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La Boëtie. De la Servitude volontaire.

Amyot.

Publicistes.
Influence littéraire et morale de ses traductions. Montaigne philo-
sophe et écrivain. - Bodin et Charron. Étienne Pasquier. — La
Noue. Blaise de Montluc.

En dehors du mouvement des partis que Lhôpital essaya de dominer par l'ascendant de la vertu et la force de la justice, le seizième siècle nous offre quelques esprits supérieurs qui, à distance du champ de bataille, envoient de généreuses paroles ou des conseils de prudence à ceux que la nécessité, l'intérêt ou la passion engagent dans la lutte. Philosophes ou publicistes, ils n'ont pas l'héroïsme pratique du chancelier, qui paye de sa personne, qui se met en vue au poste le plus périlleux; mais leur œuvre morale et spéculative n'est ni sans honneur ni sans utilité : les uns enseignent le désintéressement et le sacrifice, les autres prêchent la modération et la tolérance; les plus prudents essayent d'amortir la frénésie de ces cœurs ulcérés en montrant que l'homme affirme sans savoir, qu'il s'emporte en aveugle, que son agitation est de la démence, et que ce qu'il poursuit avec tant de fureur sans l'atteindre ne vaut pas la paix qu'il immole à des chimères.

En 1548, le connétable de Montmorency venait de châtier, au nom de la royauté, avec une impitoyable rigueur, la révolte de Bordeaux, qui s'était soulevé contre l'impôt du sel, récemment aggravé car, à ce moment, comme dit Ronsard,

Le sel, don de la mer, salive de Neptune,
Se vendoit cherement à la pauvre commune.

Bien du sang avait coulé pour venger. la majesté de Henri II et l'outrage fait à la gabelle. Témoin de ces cruautés et de ces avanies, un jeune homme qui devait être bientôt con

seiller au parlement de Guyenne, et, ce qui est plus glorieux, l'ami de Montaigne, Étienne de La Boëtie, nourri de fortes études, fervent admirateur de Rome et de la Grèce, républicain de cœur et d'imagination, écrivit pour épancher ses patriotiques douleurs ce discours de la Servitude volontaire dans lequel on croirait lire, suivant la belle expression de M. Villemain, un manuscrit antique trouvé dans les ruines de Rome sous la statue brisée du plus jeune des Gracques : c'est bien, en effet, l'éloquence d'un tribun, honnête homme et de race patricienne, qui s'indigne sincèrement de l'oppression et de l'avilissement du peuple. Cette chaleureuse invective, qui rappelle aussi les débuts de J. J. Rousseau par le vrai dans la passion et le chimérique dans les idées, revendique une liberté impossible en haine des abus d'une intolérable tyrannie; elle échauffe, elle ennoblit le cœur, sans éclairer l'esprit. Du moins on peut, à défaut de règles précises et de solides arguments, en tirer de généreux sentiments et d'admirables pages: c'est bien quelque chose.

Quoique le discours de la Servitude volontaire ne soit pas, malgré l'assertion de Montaigne, « l'œuvre d'un garçon de seize ans, et que La Boëtie ne l'ait pas composé « à titre d'essai et par manière d'exercitation seulement, » il est vrai de dire que la jeunesse de l'auteur se trahit par une confiance naïve en des moyens impraticables, par le ton absolu et tranchant, par les illusions d'une âme candide. On voit clairement que le tribun novice vient à peine de quitter les bancs de l'école. L'idée de liberté s'est tellement emparée de son esprit, qu'elle ne laisse aucune place au besoin d'autorité; il semble, à l'entendre, que l'homme puisse se passer d'être gouverné, et qu'il n'ait qu'à vouloir pour se retrouver, comme par enchantement, heureux et libre. Il a raison d'affirmer qu'il n'est pas né pour être opprimé, et la manière dont il le prouve atteste dans cette âme pieuse la force précoce de l'intelligence : « Certes, s'il y a rien de clair et d'apparent en la nature, et en quoy il ne soit pas permis de faire l'aveugle, c'est cela que nature,

le ministre de Dieu et la gouvernante des hommes, nous a tous faits de mesme forme, et, comme il semble, à mesme moule, afin de nous entrecognoistre tous pour compaignons, ou plus tost frères. Et si, faisant les partages des présens qu'elle nous donnoit, elle a fait quelques avantages de son bien, soit au corps ou à l'esprit, aux uns plus qu'aux autres, si n'a elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un champ clos, et n'a pas envoyé icy bas les plus forts et plus advisez, comme des brigands armez dans une forest, pour y gourmander les plus foibles. Mais plus tost faut il croire que, faisant ainsi aux uns les parts plus grandes, et aux autres plus petites, elle vouloit faire place à la fraternelle affection, à fin qu'elle eust où s'employer, ayans les uns puissance de donner ayde, et les autres besoing d'en recevoir. Puis doncques que ceste bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logez aucunement en une mesme maison, nous a tous figurez en mesme paste, à fin que chascan se peust mirer et quasi recognoistre l'un dans l'autre ; si elle nous a à tous en commun donné ce grand present de la voix et de la parole, pour nous accointer et fraterniser d'avantage, et faire par la commune et mutuelle declaration de nos pensées une communion de nos volontez; et si elle a tasché par tous moyens de serrer et estreindre plus fort le noeud de nostre alliance et société ; si elle a monstré en toutes choses qu'elle ne vouloit tant nous faire tous unis, que tous uns; il ne faut pas faire doubte que nous ne soyons tous naturellement libres, puis que nous sommes tous compaignons; et ne peut tomber en l'entendement de personne, que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compaignie. » Rien de plus juste que ces considérations; mais devant le mal qui s'est accompli par la perversité des chefs et par la faiblesse des sujets, n'est-ce pas une recette puérile que de dire qu'il suffit de se croiser les bras pour renverser la tyrannie : « Il n'est pas besoing de la combattre, il n'est pas besoing de s'en défendre; il ne faut pas luy rien oster, mais ne luy donner rien..... S'il coustoit quelque

chose au peuple de recouvrer sa liberté, je ne l'en presserois point..... Pour avoir sa liberté, il ne luy faut que la désirer. » Aussi La Boëtie s'étonne-t-il qu'on ne s'avise pas d'un moyen si simple, et il ne trouve pas de mot pour qualifier l'aberration mentale de ceux qui ne s'en servent point: « Quel monstre de vice est cecy, qui ne merite pas encores le tiltre de couardise, qui ne trouve de nom assez vilain, que nature desavoue avoir fait et la langue refuse de le

nommer? >>

De l'idée parfaitement juste que la tyrannie vit seulement de forces empruntées, et de cette conception naïve qu'elle pourrait disparaître par un changement à vue, La Boëtie a tiré une des plus belles inspirations oratoires qu'on puisse rencontrer dans l'histoire de l'éloquence : « Celuy qui vous maistrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand nombre infiny de nos villes, sinon qu'il a plus que vous tous, c'est l'avantage que vous luy faites pour vous destruire. D'où a il prins tant d'yeux d'où vous espie il, si vous ne les luy donnez? Comment a il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous? Les pieds dont il foule vos citez, d'où les a il, s'ils ne sont des vostres? Comme a il aucun pouvoir sur vous, que par vous autres mesmes? Comment vous oseroit il courir sus, s'il n'avoit intelligence avec vous? Que vous pourroit il faire, si vous n'estiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traistres de vous mesmes? Vous semez vos fruicts, à fin qu'il en face le degast; vous meublez, remplissez vos maisons, pour fournir à ses voleries; vous nourrissez vos filles, à fin qu'il ait de quoy saouler sa luxure; vous nourrissez vos enfants à fin qu'il les meine, pour le mieux qu'il face, en ses guerres, qu'il les meine à la boucherie, qu'il les face les ministres de ses convoitises, les executeurs de ses vengences; vous rompez à la peine vos personnes, à fin qu'il se puisse mignarder en ses delices, et se veautrer dans les sales et vilains plaisirs; vous vous affoiblissez, à fin de le faire plus fort et roide à

vous tenir plus courte la bride! Et, de tant d'indignitez que les bestes mesmes ou ne sentiroient point ou n'endureroient point, vous pouvez vous en delivrer, si vous essayez non pas de vous en delivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez resolus de ne servir plus, et vous voylà libres. Je ne veux pas que vous le poulsiez ny le bransliez; mais seulement ne le soustenez plus : vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a desrobbé la base, de son poids mesme fondre en bas et se rompre. »

La Boëtie est encore bien inspiré et il trace une peinture pleine de vérité, lorsqu'il cherche à ramener au bien les complices de la tyrannie par l'image de la vie qu'ils mènent ou plutôt du supplice qu'ils s'infligent: « Il ne faut pas seulement qu'ils facent ce que dit le tyran, mais qu'ils pensent ce qu'il veut, et souvent, pour luy satisfaire, qu'ils previennent encores ses pensées. Ce n'est pas tout à eux de luy obeïr, il faut encore luy complaire; il faut qu'ils se rompent, qu'ils se tormentent, qu'ils se tuent à travailler en ses affaires, et puis qu'ils se plaisent de son plaisir, qu'ils laissent leur goust pour le sien, qu'ils forcent leur complexion, qu'ils despouillent leur naturel. Il faut qu'ils prennent garde à ses paroles, à sa voix, à ses signes, à ses yeux; qu'ils n'aient ni yeux, ni pieds, ni mains, que tout ne soit au guet pour espier ses volontés et pour descouvrir ses pensées. Cela est ce vivre heureusement? cela s'appelle il vivre? est il au monde rien si insupportable que cela, je ne dis pas à un homme bien nay, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la face d'un homme? Quelle condition est plus miserable que de vivre ainsy qu'on n'ait rien à soy, tenant d'autruy son ayse, sa liberté, son corps et sa vie? »

La Boëtie ne s'est pas contenté d'exprimer avec une candeur éloquente les sentiments de liberté que lui inspiraient et sa nature généreuse et l'étude des modèles antiques, il essaya aussi de faire passer dans notre langue quelques traités de morale soit de Xénophon, soit de Plutarque, et en cela il était guidé par la pensée qui soutint le courage

Histoire littéraire.

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