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Il arriva la même chose à l'Eloquence. Le besoin qu'avoient les hommes de se communiquer leurs pensées et leurs sentimens, les fit Orateurs et Historiens, dès qu'ils surent faire usage de la parole. L'expérience, le tems, le goût ajouterent à leurs discours, de nouveaux degrés de perfection. Il se forma un Art qu'on appela Eloquence, et qui, même pour l'agrément, se mit presque au niveau de la Poésie. Sa proximité et sa ressemblance avec celle-ci, lui donnerent la facilité d'en emprunter les ornemens qui pouvoient lui convenir, et de se les ajuster. De là vinrent les périodes arrondies, les antitheses concertées, les portraits frappés, les allégories soutenues: de là, le choix des mots, l'arrangement des phrases, la progression symétrique de l'harmonie. Ce fut l'art qui servit de modele à la Nature; ce qui arrive souvent (a): mais à une condition, qui doit être regardée comme la base essentielle et la regle fondamentale de tous les Arts: C'est que, dans les Arts qui sont pour l'usage, l'agrément prenne le caractere de la nécessité

(a) Voyez le chap. 9. de la a. part.

même : tout doit y paroître pour le bésoin: De même que dans les arts qui sont destinés au plaisir, l'utilité n'a droit d'y entrer, que quand elle est de caractere à procurer le même plaisir, que ce qui auroit été imaginé uniquement pour plaire. Voilà la regle.

Ainsi, de même que la Poésie, ou la Sculpture, ayant pris leurs sujets dans l'Histoire, ou dans la société se justifieront mal d'un mauvais ouvrage, par la vérité du modele qu'elles auroient suivi; parce que ce n'est pas le vrai qu'on leur demande, mais le beau : De même aussi l'Eloquence et l'Architecture mériteroient des reproches, si le dessein de plaire y paroissoit. C'est chez elles que l'Art rougit quand il est apperçu. Tout ce qui n'y est que pour l'ornement, est vicieux. La raison est, que ce n'est pas un amusement qu'on leur demande, mais un service.

Il y a cependant des occasions, où l'Eloquence et l'Architecture peuvent prendre l'essor. Il y a des héros à célébrer, et des temples à bâtir. Et comme le devoir de ces deux Arts est alors d'imiter la grandeur de leur objet, et d'exciter l'admiration des

hommes, il leur est permis de s'élever de quelques degrés, et d'étaler toutes leurs richesses, sans cependant s'écarter trop de leur fin originaire qui est le besoin et l'usage. On leur. demande le beau dans ces occasions mais un beau qui soit d'une utilité réelle.

Que penseroit-on d'un édifice somptueux qui ne seroit d'aucun usage? La dépense comparée avec l'inutilité formeroit une disproportion désagréable pour ceux qui le verroient, et ridicule pour celui qui l'auroit fait. Si l'édifice demande de la grandeur, de la majesté, de l'élégance, c'est toujours en considération du maître qui doit l'habiter. S'il y a proportion, variété, unité, c'est pour le rendre plus aisé, plus solide, plus commode: tous les agrémens pour être parfaits doivent paroître avec un caractere d'utilité; au lieu que dans la Sculpture les choses qui y sont pour l'utilité doivent se tourner en agrémens.

L'Eloquence est soumise aux mêmes Loix. Elle est toujours, dans ses plus grandes libertés, attachée à l'utile et au vrai; et si quelquefois le vraisemblable ou l'agrément deviennent son

objet, ne n'est que par rapport au vrai même, qui n'a jamais tant de crédit que quand il plaît, et qu'il est vraisemblable.

L'Orateur ni l'Historien n'ont rien à créer, il ne leur faut de génie que pour trouver les faces réelles qui sont dans leur objet : ils n'ont rien à y ajouter, rien à en retrancher : à peine osent-ils quelquefois transposer: tandis que le Poëte se forge à lui-même ses modeles, sans s'embarrasser de la réalité.

De sorte que si on vouloit définir la Poésie par opposition à la Prose ou à l'Eloquence, que je prends ici pour la même chose; on diroit toujours que la Poésie est une imitation de la belle Nature exprimée par le discours mesuré et la Prose ou l'Eloquence la Nature elle-même exprimée par le discours libre. L'Orateur doit dire le vrai d'une maniere qui le fasse croire, avec la force et la simplicité qui persuadent. Le Poëte doit dire le vraisemblable d'une maniere qui le rende agréable, avec toute la grace et toute l'énergie qui charment et qui étonnent. Cependant comme le plaisir prépare le cœur à la persuasion, et que

l'utilité réelle flatte toujours l'homme qui n'oublie jamais son intérêt; il s'ensuit, que l'agréable et l'utile doivent se réunir dans la Poésie et dans la Prose mais en s'y plaçant dans un ordre conforme à l'objet qu'on se propose dans ces deux genres d'écrire.

:

Si on objectoit qu'il y a des Ecrits en Prose qui ne sont l'expression que du vraisemblable; et d'autres en vers qui ne sont l'expression que du vrai; on répondroit que la Prose et la Poésie étant deux langages voisins, et dont le fonds est presque le même, elles se prêtent mutuellement tantôt la forme qui les distingue, tantôt le fonds même qui leur est propre de sorte que tout paroît travesti.

Il y a des fictions poétiques qui se montrent avec l'habit simple de la Prose tels sont les Romans et tout ce qui est dans leur genre. Il y a de même des matieres vraies, qui paroissent revêtues et parées de tous les charmes de l'harmonie poétique: tels sont les Poemes didactiques (a) et

(a) On entend par poëme didactique, celui qui me contient qu'une suite de préceptes exposés eu

historiques.

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