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émotions. Rabelais est aussi de race gauloise; il sait tout ce que la malice des conteurs satiriques du moyen âge a publié à la charge de la moinerie, et il enrichira encore ce répertoire d'insolentes gausseries; mais il est en même temps le savant disciple des anciens il ne connaît pas seulement son Hippocrate, qu'il édite, mais Aristophane, mais Lucien, mais Platon; il y puise à toutes mains, il introduit dans sa langue les hardiesses de la flexible syntaxe des Grecs et les richesses de leur vocabulaire, sans oublier les Latins, que Calvin, de son côté, met si heureusement à contribution.

Nous avons essayé de faire connaître ces trois éminents personnages, et pour leur laisser une place convenable nous les avons dégagés de leur entourage. Cependant il faut les replacer, par la pensée, dans le cadre où ils ont vécu, et rendre au roi François Ier, protecteur des lettres, promoteur actif de la renaissance, et à sa sœur Marguerite, la part qui leur revient dans le développement et l'essor du génie contemporain. Marot et Rabelais acceptent leur patronage, dont ils profitent, et Calvin invoque l'appui du roi dans cette langue française, enfin émancipée, après une longue et injurieuse minorité, par un acte de la volonté royale. C'est encore à François Ier, qui dans sa prison de Madrid avait lu l'Amadis espagnol, qu'il faut rapporter la recrudescence chevaleresque dont la traduction d'Herberay des Essarts fut le signal. Ce retour vers des mœurs d'un autre âge ne fut guère qu'un mouvement d'imagination, mais il fut vif, brillant et contagieux. Les Amadis, qui étaient sans doute des Lancelots et des Tristans espagnolisés, reparurent avec éclat sur la terre natale. Leur introducteur était un habile écrivain, et un critique distingué de nos jours n'a pas hésité à lui assigner une part considérable dans la constitution de la prose française : « Le nombre de la période, dit M. Chasles, et même le choix des mots doivent beaucoup à d'Herberay des Essarts: il a su reproduire dans sa traduction quelque chose de cette harmonie pompeuse qui caractérise la langue espagnole, et l'on pour

rait sans trop de hardiesse le nommer le Balzac de son temps. » A ce titre nous lui devions une place dans cette revue rapide. Il ne faut pas oublier non plus qu'à côté de Marot brillèrent quelques beaux esprits qui ne sont pas à mépriser, tels que le jeune Brodeau, enlevé prématurément et qui rivalisait avec son maître, et surtout Mellin de Saint-Gelais, fils d'un autre poëte, Octavien de Saint-Gelais, dont on ne peut guère citer que le nom, car ses meilleures épigrammes sont plus spirituelles qu'édifiantes. Abbé et même aumônier du dauphin, il fut plus que Marot le modèle de J. B. Rousseau pour des pièces de même genre qui contrastent scandaleusement avec les odes sacrées de notre poëte lyrique. N'est-ce pas lui qui, par un profane mélange, lançait l'excommunication au nom du fils de Vénus :

Si du parti de celles voulez être
Par qui Vénus de la cour est bannie,
Moi, de son fils ambassadeur et prêtre,
Savoir vous fais qu'il vous excommunie.

La faveur dont jouissait Saint-Gelais, la considération qui l'entourait au milieu des fêtes d'une cour voluptueuse dont il était l'ordonnateur, annoncent ce que la morale publique doit aux Valois. Signalons encore, dans le voisinage de Rabelais et à côté de la reine de Navarre Marguerite, son valet de chambre Bonaventure des Perriers, auteur des Joyeux Devis et de cet énigmatique Cymbalum mundi, écrivain élégant, conteur ingénieux, novateur téméraire, qui finit tragiquement une vie vouée au double libertinage des sens. et de l'esprit. Enfin rappelons au moins le nom du disciple fidèle, de l'infatigable auxiliaire de Calvin, Théodore de Bèze, historien fécond et partial, controversiste habile, orateur qui ne manque ni de force ni de dignité, bel esprit fertile en vers français et latins, et qui devrait nous arrêter longtemps s'il avait consacré par le style quelques-unes des pages innombrables qu'il a composées.

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CHAPITRE II.

Réforme littéraire.- Manifeste des réformateurs. -Joachim du Bellay. Ses poésies. Ronsard. Épopée. Odes pindariques. - Son- Pièces anacréontiques. Essais dramatiques. - Jodelle. Amadis Jamyn, Remy Belleau, Baïf. - Excès et affaiblissement de l'école de Ronsard. - Du Bartas. Desportes. Bertaut.

Ce n'était pas en vain qu'à la fin du quinzième siècle, et pendant la première moitié du seizième, l'érudition avait exhumé les trésors de l'antiquité, et que les expéditions guerrières contre l'Italie avaient fait connaître à la France une littérature illustrée par Dante, Pétrarque et Boccace. Le contre-coup de ces études devait se faire sentir un jour; il était impossible que l'érudition ne réagit pas sur la poésie. L'impulsion de cet inévitable mouvement fut donnée par de jeunes disciples nourris sous la forte discipline des études classiques; leur maître fut Jean Daurat, et suivant l'expression de Duverdier, on vit de son école une troupe de poëtes s'élancer comme du cheval troyen. Ayant savouré à loisir le goût et le parfum des vieux poëtes, l'élévation de leur langage, la noblesse de leurs idées, ils prirent en pitié ces riens gracieux que les poëtes prodiguaient sous le nom de virelais, triolets et rondeaux ; à ces grâces quelquefois naïves, souvent maniérées, ils voulurent substituer de mâles beautés, et remplacer le modeste hautbois par la trompette héroïque.

L'Illustration de la langue françoise, publiée ou plutôt lancée en 1549 par du Bellay, nous donne la date historique de ce mouvement littéraire qui se prolongea, pendant près d'un demi-siècle, sous les auspices de Ronsard. Voici ce que disait du Bellay pour donner du cœur à ses compagnons : « Condamner une langue comme frappée d'impuissance, c'est prononcer avec arrogance et témérité comme font certains de notre nation, qui, n'étant rien moins que Grecs et Latins, déprisent et rejettent d'un sourcil plus que stoïque toutes les choses écrites en fran

çois. Si notre langue est plus pauvre que la grecque et la latine, ce n'est pas à son impuissance qu'il faut l'imputer, mais à l'ignorance de nos devanciers, qui l'ont laissée si chétive et si nue, qu'elle a besoin des ornements et, pour ainsi dire, des plumes d'autrui. Qu'on ne perde pourtant pas courage les langues grecque et latine n'ont pas toujours été ce qu'on les vit du temps de Cicéron et de Démosthène.» Il donne ensuite aux novateurs un conseil qu'ils n'ont pas assez fidèlement suivi : « Les Romains imitaient les meilleurs auteurs grecs, se transformant en eux, les dévorant, et, après les avoir dévorés, les convertissant en sang et en nourriture. » Renouvelant le précepte d'Horace, il ajoute : « Qui veut voler par la bouche des hommes doit longuement demeurer en sa chambre, et qui désire vivre en la mémoire de la postérité doit, comme mort à soi-même, suer et trembler maintes fois; et autant que nos poëtes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, il doit endurer la faim, la soif et de longues veilles : ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. Lis done. et relis jour et nuit les exemplaires grecs et latins, et laissemoi aux Jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouen toutes ces vieilles poésies françoises, comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et telles autres épiceries.» Puis, faisant allusion aux œuvres et aux devises bizarrement puériles des Jean Leblond, des Sagon, des Charles Fontaine, des François Habert, et de tous les faibles et prétentieux successeurs de Marot et de Saint-Gelais, il s'écrie dédaigneusement : « O combien je désire voir sécher ces printemps, rabattre ces coups d'essay, tarir ces fontaines! Je ne souhaite pas moins que ces dépourvus, ces humbles espérans, ces bannis de liesse, ces esclaves fortunés, ces traverseurs, soient renvoyés à la Table ronde, et ces belles petites devises aux gentilshommes et demoiselles dont on les a empruntées. »>

Du Bellay, après avoir ainsi exposé les raisons de la croisade qu'il propose pour s'approprier les richesses des littératures antiques, et les moyens de conquête, sonne enfin

la charge dans une conclusion toute martiale et sentant son Tyrtée « Là doncques, François, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine, et des serves dépouilles d'elle (comme vous avez fait plus d'une fois) ornez vos temples et vos autels. Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie et ce traître Camille, qui, sous ombre de bonne foi, vous surprennent tout nuds comptant la rançon du Capitole; donnez en cette Grèce menteresse et y semez encore un coup la fameuse nation des GalloGrecs. Pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple delphique, ainsi que vous avez fait autrefois, et ne craignez plus ce muet Apollon, ses faux oracles ni ses flèches rebouchées. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par leurs oreilles avec une chaîne d'or attachée à sa langue. »

Ce manifeste de guerre était la première explosion d'un complot littéraire tramé dans l'ombre, au collége de Coqueret, où Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Baïf, Remy Belleau et quelques autres jeunes gens réunis sous la direction du savant Daurat s'étaient enfermés pour préparer cette noble entreprise. Dans la revue que nous allons faire des conjurés, nous devons la première place à celui qui a sonné si vigoureusement la charge. Si tous les chefs et les soldats avaient suivi le plan tracé avec le même courage et la même discrétion que du Bellay, la victoire, qui fut brillante, n'aurait pas amené de catastrophe, et les gémonies n'auraient pas expié l'apothéose. Ni l'oubli ni le ridicule n'ont atteint la mémoire de du Bellay. Ses conseils étaient aussi sensés que généreux; il prétendait à discipliner les courages qu'il enflammait, et la route qu'il traçait menait au but qu'il avait marqué. Son œuvre personnelle dans la tâche commune a été saine, bien que modeste; il l'a mesurée à ses forces. La langue qu'il parle n'est pas un pastiche: il fortifie celle que Marot a façonnée, il ne la dénature pas. Lorsqu'il mourut, à peine âgé de trente-six ans, son talent facile s'élevait en s'affermissant. Déjà il avait gagné le

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