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Chansons de gestes purement historiques. La chanson d'Antioche.Sujets anciens tirés de l'antiquité. — Le poëme d'Alexandre. - Cycle breton. La Table ronde. - Mélange des deux cycles. - La chanson des Saxons. Poëmes d'origine étrangère. Parthénope de Blois. La Conqueste de Constantinople par Ville-Hardoin.

Quelques trouvères du douzième siècle appliquèrent au récit des faits contemporains la forme poétique consacrée par l'usage; c'est dans le rhythme des chansons carlovingiennes que furent racontés les exploits des premiers croisés. La Chanson d'Antioche, remaniée à la fin du siècle. par Graindor de Douai, avait été composée par le pèlerin Richard au moment même où les croisés, vainqueurs cette fois, venaient de s'emparer de Jérusalem. Cette chronique, récemment publiée par les soins de M. Paulin Paris, reproduit avec fidélité la poésie même des faits, et il n'y a pas eu de témérité à désigner sous le nom de chants les huit parties dont elle se compose. Mais ce qui lui donne un prix inestimable, c'est qu'elle surpasse en fidélité historique les chroniques latines de Tudebod, de Robert le Moine, et même de Guillaume de Tyr. Ce beau fragment d'histoire en langue vulgaire et en rimes a pu se détacher, en formant un ensemble, des légendes poétiques qui donnent à Godefroy de Bouillon et à Baudouin une illustre origine dans les fables qui célèbrent la naissance merveilleuse et les exploits imaginaires du chevalier au Cygne. Cette invention même prouve à quel point les exploits des conquérants du saint sépulcre avaient frappé l'imagination, puisqu'on voulut les expliquer par les vertus d'une race presque divine. Les expéditions qui suivirent, marquées par tant de désastres, n'eurent pas, comme la première croisade, l'honneur d'être chantées en vers. D'autres causes d'ailleurs, que nous

aurons à signaler, arrêtèrent la production des chansons de gestes, qui paraît avoir cessé tout à coup vers le milieu du 13° siècle, au temps de saint Louis, et si nous trouvons encore au 14° siècle une composition analogue dans la chronique de Duguesclin, ce regain tardif, sur un terrain depuis longtemps sans culture, s'explique par la rencontre fortuite d'un trouvère attardé et d'un héros chevaleresque après la chute de la chevalerie. Mais ni Duguesclin ne ressuscita la chevalerie, ni Cuvelier qui l'a chanté ne remit en honneur les couplets monorimes.

Sous Philippe Auguste, à la fin du 12° siècle, la légende d'Alexandre, léguée à nos trouvères par l'antiquité qui avait déjà entouré de tant de fables l'histoire du héros macédonien, prit enfin sous la main de Lambert le Court de Châteaudun, et d'Alexandre de Bernai, une forme imposante. Le Roman d'Alexandre, tel est le titre de ce poëme, est la plus littéraire des œuvres composées dans le système des chansons de gestes. Le vers de douze syllabes y est employé avec une telle supériorité, qu'il en a reçu et gardé le nom d'alexandrin. Quinte-Curce, et surtout le faux Callisthène, ont fourni la matière; mais la couleur est un reflet brillant des mœurs de la chevalerie. Ce poëme témoigne des progrès de la royauté féodale, de la subordination des vassaux, qui commencent à reconnaître un maître; il est en même temps l'image des vertus que la féodalité demandait au suzerain en retour de son obéissance. Alexandre n'est pas le portrait de Philippe Auguste, mais l'assemblage des qualités proposées à l'imitation des rois chevaliers. Nous n'avons pas de place ici pour l'analyse du poëme, qui conduit le héros du berceau jusqu'à la tombe à travers mille exploits historiques et force aventures merveilleuses; il côtoie l'histoire sans trop d'infidélités, jusqu'au moment où, pénétrant dans l'Inde, cette terre de prodiges, de monstres et de mystères, il entre au pays des chimères encore la terre ne suffit-elle pas à ce besoin d'aventures; Alexandre s'élance dans les airs, et, emporté par l'aile puissante des vautours, il visite les régions cé

lestes; puis, protégé par une cloche de cristal, il descend dans les profondeurs de la mer; enfin il retrouve terre, et sa destinée s'accomplit dans les murs de Babylone, où il meurt au comble de la gloire, victime de la trahison. Pendant cette courte et brillante carrière, il ne cesse pas un instant de se montrer loyal, courageux, invincible, libéral surtout; les dépouilles du monde enrichissent les compagnons de ses travaux. L'éloge de la largesse ou plutôt de la prodigalité royale revient trop souvent pour qu'on n'y voie pas une sommation de générosité faite à la royauté par ses fidèles serviteurs. C'est dans la même intention que les courtisans du Picrochole de Rabelais diront à leur maître : « thésauriser est fait de vilain. »

Ce poëme, qu'on peut lire encore avec fruit et non sans plaisir, abonde en beaux vers. Il nous est impossible de multiplier les preuves, mais il convient d'en apporter quelques-unes. Ne sent-on pas en effet, sous la rouille du langage, tout ce qu'il y a de noblesse dans les vers suivants, où la grandeur future d'Alexandre est annoncée par les prodiges qui marquèrent sa naissance.

Dès l'eure que li enfes (l'enfant) dut de sa mère issir
Demontra Dieu par signe qu'il se ferait crémir:
Car l'air convint muer, le firmament croisir (se crevasser)
Et la terre croler (s'ébranler), la mer par lieux rougir,
Et les bestes trembler et les hommes frémir.

Voici maintenant un passage où l'expression n'est pas moins ferme, et où la coupe des vers produit une variété rhythmique et une harmonie que les successeurs des trouvères n'ont pas toujours conservées. Alexandre donne en fief à Ptolémée la province de Césarée, qu'il vient de conquérir sur Nicolas :

Tolome, dist li rois, très hier vous ai promise
La terre Nicolas; en vous est bien assise.
Tenez, je vous la donne et octroi, par tel guise
Que tous jours en aurez et rente et commandise.
Quand reviendrons de Perse et aurons fait justise
De Daire et de ses homes qui la terre ont malmise,

En celle haute tour qui est de marbre bise,

Vous en sera el chef (sur la téte) couronne d'or assise.

Il nous a suffi, sans changer un seul mot, d'enlever les archaïsmes d'orthographe, qui sont plutôt un épouvantail qu'une difficulté, pour rendre ces deux fragments d'un texte écrit il y a plus de six cents ans, abordables à tous nos lecteurs. On comprend que ce poëme, ainsi écrit dans un langage clair et souvent harmonieux, rempli d'ailleurs de nobles sentiments, de hauts faits et d'aventures merveilleuses, dut devenir le thème favori des trouvères et comme la Bible des chevaliers. Il obscurcit, en effet, de son éclat les prouesses de Charlemagne et de ses douze pairs. Au reste, Alexandre avait pris, par la grâce des trouvères, le costume chevaleresque et reçu pour compagnons douze pairs, nombre consacré, cortége inévitable, que nous retrouverons auprès d'Arthus, autour de la Table ronde.

Arthus est un présent de la Bretagne à la France. On sait qu'il y eut, au sixième siècle de notre ère, un chef breton qui défendit courageusement l'indépendance de sa province contre les Saxons; qu'il disparut après un combat meurtrier, et que, privés de leur roi, les Bretons, forcés de fuir, se réfugièrent dans notre Armorique, qui prit d'eux le nom de Bretagne. Arthus était bien mort, les Bretons bien chassés; mais les peuples de bonne race ne se résignent pas ainsi. Les Bretons attendirent Arthus pour le jour de la vengeance. Ce petit peuple adore volontiers ses souvenirs, et ses regrets sont toujours des espérances, tant il a le cœur bien placé! Ainsi doué, il attendit pieusement le retour d'Arthus; en attendant il le chanta, et sa longue attente lui laissa le loisir de composer à ce propos la plus curieuse, la plus embrouillée et la plus poétique des légendes. Rien n'est plus étrange que la diversité des éléments dont elle se compose et que ses pérégrinations. La mythologie, les évangiles apocryphes, les romans carlovingiens, la féerie avec ses géants, ses nains, ses sorciers et ses châteaux magiques, l'héroïsme et tous ses exploits, l'amour avec toutes ses délicatesses, ses séductions et ses perfidies, tout se

combine et s'amalgame pour former cet ensemble singulier. Les lais bretons, qui en sont comme les molécules organiques, recueillis en partie par un rimeur anglo-normand, Wace', se condensent en prose latine sous la plume de Geoffroi de Montmouth, chapelain d'un roi d'Angleterre, puis ils se développent dans la prose romane de Robert Borron, de Luce de Guast, pour charmer la cour d'un autre successeur de Guillaume le Conquérant, en même temps qu'ils reprennent le vêtement poétique, au nord de la France, grâce à la verve enjouée d'un trouvère champenois, Chrestien de Troyes. Ainsi ce cycle romanesque a luimême ses aventures.

Arthus est le centre de cette épopée, mais, comme Agamemnon dans l'Iliade, comme Charlemagne dans la plupart des chansons de gestes, comme Godefroi dans la Jérusalem délivrée, il n'en est pas le personnage le plus considérable; souvent il est éclipsé par les guerriers qui l'entourent. Dans Lancelot du Lac, notamment, il doit céder la première place au courage et à la galanterie d'un des chevaliers qu'il a fait asseoir autour de la Table ronde. Tristan du Leonois condamne au même rôle le roi Marc, époux de la blonde Iseult. Ces deux romans sont loin d'être édifiants; l'amour y domine, et c'est peut-être pour cela qu'ils ont eu plus de vogue que les compositions du même cycle auxquelles la pensée religieuse impose une certaine gravité. Tel a été le sort du saint Graal, qui donne un motif pieux à l'institution des chevaliers de la Table ronde, voués à la recherche de ce vase sacré qui avait servi à la sainte cène, et dans lequel Joseph d'Arimathie avait recueilli, pendant la Passion, quelques gouttes du sang de Jésus-Christ. Cette précieuse relique, talisman de la chrétienté, a disparu; on sait

1. Dans le Roman de Brul, chronique rimée sur les rois de la Grande-Bretagne. Wace a aussi composé le Roman de Rou ou Rollon, qui contient l'histoire des ducs de Normandie. Ces œuvres, utiles pour la connaissance des traditions sur les origines des peuples, n'ont rien de commun avec nos chansons de gestes et sont plutôt des documents historiques inexacts que des monuments littéraires.

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