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le modèle de celles qu'improvisait alors Alexandre Hardy, continuateur de Jodelle et de Garnier, est mauvaise de tout point, et fournirait bien d'autres exemples de mauvais goût; l'hyperbole espagnole et les concetti de l'Italie qui s'y détachent sur un fond trivial ne la gardent pas d'être insipide. Théophile subissait à regret la contrainte que lui imposait une œuvre de longue haleine :

Autrefois quand mes vers ont animé la scène,

L'ordre où j'étois contrainct m'a fait bien de la peine ;

Ce travail importun m'a longtemps martyré,

Mais enfin, grâce aux dieux, je m'en suis retiré.

Il disait encore :

La reigle me desplaist, j'écris confusément;
Jamais un bon esprit ne fait rien qu'aisément.

Nous avons l'aveu du coupable et le secret de sa fécondité trop souvent stérile. Ces poëtes qui méprisent l'art et qui dédaignent le travail dissipent souvent en œuvres éphémères de riches facultés. Théophile n'a pas essayé, à la suite de Ronsard, de contrefaire l'antiquité: en cela, on ne saurait le blâmer; mais il a eu tort de ne pas se laisser guider par Malherbe, puisqu'il reconnaissait que ce réformateur de la poésie «<nous avait appris le français », et qu'il lisait dans ses vers «<l'immortalité de sa vie ». Il disait encore

J'aime sa renommée et non pas sa leçon;

et il ne comprit pas qu'il aurait fallu écouter la leçon pour avoir part à la renommée. Théophile s'est gâté par nonchalance et par indépendance. On le regrette, parce que la nature, qu'il ne seconda pas, l'avait beaucoup favorisé. Il est facile de le reconnaître au tour aisé de ses poésies légères, à la clarté de son langage, au relief et à la netteté de quelques expressions. Ce qui manque, c'est le choix, c'est la connaissance du « pouvoir d'un mot mis en sa place » enseigné par Malherbe. Et cependant cette muse négligée qui refuse de se réduire « aux règles du devoir » a

encore d'heureuses rencontres. Ne reconnait-on pas le poëte dans cette peinture des rochers qui bordent l'Océan ?

Ici des rochers blanchissants,
Du choc des vagues gémissants
Hérissent leurs masses cornues
Contre la colère des airs,

Et présentent leurs têtes nues
A la menace des éclairs.

Et Malherbe lui-même n'aurait-il pas avoué ces deux strophes qui commencent une ode adressée à Louis XIII?

Celui qui lance le tonnerre,
Qui gouverne les éléments,
Et meut avec des tremblements
La grande masse de la terre :

Dieu qui vous mit le sceptre en main,

Qui vous le peut ôter demain,

Lui qui vous preste sa lumière

Et qui, malgré vos fleurs de lys,
Un jour fera de la poussière
De vos membres ensevelis;

Ce grand Dieu qui fit les abymes
Dans le centre de l'univers,
Et qui les tient toujours ouverts
A la punition des crimes,
Veut aussi que les innocents
A l'ombre de ses bras puissants
Trouvent un assuré refuge;
Et ne sera point irrité
Que vous tarissiez le déluge,

Des maux où vous m'avez jeté.

Voilà, pour un poëte accusé d'athéisme, des sentiments bien relevés! On croit, au début, entendre gronder la voix imposante d'un Bossuet. Et de plus, pour un rimeur qui n'aime pas à se contraindre, ces vers ne paraissent-ils pas d'une facture bien savante? Mais Théophile était en prison, il était opprimé, et dès lors son âme s'élève avec confiance vers la source de toute justice, et, de plus, les loisirs ne lui manquant pas pour penser sa parole et pour parler sa pensée, il a médité, et la méditation fait de l'improvisateur

un poëte véritable. C'est la leçon que nous voulions dégager de cette rapide étude sur Théophile, dont la brillante et trop souvent déplorable facilité a séduit parmi ses contemporains des esprits de même trempe. Ainsi Scudéry, qui l'appelle avec emphase le grand divin Théophile, a cédé, comme lui, à la fougue d'un talent naturel que la méditation pouvait féconder, que la règle aurait discipliné, et qui, faute de nourriture et de méthode, s'est dissipé misérablement. Théophile balança par ses succès éphémères en poésie la gloire de Malherbe : comme prosateur, il aurait pu accomplir avec plus de mesure l'œuvre de Balzac; mais sa vie mal conduite et son talent mal employé n'ont laissé dans l'histoire des mœurs et des lettres qu'un souvenir équivoque. Malherbe, dont il a dédaigné les leçons, l'efface complétement; et Balzac, dont il a raillé le talent et décrié le caractère, fut pour son siècle un personnage considérable et un écrivain supérieur.

Théophile par les déréglements de sa vie, les témérités de sa pensée et les caprices de son esprit, représente assez bien la période d'agitation et de licence où il vécut et qui sépare la mort de Henri IV de l'avénement de Richelieu. La régence de Marie de Médicis et les premières années de la majorité de Louis XII furent fécondes en troubles et en scandales. Le respect de l'autorité, la discipline que Henri IV et Malherbe avaient pu maintenir, chacun dans son domaine, firent place au relâchement et à la turbulence. Les régences sont toujours de périlleuses épreuves. Cette fois encore l'influence des étrangers fut fatale aux lettres, aux mœurs, à l'administration. Pour revenir à l'ordre dans les lettres comme dans l'État, aux grands desseins qui affermissent les empires, aux grandes œuvres qui honorent l'esprit humain, il faudra qu'un homme de génie renoue la chaîne interrompue. A des ministres tels que les Concini et les de Luynes suffisent des poëtes tels que Théophile; à côté de Richelieu nous verrons le grand Corneille.

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Balzac. Son influence sur la prose française. Beautés et défauts de ses ouvrages. L'hôtel Rambouillet. Voiture. Sarrazin. L'Académie française.

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De nos jours on ne lit guère Balzac non plus que Malherbe, et on se croit quitte avec lui après l'avoir appelé le Malherbe de la prose. Ce dédaigneux hommage ne suffit pas, car Balzac ne s'est pas contenté de chercher, de trouver et de faire sentir dans la prose une juste cadence, de donner du nombre au langage non mesuré, de choisir les mots et de les mettre à leur place, d'épurer le vocabulaire, de se faire comprendre par la propriété et la disposition des termes qu'il emploie, enfin de faire pénétrer dans l'esprit la lumière de ses idées et de plaire à l'oreille par une harmonie soutenue; mais il a écrit quelques pages où la beauté de l'expression orne de grandes pensées. Il y a dans ses écrits des parties qui méritent de ne point périr. A la vérité, aucun de ses ouvrages ne saurait subsister comme ensemble; il n'a pas ce qu'on pourrait appeler son chef-d'œuvre et moins encore, dans le sens absolu, un chef-d'œuvre : ce qu'il a de bon est dispersé, et jamais il n'a composé un tout qui soit une unité vivante: infelix operis summa. Balzac est un esprit brillant et non une ferme et haute raison, une belle imagination et non une âme naturellement élevée. Il n'a ni cette force d'intelligence qui ordonne et enchaîne les idées, ni cette émotion vraie qui vient du cœur et qui ajoute la chaleur à la lumière. Il nous force quelquefois à l'admirer, mais il n'attache point et ne se fait pas aimer. Il n'y a, en effet, que le cœur qui puisse parler au cœur et le maîtriser. Les mérites qui procèdent seulement de l'esprit et de l'imagination ne survivent pas à la surprise qu'ils causent ils se flétrissent bientôt comme cette beauté du visage qui ne tient qu'à l'éclat de la jeunesse. L'indifférence de la

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postérité pour Balzac après l'engouement de ses contemporains le punit justement de n'avoir aimé que lui-même, et de n'avoir cherché, même dans les grandes idées qu'il a quelquefois rencontrées, que l'occasion de produire et de faire briller son bel esprit et son beau langage.

Balzac pèche par le cœur, et avant de mettre en relief les rares qualités de son esprit, il faut donner quelques preuves de l'infirmité morale qui a empêché cette brillante intelligence de s'élever jusqu'au génie. Et d'abord aimait-il les hommes celui qui ose écrire les lignes suivantes : « Certes nous n'aurions jamais fait, si nous voulions prendre à cœur les affaires du monde et avoir de la passion pour le public dont nous ne faisons qu'une faible partie : peut-être qu'à l'heure qu'il est la grande flotte des Indes fait naufrage à deux lieues de terre; peut-être que l'armée du Turc prend une province sur les chrétiens et enlève vingt mille âmes pour les mener à Constantinople; peut-être que la mer emporte ses bornes et noie quelques villes de Zélande. Si nous faisons venir les malheurs de si loin, il ne se passera heure de jour qu'il ne nous arrive du déplaisir; si nous tenons tous les hommes pour nos parents, faisons état de porter le deuil tout le temps de notre vie. » Balzac n'a garde de faire venir les malheurs de loin: il a bien assez du mauvais état de sa santé, qu'il exagère sans doute et dont il parle sans cesse; pour n'avoir pas à porter le deuil toute sa vie, il ne multipliera pas autour de lui les chances de mort, il vivra dans un isolement superbe, il déclinera la charge et l'honneur d'être chef de famille. Voici les raisons qu'il en donne : « Je ne veux point être en peine de compter tous les jours les cheveux de celle que j'épouserai, afin qu'elle ne donne de ses faveurs à personne, ni craindre que toutes les femmes qui la viendront voir ne soient des hommes déguisés. L'exemple de notre voisin me fait peur qui a mis au monde tant de muets, tant de borgnes et de boiteux qu'il en pourrait remplir un hôpital. Je ne veux point être obligé d'aimer des monstres parce que je les aurai faits, et quand je serais assuré de ne point faillir en cela, je me passerai bien d'avoir

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