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Puis, offrant spontanément et faisant recevoir ses fils en otage, il retourna seul vers sa corde, accompagné cependant et poussé par sa colère, son courage, ses espérances et ses craintes, et il remonta sans obstacle dans sa tour.

CHAPITRE LXIV.

Boémond porte cette nouvelle à l'évêque du Puy,

JAMAIS Boémond n'avait éprouvé un pareil sentiment de joie. Au lever du soleil, il se rendit donc vers l'évêque du Puy, que le pape Urbain avait préposé à l'armée comme un autre lui-même, et confia son secret à sa discrétion. L'évêque lui promit de tenir la chose fidèlement cachée et de s'appliquer soigneusement à en assurer le succès. Aussitôt il convoqua les chefs des armées et ceux qui étaient les plus considérables parmi le peuple; et ceux-ci s'étant rassemblés, l'évêque leur parla en ces termes :

Mes frères, l'entreprise que nous poursuivons à présent nous a beaucoup et long-temps tourmentés, et nous tourmentera encore beaucoup et longtemps, si l'oeil du Seigneur n'est sans cesse sur nous. «Nous avons dressé des machines, et leur effet a été

complétement déjoué; nous avons miné les murail« les, et nous avons été repoussés; nous avons com«battu, et c'est la seule occasion où nous ayons

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«< réussi : mais il y a lieu de craindre que la nouvelle « lutte qui se prépare, à ce qu'on dit, ne soit d'au<< tant plus rude que l'ennemi sera plus nombreux. << Dans le premier combat, ses forces étaient de quinze <<< mille hommes; ceux qui viennent sont, à ce qu'on << assure, quatre cent mille. Les forces des ennemis ne «< cessent de s'accroître, les nôtres de diminuer. D'un «< autre côté, considérez ce que c'est que la solidité << de cette ville et sa position. Des fossés l'entourent « de trois côtés et la rendent inabordable. Sur le quatrième côté sont le marais et le fleuve, et des <«< murailles telles que le monde entier n'en con<< naît pas de semblables. Dans l'intérieur de la << ville, il y a des sources d'eaux jaillissantes; et ceux qui ont bravé nos menaces depuis un an que nous « sommes arrivés, auront bien pu sans doute rassem«bler aussi toutes les autres choses nécessaires à la « vie. O Antioche! plût à Dieu que tu n'eusses ja« mais existé, ou que tu ne te fusses jamais trouvée <«< sur notre chemin! C'est Jérusalem qui est l'objet « de notre voyage; que nous importe donc Antioche? « Si cependant nous la laissons derrière nous, si,

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après avoir été repoussés, nous nous portons plus <«< avant, il n'y a rien de fait, il ne nous reste plus « rien à espérer. Oui, dis-je, si nous abandonnons « cette ville, elle ne nous abandonnera pas; elle « nous suivra toujours, ou pour mieux dire, cette «< ennemie nous fermera les chemins, nous combat« tra par derrière et par devant; en résistant, elle « donnera aux autres villes l'espoir de pouvoir résister « aussi, tandis que, si elle eût été prise, elle eût en<< traîné toutes les autres dans un même sentiment de

« frayeur. O remparts! plût à Dieu que jamais vous «< n'eussiez été élevés, ou que vous fussiez demeurés འ toujours loin de nos yeux et de nos oreilles! Tou « tefois, ô grands, tenons conseil. Mettons en avant, << proposons des récompenses au courage; nous en

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flammerons, je l'espère, les cœurs des hommes en << leur montrant le but de leurs efforts. Voyez tout ce << que fit Saül; cherchons nos exemples parmi les «< anciens. Il n'y eut chez les Hébreux personne qui << se levât contre Goliath jusqu'au moment où la pro« messe de la fille du roi et de la liberté de la maison paternelle suscita le bras de David. Beaucoup d'hom«< mes disent entre eux et même publiquement : « Pour " qui travaillé-je? pour qui me tourmenté-je? pour «< qui vais-je recevoir des blessures? donnerai-je ma « vie en sacrifice pour Antioche? un ingrat, je ne << sais lequel, y commandera. Loin de moi de pleu<< rer, pour qu'un autre, dans son ingratitude, se rie << de mes larmes ! » Ainsi donc, mettez-vous en mou<< vement; que ce ne soit pas l'ambition de régner qui « vous anime, mais plutôt le desir de mener à son << terme l'entreprise de notre pélerinage. Il vaut mieux « que cette ville échoie en partage à quelqu'un, si << par son secours nous pouvons y pénétrer, que si <«< son courage demeurait engourdi faute de récom<< -pense, et qu'il alléguât toujours les excuses que vous « venez d'entendre. Voilà ce qu'à force de recherches << et de méditations mon esprit a pu imaginer de meil«<leur, de plus efficace, de plus convenable; que << votre sagesse, ô grands, supplée à mon insuffisance, «< si j'ai oublié quelque chose; qu'elle retranche, si

j'ai trop dit; qu'elle change, si j'ai mal dit; qu'elle «< approuve, si j'ai bien dit. »

CHAPITRE LXV.

On promet le gouvernement de la ville à celui par qui on pourra s'en rendre maître.

Ce discours est accueilli avec faveur par tous ceux qui assistent au conseil. Ceux qui sont les premiers le témoignent d'abord; ceux qui viennent après eux, chacun selon sa dignité, expriment la même adhésion; nul ne se montre contraire, tous consentent à ce que la ville appartienne à celui, quel qu'il soit, par qui son entrée sera ouverte aux Chrétiens. Alors Boémond prenant la parole : « Une promesse, dit«< il, qui est confirmée par un serment est déjà << comme accomplie; l'avenir passe en quelque sorte «< dans le présent, l'espérance se transforme en jouis«< sance. Mais si les paroles ne sont liées par un tel

lien, à quoi peuvent-elles servir? un homme quel«< conque peut être riche en promesses. Si donc vous « desirez ratifier vos paroles et leur donner quelque fixité, ce que vous avez promis, jurez-le. » Plus de délai, point de rétractation : à peine y sont-ils invités, tous jurent; et ils n'eussent point hésité, si on leur eût demandé de plus grandes choses, de les jurer aussi, dans l'espoir d'obtenir quelque soulagement. Dès lors, plus confiant et plus entreprenant aussi, Boémond révèle ses projets à quelques-uns des grands,

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et invite tous les autres, en termes plus précis, à se disposer pour entrer bientôt dans la place, leur promettant avec certitude qu'ils recevront bientôt d'utiles secours. Alors, prenant congé les uns des autres, ils rentrent chacun chez soi, et s'occupent à préparer des cordes. Celui-là surtout qui, seul parmi les concurrens, compte bien gagner le prix de la lice, celuilà se hâte, se livre à ses méditations, s'attache tout entier à cette nuit qui va bientôt arriver, et qui lui semble plus lente dans sa marche qu'elle ne paraît à celui qui attend sa bien-aimée, ou à ceux qui doivent retourner à l'ouvrage.

CHAPITRE LXVI.

La ville est livrée par trahison.

CETTE nuit étant enfin venue, au milieu du silence de toutes choses, Boémond dirige sa marche vers la tour qui lui a été promise, non sans beaucoup de fatigue, et allant à pied, car la position, trop escarpée, ne permet pas d'y conduire des chevaux. Toutefois, en partant, il envoie en avant un messager, qui devra examiner et juger par lui-même s'il y a moyen d'aborder les murailles avec assez de sûreté. Or voici le signal que le traître saint avait donné à Boémond en le quittant : « Quand tu seras parti, mon seigneur, « lui dit-il, envoie un messager au pied de ma tour : << moi, je veillerai assidûment sur la muraille. Si tout «< nous réussit, je jetterai deux pierres l'une après

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