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Poésie badine.

personnages.

CHAPITRE IV.

Le Roman de Renart: Renart et Isengrin, principaux Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lison, auteurs désignés. La Bible Guyot, satire. Fabliaux : le Vilain Mire, le Vair Palefroi. - Huon le Roy, etc. - Contes moraux. - Légendes miraculeuses. Lais bretons de Marie de France.

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Nos bons aïeux, lorsqu'ils avaient longtemps prêté l'oreille aux chants héroïques et grossiers des trouvères, avaient bien droit à quelques délassements. Toutes ces prouesses guerrières, ces mêlées si souvent reproduites, ces interminables combats singuliers et ce long carillonnage de rimes identiques, appelaient une compensation. On leur devait la petite pièce après la tragédie. Aussi les jongleurs avaient-ils dans leur répertoire le moyen de faire passer leurs bénévoles auditeurs de l'admiration à la gaieté. Le Renard partageait donc avec Alexandre et les preux de Charlemagne le privilége d'intéresser la foule. On s'amusait de ses tours malicieux, de ses ruses pendables, de ses vices que l'esprit assaisonnait, après s'être émerveillé des grands. coups d'épée des pourfendeurs de géants. On avait encore, outre ces symboles empruntés au règne animal, force récits grivois qui opposaient la chronique scandaleuse du temps aux légendes héroïques du passé.

Rien n'est plus naturel que la mise en scène des animaux comme image de l'humanité. On n'a pas à chercher l'origine de la fable ailleurs que dans « le grand voisinage et cousinage, » pour parler comme Charron, de l'homme et des animaux. En effet, si l'on retranche un instant, par la pensée, la raison qui caractérise l'homme, retranchement qui ne demande pas un grand effort d'abstraction, puisque dans la vie réelle la raison est de si peu d'usage, l'humanité offrira tout à coup, dans l'ensemble de sa physionomie morale, toutes les variétés du règne animal; et de plus, si on l'examine extérieurement, on trouvera dans l'ordre

physique les mêmes analogies: de sorte qu'à ce point de vue, ce qu'on appelle le genre humain cessera d'être une unité pour devenir une immense collection d'animaux divers, et comme une ménagerie complète. L'apologue, vertu de cette ressemblance presque effrayante, est la plus naturelle des figures, et on peut dire que le genre se compose de métaphores en action.

en

Il ne faut pas chercher dans le Roman de Renart une composition régulière; il s'est formé de branches qui ne se rattachent pas à un tronc, comme ferait une végétation naturelle sortie d'un germe unique : c'est plutôt un faisceau faiblement resserré par un lien extérieur et artificiel. Pour donner aux pièces détachées dont il se compose une apparence d'unité, les arrangeurs ou diascévastes de cette collection de rapsodies comiques ont placé en tête un récit pseudo-biblique de la naissance des animaux qui nous présente Adam et Ève, au bord de la mer, frappant tour à tour l'eau d'une baguette qu'ils tiennent à la main : les coups frappés par Ève font sortir des animaux malfaisants; Adam, par le même manége, amène en compensation des bêtes utiles et débonnaires dont l'homme pourra tirer parti. Moyennant cette introduction, nous saurons d'où viennent les personnages que nous verrons en scène : leurs aventures prennent place à la suite, un peu au hasard, jusqu'au moment où finit la pièce par la feinte mort du héros; en effet, Renart ne peut pas mourir : il est immortel comme la malice et la fourberie dont il est le symbole.

Ces animaux forment une société, ils ont femme, enfants, maison; Renart a même un château du nom de Malpertuis, et Noble, c'est-à-dire le Lion, une cour, un palais, et tout l'attirail de la royauté. Parfois ils revêtent un costume et se chargent d'armures, en guise de chevaliers. Ils ont entre eux des liens de parenté; le Loup ou Isengrin est l'oncle du Vorpil ou Renart, et, comme tant d'autres oncles de comédie, il a un coquin de neveu. Les premiers tours que celui-ci lui joue sont de telle sorte que nous n'osons pas les indiquer, quoique nos bons aïeux aient pris plaisir

à les entendre tout au long. Isengrin, offensé comme mari et comme père, cherche à se venger; mais toujours crédule il tombe dans de nouveaux piéges, et, en poursuivant une vengeance légitime, il recueille de nouveaux affronts. Il est probable que cette partie de la légende, qui contient les divers épisodes de cette lutte grotesque, a un fondement historique; mais on ne propose pour l'application que des conjectures, et on ignore réellement à quels personnages humains il faut attribuer ces noms de Renart et d'Isengrin donnés au Vorpil (vulpes) et au Loup. De ces surnoms célèbres, celui de Renart a été tellement populaire qu'il s'est substitué au mot générique. Ainsi, lorsque tant d'hommes reçoivent accidentellement, en vertu d'analogies physiques ou morales, un nom d'animal, voici un animal qui a reçu de la poésie populaire et qui garde un nom d'homme. Au reste, la ligne qui sépare dans nos récits le genre humain du règne animal est fort indécise, et même le rôle des hommes qui s'y trouvent mêlés, vilains ou moines, n'est pas à notre avantage. Comme La Fontaine, nos trouvères fabliers paraissent être du parti des animaux contre l'homme.

Nous n'avons pas à nous engager ici dans les détours du labyrinthe que forme l'enlacement des trente-deux branches dont se compose la vieille légende de Renart. Il suffira pour notre dessein de noter le procédé habituel de nos conteurs et de dégager quelques traits propres à donner une idée de leur esprit et de leur langage. Ils ne cherchent pas à reproduire, à la manière de Marie de France et d'autres poëtes de la même époque cachés pour nous sous le nom d'Isopet, la simplicité, la nudité d'Esope, ni la brièveté élégante de Phèdre; ils prennent volontiers du temps et de l'espace, ils décrivent les saisons et le paysage, ils prodiguent les discours et multiplient les incidents; enfin ils allongent la matière avec la louable intention de divertir plus longtemps leurs auditeurs. L'esquisse d'un seul de ces tableaux suflira pour faire connaître la méthode et les libertés de nos amuseurs populaires.

On connaît la donnée ésopique du renard tombé dans un puits et qui s'en tire aux dépens du bouc. Le trouvère substitue Isengrin au bouc par une heureuse licence qui lui permettra de rappeler les démêlés antérieurs de ses deux héros. Renart, que la faim aiguillonne, se met en campagne; après de longs détours il arrive enfin près de la basse-cour d'une abbaye de moines blancs; il y pénètre non sans peine, et bientôt il a étranglé trois gelines : ce sont poules;

De deux en fit ses grenons bruire,
La tierce voudra porter cuire.

Le voilà rassasié, mais non désaltéré. Il s'approche donc d'un puits large et profond; son image peinte au fond de l'eau lui représente sa femme Emmeline, il l'appelle; sa voix, qui lui revient du fond du puits, lui semble une réponse; en bon époux il n'hésite plus, se jette dans l'un des seaux qui descend pendant que l'autre remonte. Alors il peut boire, il pourrait même pêcher à son aise; mais il se déconforte en s'apercevant de sa méprise, car Emmeline n'est point là, et il lui est impossible de remonter. Heureusement Isengrin ne tarde pas à paraître au bord du puits; il aperçoit Renart, et, de plus, sa propre image, qu'il prend pour dame Hersent, sa femme. Ce prétendu tête-à-tête renouvelle en son cœur le souvenir d'anciens griefs. Il crie à son tour, et de même sa voix qui remonte lui fait croire qu'on lui répond. Alors la conversation s'engage réellement; le traître Renart dit à sa dupe :

Jà suis-je votre bon voisin
Qui fut jadis votre compère;
Plus m'amiez que vostre frère;
Mais l'on m'appelle feu Renart
Qui tant savait d'engin et d'art;
Mais or suis mort, la Dieu merci,
Ma pénitence fais ici.

Feu Renart décrit alors les délices du séjour où il est reçu. tout y est en abondance: c'est le prix de ses vertus, car il

est mort en état de grâce, et si on a mal parlé de lui sur la terre, c'est qu'on l'a calomnié. Isengrin, séduit par le tableau de ce paradis, voudrait y être admis sans retard, mais Renart modère son impatience; il lui demande s'il a fait ses dévotions, s'il s'est confessé, et satisfait de ses réponses il finit par lui indiquer le chemin qu'il doit prendre. Isengrin s'élance dans le seau, et le poids de son corps, qui dévale, fait remonter le perfide Renart :

Et puis se sont entrecontré;

Isengrin l'a arraisoné:

Compère, pour quoi t'en vas-tu ?

Renart se moque, à la rencontre, de sa dupe, qui continue à descendre pendant qu'il achève de monter:

Moult es (lui dit-il) à grant honte livré,

Et j'en suis hors.

Le conte n'est pas fini; car, au matin, le cuisinier de l'abbaye, escorté de trois moines et suivi d'un âne, vient pour puiser de l'eau ; l'âne est attaché à la corde de la poulie, le seau remonte lentement, malgré les efforts de la bête, et l'un des moines, voulant savoir qui cause ce retard, aperçoit Isengrin. L'ascension est interrompue; on attache la poulie et bientôt tout le couvent est sur pied; les moines aidant, l'âne amène enfin son fardeau au bord du puits. Le pauvre Isengrin reçoit force coups de bâton, laisse dans la bagarre de son poil et de sa peau sous la dent des chiens; il s'échappe toutefois et regagne son logis, où, grâce au savoir des médecins qu'il a mandés et au dévouement de sa famille, ses blessures sont guéries et sa force réparée.

L'auteur de la branche importante que nous venons d'analyser est resté inconnu, comme le plus grand nombre des trouvères qui ont raconté les fourberies du Renart. Pierre de Saint-Cloud et Richard de Lison se sont seuls sauvés de l'oubli en prenant le soin de se nommer au début des récits qu'ils ont composés; mais il faut bien se garder de leur attribuer l'œuvre entière, qui est fort inégale et

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