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deur que Beauzée, moins d'invention que Court de Gébelin. Historien, il manque de coloris et d'imagination; il a fait du règne de Louis XI un tableau exact et sévère, mais froid. Lorsqu'il tente d'égaler Tacite, dont il affecte la manière, il n'atteint pas même dans ce genre le mérite d'un écrivain qui ne passait alors, sur la foi de quelques vers bien tournés, que pour un bel esprit mondain, et qui se montra peintre habile et politique profond dans l'Histoire de l'anarchie de Pologne. Nous voulons parler de Rulhière. Le meilleur titre de Duclos comme penseur et comme écrivain, ce sont les Considérations sur les mœurs de son siècle. Il ne trace pas de portraits comme La Bruyère, il ne détache pas ses pensées en maximes comme La Rochefoucauld et Vauvenargues; il présente avec suite, d'un style nerveux, original par le tour, des réflexions fines, des observations judicieuses, et il exprime des sentiments qui sont d'un honnête homme et d'un bon citoyen. Nous n'en citerons qu'un passage, mais il prouvera à quel point il voyait juste dans la plus importante des questions sociales : « On trouve parmi nous beaucoup d'instruction et peu d'éducation. On y forme des savants, des artistes de toutes espèces; chaque partie des lettres, des sciences et des arts y est cultivée avec succès par des méthodes plus ou moins convenables. Mais on ne s'est pas encore avisé de former des hommes, c'est-à-dire de les élever respectivement les uns pour les autres, de faire porter sur une base d'éducation générale toutes les instructions particulières; de façon qu'ils fussent accoutumés à chercher leurs avantages personnels dans le plan du bien général, et que, dans quelque position que ce fût, ils commençassent par être patriotes. » A qui la faute? Duclos avait dit au début de son livre : « J'espère que mes idées s'éloigneront également de la licence et de l'esprit de servitude; j'userai en citoyen de la liberté dont la vérité a besoin. >> Ces mots simples et fermes peuvent servir de devise à tous ses ouvrages.

Un autre homme de bien qu'aucun soupçon ne peut atteindre, et qui échappa complétement à la contagion morale

dans un siècle de licence, c'est Thomas, philosophe à la manière des anciens, disciple d'Epictète et de Marc-Aurèle égaré parmi des épicuriens. Thomas a le sentiment de la grandeur, mais il n'en a pas la mesure; il n'a pas non plus de place où développer naturellement sa force: cette âme antique ne respire pas librement dans l'atmosphère corrompue des temps modernes. De là cette tension continue et cette emphase qui gâtent chez lui l'expression de sentiments nobles et vrais. Les Éloges de Thomas élèvent l'âme et fatiguent l'esprit ; ils sont d'un orateur condamné à devenir rhéteur, mais sa rhétorique est celle d'un Dion Chrysostôme qui a retrouvé et qui exprime, comme on peut le faire sous le pouvoir absolu, les idées de vertu et de liberté. Par les mêmes raisons, Thomas, dans ses vers, car il a aussi tenté d'être poëte, a la pompe d'un Claudien. Malgré ces défauts que le temps a rendus plus sensibles, Thomas conserve encore des lecteurs ; mais s'il a sur l'âme des jeunes gens une heureuse influence morale, il risque d'égarer leur goût en les poussant à la déclamation. La seule gloire qu'on ne puisse lui contester, c'est d'avoir été un homme de bien irréprochable. Parlons maintenant d'un homme de génie.

Bien supérieur à d'Alembert par l'imagination, à Diderot par la consistance des idées, à Voltaire par la gravité et l'unité de ses travaux, Buffon, trop sérieux et trop digne pour s'enrôler parmi les philosophes militants, trop fier et trop indépendant pour venir en aide à leurs adversaires, se réfugia dans l'étude de la nature, laissant à d'autres moins scrupuleux et plus ardents le soin de débattre les problèmes de la politique, de la morale et de la religion. Sur les traces d'Aristote et de Pline, avec plus de savoir que n'en eut Pline; avec moins de méthode, mais plus de hardiesse et d'éloquence que n'en eut Aristote; doué d'une patience infatigable et d'une imagination brillante et forte, il conçut le dessein d'embrasser, de coordonner et de peindre, dans un tableau unique, l'ensemble des œuvres de la création. Non-sculement il prétendit faire connaître, par l'étude

de dominer les autres et de se dompter lui-même; âme supérieure à laquelle la corruption ne put enlever ni l'énergie du caractère, ni la clairvoyance de l'esprit, ni même la générosité des sentiments, combien il dut gémir, lorsque sa haute raison eut surmonté ses ressentiments et qu'il entreprit de lutter contre le désordre qu'il avait aggravé, de contenir et de régler le mouvement qu'il avait accéléré, d'avoir à traîner avec soi les souvenirs d'une jeunesse scandaleuse et de ne pouvoir pas ajouter à la force de la raison l'ascendant de l'autorité morale. En cela Mirabeau est bien le symbole de son siècle, qui, par la licence des mœurs et le déréglement de la pensée, avait perdu le droit de voir l'accomplissement pacifique des vœux qu'il avait faits pour le bien de l'humanité. Les torts des nations et leurs mérites ont leur sanction dans le temps; comme leur destinée s'accomplit tout entière en ce monde, elles y reçoivent le salaire qui leur est dû. C'est pour cela que notre révolution, châtiment et récompense tout ensemble, a été une expiation et un bienfait, qu'elle est mêlée de désastres et de triomphes, et que si elle a rendu meilleure la condition des hommes, nous ne possédons pas ces avantages à titre gratuit, mais à la charge de nous en montrer toujours dignes.

FIN.

Histoire littéraire.

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génie. C'est dans cet imposant ouvrage que se trouvent les titres de Buffon, comme savant et comme écrivain, aux yeux de la postérité. Sous le rapport scientifique, sa renommée a porté la peine de son dédain pour les classificateurs et les nomenclateurs. Ce qu'il a dédaigné, on l'impute à l'ignorance; les méthodes secondaires, les règles convenues qu'il a négligées par une vue supérieure de l'ensemble et pour obéir à une pensée plus générale, deviennent des arguments contre la régularité de sa marche. Il y a bien un fond de vérité dans ces reproches : une méthode plus sévère, des observations plus précises n'auraient rien gâté dans l'œuvre de notre grand naturaliste; mais ce qu'on peut désirer au delà de ce qu'on a reçu est bien compensé par la fécondité de l'admiration qu'inspire une œuvre de génie : « Buffon, dit excellemment M. Villemain, par le caractère seul de ses recherches, la sublimité de ses conjectures, de ses paradoxes même, agitait les esprits, appelait de loin les découvertes, et créait ce qu'il ne savait pas encore. >>

Le débat sur la science de Buffon a été fermé par l'exposition lucide que M. Flourens a faite de ses travaux. Comme écrivain, on ne conteste pas sa gloire. Buffon a exposé luimême ses procédés de style et de composition dans son discours de réception à l'Académie française. En indiquant la méthode que doit suivre un écrivain pour arriver à la perfection, il s'était pris pour modèle, et nous n'avons rien de mieux à faire que de transcrire une page dans laquelle il énumère complaisamment les secrets de son art et les qualités qui distinguent son style. « Pour bien écrire, il faut posséder pleinement son sujet; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée; et, lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier tracé sans lui permettre de s'en écarter, sans l'appuyer trop inégalement, sans lui donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir. C'est en cela que consiste la sévérité du style; c'est aussi

ce qui en fera l'unité et ce qui en réglera la rapidité, et
cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal
et clair, vif et suivi. A cette première règle dictée par le
génie si l'on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule
sur le choix des expressions, de l'attention à ne nommer
les choses que par les termes les plus généraux, le style
aura de la noblesse. Si l'on y joint encore de la défiance
pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui
n'est que brillant, et une répugnance constante pour l'équi-
voque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura
même de la majesté. » Qu'on ajoute à ces traits cette cha-
leur tempérée qui naît du paisible enthousiasme de la
science, et le coloris qui tient à l'imagination, on aura
Buffon tel que ses ouvrages nous le montrent, méthodique,
précis, grave, majestueux, abondant, animé d'un feu
contenu, et colorant sa pensée de teintes énergiques et
brillantes. Disons encore, pour compléter ce tableau, que
lorsque Buffon composait il aimait à mettre le monde exté-
rieur en harmonie avec la dignité de sa pensée. Le cabinet
voisin de la tour solitaire de Montbar, où il se retirait
dans un majestueux isolement, était comme un sanctuaire
dans lequel l'interprète de la nature célébrait les merveilles
de la création.

« Il ne manquerait rien à Buffon, dit M. de Château-
briand, s'il avait eu autant de sensibilité que d'éloquence. »
D'autres critiques lui ont reproché de manquer de simplicité
et de variété, et l'on sait que Voltaire, entendant louer
l'Histoire naturelle, ne se refusa pas une maligne épi-
gramme, en disant à voix basse : « pas si naturelle. » Ces
reproches sont fort exagérés. Buffon n'est pas un écrivain
sentimental, mais il est gravement et profondément ému
de la majesté de la nature, de ses beautés douces et ter-
ribles. Parmi les animaux dont il décrit les mœurs, il y en
a qu'il admire, qu'il aime, qu'il redoute, qu'il méprise, et
les sentiments divers qu'il éprouve passent dans son langage,
qu'ils teignent de couleurs différentes et qu'ils animent
d'émotions diverses. Son éloquence, qui est partout, com-

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