'image de ce qui n'était plus et de ce qui n'a jamais été. Le plus agréable de ces amuseurs fut le jeune Florian, dont Voltaire avait bercé l'enfance sans la corrompre. Cet esprit aimable, ce cœur ingénu, épris d'innocence, de candeur, d'héroïsme même, adoucit et amollit tout ce qu'il touche : il n'y a pas un loup parmi ses bergeries, pas un guerrier farouche, pas un félon parmi ses chevaliers; ses bergères ont plus de scrupules que l'Aminte du Tasse et l'Astrée de d'Urfé, ses bergers plus de délicatesse que Céladon; mais, par bonté d'âme, il rend les épreuves moins longues; dans ses romans historiques, Numa, Gonzalve, il suit les procédés de Mule de Scuderi, mais il les ménage; en imitant Cervantès, il réduit à une douce malice la force comique de l'auteur de Don Quichote; partout il polit, il efface les saillies, mais partout il a je ne sais quoi de doux, d'aisé et de caressant qui a du charme. Tout est de convention et d'art dans les mœurs et dans la nature qu'il décrit, mais il y met de l'analogie, un air de bonne foi, un ton de candeur qui le font paraître naturel. Il est plus près de la vérité dans ses Fables, que relève une malice sans aigreur et qu'une saine morale fortifie. Il est bien loin de La Fontaine; mais pour le second rang, dans ce genre si difficile et si attrayant auquel ont déjà prétendu beaucoup d'esprits distingués, nous ne lui voyons. guère de compétiteur vraiment redoutable que M. Viennet, qui a su de nos jours, après Arnault, et avec plus de verve et de gaieté mordante, faire de la fable une forme nouvelle

de la satire. Pendant que Florian renouvelait ainsi, en les amoindrissant, la pastorale italienne, la satire espagnole, les grands romans de la régence d'Anne d'Autriche, l'apologue de La Fontaine, le comte de Tressan, remontant à des sources plus éloignées, essayait de rajeunir le moyen age; il affadissait, pour les faire agréer, les héros de la Table ronde et nos fabliaux du moyen âge. Il faut lui savoir gré d'avoir, en déguisant le petit Jehan de Saintrẻ, préparé notre siècle à accueillir l'œuvre originale. Il a, de concert avec Barbazan, Le Grand d'Aussy, le marquis de Paulmy, Lévêque de la Ravaillière, l'abbé Sallier et quelques autres, ouvert la voie où sont entrés avec plus de courage les critiques érudits qui exhument de nos jours les œuvres si longtemps enfouies de notre moyen âge.

Cependant l'antiquité grecque et latine paraissait délaissée. Mais déjà les sérieux travaux du président de Brosses, les conjectures hardies des Pouilly et des Beaufort, sans distraire le siècle, annonçaient que l'érudition n'était ni inactive ni stérile. Au reste, le siècle qui avait produit dom Calmet, et les laborieux auteurs de l'Histoire littéraire de la France, n'en était plus à faire ses preuves. Toutefois, ces utiles travaux ne sortaient guère de l'ombre des cloîtres ni de l'enceinte de l'Académie des inscriptions. L'érudition demandait à être popularisée. Un savant infatigable, esprit délicat, écrivain élégant, vint enfin, par un ouvrage longtemps médité et que pouvaient lire les gens du monde, réveiller l'attention publique sur les chefs-d'œuvre de la littérature et de la philosophie des Grecs. L'abbé Barthélemy publia dans les dernières années du siècle le Voyage du jeune Anacharsis. La science historique et la critique littéraire, sous cette nouvelle forme qui tenait du roman, perdait sans doute quelque chose de sa gravité et de sa profondeur; mais cet agrément emprunté, cette parure ajustée pour le goût moderne, les rendaient abordables. Platon, Sophocle, Aristophane, Démosthène, étaient francisés, mais la France accueillait cette image altérée pour lui complaire et qui lui inspirait le désir de voir enfin les originaux. Lorsque Bar

thélemy achevait cette œuvre d'art, de savoir et de patience, il ne soupçonnait pas qu'un jeune diplomate français qui avait dans ses veines le pur sang des Hellènes et dans l'âme quelques rayons du génie de la Grèce, André Chénier, retrouvait, par l'étude solitaire et l'inspiration, la grâce émue de Simonide et la naïveté de Théocrite.

Ces retours isolés vers un passé lointain n'arrêtaient pas le mouvement des idées qui poussaient la France à de nouvelles destinées. Toutes les institutions de la monarchie étaient debout, mais aucune n'était respectée; on était dans une paix profonde, mais on pressentait l'orage sans prévoir d'où il viendrait, ni sans songer à le prévenir. L'opinion publique applaudissait à toutes les témérités de la pensée, et les novateurs les plus hardis trouvaient des complices parmi ceux-là même dont la fonction était de les réprimer. La puissance des mœurs et des idées paralysait l'action des lois, qui subsistaient terribles, mais impuissantes. Le prodigieux esprit de Beaumarchais et son audace précipitèrent une crise inévitable. Personne plus que lui, dans ces dernières années du siècle, ne contribua à déconsidérer la force publique et à secouer l'ordre ancien sur ses appuis vermoulus. Dans le cours du long procès qu'il eut à soutenir contre un conseiller du parlement Maupeou, Goesman, il vilipenda, il immola la justice elle-même, en ne paraissant attaquer qu'un de ses ministres indignes. La rancune des parlementaires disgraciés et le discrédit de leurs successeurs l'autorisaient à tout oser. Ses Mémoires, qui étaient de véritables comédies sans cesser d'être des pièces d'éloquence, se succédaient avec un applaudissement général. Au scandale de la cause s'ajoutait le scandale du succès, dont l'éclat fut tel que la gloire de Voltaire s'en alarma. Il croyait cependant qu'il était plus beau d'avoir fait Mérope; il n'en disait pas moins, dans l'enchantement où le jetaient ces merveilleux et insolents plaidoyers « Quel homme que ce Beaumarchais! Il réunit tout, la plaisanterie, le sérieux, la raison, la gaieté, la force, le touchant, tous les genres d'éloquence, et il n'en recherche aucun, et il confond tous ses adversaires, et il

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donne des leçons à ses juges. Sa naïveté m'enchante; je lui pardonne ses imprudences et ses pétulances. » Le public allait plus loin: il savait gré à Beaumarchais de ce que Voltaire lui pardonnait. Mieux que Voltaire, avec plus de pénétration encore et plus d'équité, M. Villemain a caractérisé les Mémoires de Beaumarchais dans une page qu'il faut citer : « Ce singulier talent de l'éloquence judiciaire, tel que les anciens l'ont vanté, l'ont pratiqué; ce talent plus puissant que moral, analysé par Cicéron avec tant de plaisir et d'orgueil, cet art d'envenimer les choses les plus innocentes, d'entremêler de petites calomnies un récit naïf, de médire avec grâce, d'insulter avec candeur, d'être ironique, mordant, impitoyable, d'enfoncer dans la blessure la pointe du sarcasme, puis de se montrer grave, consciencieux, réservé, et bientôt après de soulever une foule de mauvaises passions au profit de la bonne cause, d'intéresser l'amourpropre, d'amuser la malignité, de flatter l'envie, d'exciter la crainte, de rendre le juge suspect à l'auditoire et l'auditoire redoutable au juge; cet art d'humilier et de séduire, de menacer et de prier; cet art surtout de faire rire de ses adversaires, au point qu'il soit impossible de croire que des gens ridicules aient jamais raison; enfin tout cet arsenal de malice et d'éloquence, d'esprit et de colère, de raison et d'invective, voilà ce qui compose en partie les Mémoires de Beaumarchais! >>

L'éloquence judiciaire devenait ainsi aux mains de Beaumarchais un instrument de réforme sociale et politique : elle avait déjà eu le même caractère dans les réquisitoires de quelques magistrats qui furent d'énergiques orateurs, les La Chalotais et les Monclar; elle l'eut encore dans les plaidoyers de quelques avocats, hommes probes, habiles à bien dire, les Elie de Beaumont, les Dupaty, et dans plusieurs remontrances des parlements; mais aucune de ces harangues n'égala la puissance oratoire et l'effet moral des Mémoires de Beaumarchais, qu'un accident de sa vie de spéculateur avait conduit au palais. Il ne s'arrêta pas à ce premier succès et il porta sur le théâtre sa verve sarcastique.

Le théâtre, grâce à Voltaire, à Diderot, à Sedaine, à Marmontel même, était alors une école d'opposition : « Pendant la dernière moitié du dernier siècle, dit M. Saint-Marc Girardin, l'esprit philosophique régnait au théâtre comme dans le reste de la littérature. Dans la tragédie, des tirades contre. le fanatisme; dans les comédies et les drames, des maximes d'égalité; dans les opéras-comiques, des leçons de morale données en couplets; partout enfin de ces choses qu'on appelle hardies, faute de pouvoir mieux définir ce qu'elles sont. » Cela est vrai de tous les écrivains qui eurent alors quelque popularité, mais Beaumarchais fut plus vif et plus directement agressif que ses devanciers. On a pu dire qu'il avait par Figaro donné le signal et le programme de la révolution. Figaro est de la famille de Panurge: comme le héros de Rabelais, il représente la supériorité de l'intelligence et l'infériorité sociale, l'éternel contraste de la capacité et de la condition, dont on fait un crime à la société, qui, à vrai dire, n'en peut mais. Tout ce qu'on peut lui demander, c'est de disposer les choses de manière à atténuer autant que possible le scandale du désaccord, en ne posant pas de barrières infranchissables. Nous nous plaignons comme si notre naissance était un fait nécessaire et que notre condition fût contingente, et c'est le contraire qui est vrai. Nous pouvions ne pas naître, notre naissance est accidentelle : la pièce qui se joue sur la terre peut, dit Bossuet, être jouée sans que tel ou tel personnage y paraisse; mais ce qui est fatal, c'est que nous arrivions à la vie dans une condition déterminée. Figaro, quoiqu'il s'en flatte, ne pouvait pas naître fils de prince.

Beaumarchais disait en parlant du Mariage de Figaro, qui s'appela aussi la Folle journée : « Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, c'est le succès. » Nous pouvons ajouter qu'il y a encore quelque chose de plus fou que le succès, c'est le fait de la représentation autorisée d'un pareil ouvrage, sous un régime qui n'était pas celui de la liberté. Un gouvernement qui tolère, qui protége même de pareils écarts, une société qui se laisse ainsi bafouer et qui

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