Page images
PDF
EPUB

voix menaçante lui eût demandé : « Ces méchants, qui sont-ils?» Mais son plus grand crime, puisqu'il faut le dévoiler, le voici :

De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même;
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême....

Ce langage de Joad n'était pas de mise devant un pouvoir désormais sans contrôle et sans contre-poids, quand les courtisans étaient écoutés de préférence, que la France souffrait et qu'elle commençait à murmurer. C'était le temps où Vauban allait cherchant des remèdes à la misère publique, où Fénelon faisait peut-être parvenir jusqu'au trône et que certainement il écrivait cette lettre mémorable qui révèle l'indignation des âmes chrétiennes. Il est permis de croire qu'Athalie déposa au fond de l'âme de Louis XIV le germe obscur de la colère qui éclata, quelques années plus tard, à la lecture de ce mémoire que Racine écrivit sous les auspices de madame de Maintenon, et qui devait éclairer le roi sur les souffrances de son peuple.

Après cela, faut-il s'étonner que Racine soit mort dans la disgrâce, et que Boileau, qui ne s'était pas compromis, ait pris après la mort de son ami la sage résolution de ne pas profiter de la faveur qui lui était conservée et de ne plus paraître à la cour. « Qu'irais-je faire là? disait-il, je ne sais plus louer. » La vérité est que la matière lui faisait défaut plus que l'art. Boileau avait su louer; mais, comme Racine, il louait sincèrement et, comme lui, il n'avait jamais su flatter. Or le temps était arrivé où la vérité devenait difficile à dire et où il n'y avait guère de place que pour la flatterie. En suivant ainsi Racine et Boileau jusqu'au terme de leur carrière, on voit que la poésie nous a conduit au delà des années vraiment belles du siècle de Louis XIV: Péloquence religieuse va nous y ramener,

[ocr errors][merged small]

Eloquence religieuse.-Bossuet.-Ensemble de sa vie et de ses œuvres.-
Discours sur l'histoire universelle.-Oraisons funèbres.- Sermons.-
Bossuet cartésien. Malebranche.
Caractère de son éloquence. Moralistes. La Bruyère.

Fléchier.

Bourdaloue.

[ocr errors]

L'essor de la poésie pendant les premières années du règne de Louis XIV n'est pas la conséquence directe du pouvoir absolu de ce prince, mais de l'usage qu'il en fit, par grandeur d'âme, et de la liberté qu'il laissa aux hommes de génie, qu'il inspirait encore par le voisinage de ses hauts faits et dont il garantissait les loisirs par ses libéralités. Cette liberté était tempérée par les bienséances, et elle n'en fut que plus féconde; elle se réglait d'elle-même sous l'œil bienveillant du maître. La chaire aussi fut libre, non par tolérance, mais de droit et par devoir. Elle fut respectueuse dans l'exercice de son droit, dans l'accomplissement de ses devoirs; car rien alors ne se produisait sans rendre hommage au monarque dont le pouvoir était partout présent. A aucune époque, l'Église en France n'eut autant de splendeur; assurée de son pouvoir par la piété du prince et par la foi des peuples, en retour elle fut sincèrement gallicane, c'est-à-dire que, sans cesser d'être catholique, elle se montra monarchique et nationale. Le choix des évêques que le discernement et la justice de Louis XIV élevaient, non par caprice, mais selon l'ordre du talent et des vertus, avait fait de l'épiscopat de France un corps vénérable par l'exemple, puissant par la parole. Le pouvoir royal, qui l'honorait en le contenant, et qui, par prudence autant que par respect, n'appela jamais aucun de ses membres à la direction des affaires publiques, obtint de lui la déclaration de 1682, garantie de l'indépendance du trône. Dans ces termes de déférence commune et de concert indépendant se manifesta la liberté religieuse, et avec la liberté, l'éloquence, bannie du domaine de la politique que lui interdisait la royauté. Ainsi,

sous le pouvoir absolu, c'est encore un souffle de liberté qui féconde le génie. C'est l'autorité de la religion et l'indépendance qu'elle impose comme un devoir à ses ministres qui ont fait la grandeur de Bossuet, de Bourdaloue, de Fénelon et de Massillon. Nous allons en saisir quelques traces en jetant un coup d'œil rapide sur l'œuvre de ces grands hommes. L'ordre des temps, comme celui du génie, donne la première place à Bossuet.

Bossuet paraît le modèle accompli du docteur et du prêtre. Sa vie est un long combat où le courage ne lui manque jamais ni la victoire : considérée dans son ensemble, elle montre dans la suite de ses travaux, d'abord l'adversaire du protestantisme ramenant, par la mission de Metz, de nombreux dissidents au sein de l'Église; enlevant à l'hérésie le plus illustre de ses apôtres, le grand Turenne; leur ôtant, par l'exposition claire et précise de la foi, tout motif sérieux de dissentiment; réduisant Claude, par une argumentation serrée, au silence ou à la contradiction; confondant les insolentes prédictions de Jurieu, et déroulant le tableau des variations des sectes dissidentes, en regard de l'immuable vérité ; enfin, essayant, avec le grand Leibnitz, de réunir en un seul corps tous les membres divisés de la famille chrétienne. Voilà ce qu'il a fait du côté de l'hérésie. Dans le sein de l'Église catholique, prédicateur infatigable du dogme et de la morale chrétienne, il montre à tous ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire; il repousse avec une égale énergie la morale excessive de ces docteurs qui font hair la vertu, et celle de ces casuistes dont les relâchements, la coupable complaisance, excusent le vice et élargissent outre mesure la voie étroite qui conduit au ciel; oracle de l'Église gallicane, il en proclame les principes, sans arrière-pensée de flatterie pour la royauté, sans volonté, mais sans crainte d'irriter le saint-siége enfin il combat à outrance le quiétisme, qui lui semblait, sous les apparences d'une perfection impossible, mener fatalement aux erreurs d'un déisme mystique.

Orateur, théologien, philosophe, historien, cet infatigable athlète accumule les chefs-d'œuvre saus paraitre y

songer : il met à tout ce qu'il touche le sceau de son génie. Dans la chaire chrétienne, il fait entendre des accents inouïs jusqu'alors et qu'on n'entendra plus lorsque sa voix s'éteindra. Dans l'histoire, dans la philosophie, même supériorité. Bossuet n'a rien fait en vue de lui-même ni de la gloire humaine; il n'a jamais écrit pour écrire, mais pour agir; tous ses écrits sont des actions, et ses actions, l'accomplissément d'un devoir. Il ne s'est jamais dit : « Sois orateur, sois historien, sois philosophe. » Ses ouvrages sont des actes qui témoignent de l'exercice de ses fonctions: il prêche, parce qu'il est prêtre; il enseigne, parce qu'il est précepteur; il combat, parce qu'il est croyant. L'auteur n'est pas distinct de l'homme; sa vie et ses œuvres se confondent. Les mots ne sont rien pour lui: son style, et il n'en est que plus merveilleux, c'est l'ordre, c'est l'enchaînement, c'est la vigueur, c'est le corps même de la pensée qui sort tout armée de son cerveau. Où trouverez-vous pareille identité entre la pensée et le langage? quel est l'écrivain qui n'ait point quelque complaisance pour les mots, qui ne s'arrête quelquefois à les ajuster, à les parer? quel est celui, même entre ceux qui ne veulent pas se faire remarquer, qui ne se laisse voir et surprendre? Ailleurs vous sentirez l'effort; dans Bossuet, vous ne voyez que la force. Pour les uns, le langage est un vêtement, pour les autres une parure; à quelques-uns il tient lieu de substance; dans Bossuet, c'est la pensée visible et nue.

On a l'air de déclamer lorsqu'on dit que Bossuet est plus qu'un orateur, que c'est l'incarnation de l'éloquence; et cependant, si on confronte l'idée de l'éloquence et les discours de Bossuet, on trouve l'expression simple et vraie. En effet, l'éloquence n'est-elle pas la production animée, simple, énergique, souveraine, de la raison et de la passion humaines? Or, le langage de Bossuet est-il autre chose? n'est-ce pas la raison et la passion manifestées sans efforts et par un mouvement continu? la passion et la raison de Bossuet ne se font-elles pas maitresses des nôtres ? ne nous entraîne-t-il pas, ne nous tourne-t-il pas à son gré,

:

ne nous emporte-t-il pas dans un essor irrésistible? On peut donc dire à la lettre que Bossuet, c'est l'éloquence même. Par la même raison, Bossuet est plus qu'un théologien les lumières et les mystères de la théologie se sont incorporés à son intelligence; il sait la doctrine, il connaît les faits et leur signification. Non-seulement il les connaît, mais il en dispose librement comme de sa chose propre la Bible est là avec l'Évangile, avec les Pères, avec les conciles; tout y est écrit comme dans un livre, et ce livre est toujours ouvert sous les yeux de son esprit. Il est donc vrai de dire que Bossuet est la théologie même.

Éloquence et théologie, voilà tout Bossuet: aussi, quelque sujet qu'il aborde, il se montrera théologien et orateur. Il aborde l'histoire; l'histoire dans ses mains devient un discours religieux : c'est un récit des faits de Dieu ou plutôt de ses desseins accomplis par l'entremise de l'humanité qui les ignore. Des hauteurs où il se place pour considérer l'histoire, les empires ne lui apparaissent plus que comme des individus, et les destinées de ces individus ne sont que des scènes ou des actes d'un drame unique qui se dénoue par la naissance du Christ et la rédemption du genre humain. Le prologue, c'est la création; l'exposition, la chute de l'homme; le nœud, la dispersion des hommes, les progrès de l'idolatrie, et la durée du peuple de Dieu; la péripétie, la corruption et le déclin du monde idolâtre; le dénoûment, l'avénement du libérateur et le triomphe de sa doctrine.

Bossuet a résumé toute sa doctrine historique dans les dernières pages de son discours sur l'histoire universelle ; il conclut comme Balzac, mais en d'autres termes, que ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et que si les hommes en sont les acteurs, Dieu en est le poëte. Ceux qui s'imaginent gouverner le monde travaillent à un dessein qu'ils ignorent : « Ils font, dit Bossuet, plus ou moins qu'ils ne pensent, et leurs conseils n'ont jamais manqué d'avoir des effets imprévus; ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours

« PreviousContinue »