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tre. Mais l'époque de l'établissement de leur empire n'est proprement qu'au temps de Cinna.

Une des plus grandes obligations que l'on ait à Corneille est d'avoir purifié le théâtre. Il fut d'abord entraîné par l'usage établi, mais il y résista aussitôt après; et depuis Clitandre, sa seconde piece, on ne trouve plus rien de licencieux dans ses ouvrages.

Corneille, après avoir fait un essai de ses forces dans ses six premières pièces, où il s'éleva déja au-dessus de son siècle, prit tout-à-coup l'essor dans Médée, et monta jusqu'au tragique le plus sublime. A la vérité il fut secouru par Sénèque; mais il ne laissa pas de faire voir ce qu'il pouvoit par lui-même.

Ensuite il retomba dans la comédie; et, si j'ose dire ce que j'en pense, la chute fut grande. L'Illusion comique, dont je parle ici, est une pièce irrégulière et bizarre, et qui n'excuse point par ses agréments, sa bizarrerie et son irrégularité. Il y domine un personnage de capitan, qui abat d'un souffle le grand Sophi de Perse et le grand Mogol, et qui une fois en sa vie avoit empêché le soleil de se lever à son heure prescrite, parcequ'on ne trouvoit point l'Aurore, qui étoit couchée avec ce merveilleux brave. Ces caractères ont été autrefois fort à la mode : mais qui représentoient-ils? à qui en vouloit-on ? Est-ce qu'il faut outrer nos folies jusqu'à ce -point-là pour les rendre plaisantes? En vérité, ce seroit nous faire trop d'honneur.

Après l'Illusion comique, Corneille se releva plus grand et plus fort que jamais, et fit le Cid. Jamais pièce de théâtre n'eut un si grand succès. Je me souviens d'avoir vu en ma vie un homme de guerre et un mathématicien qui, de toutes les comédies du monde, ne connoissoient que le Cid. L'horrible barbarie où ils vivoient n'avoit pu empêcher le nom du Cid d'aller jusqu'à eux. Corneille avoit dans son cabinet cette pièce traduite en toutes les langues de l'Europe, hors l'esclavone et la turque: elle étoit en allemand, en anglois, en flamand; et, par une exactitude flamande, on l'avoit rendue vers pour vers. Elle étoit en italien, et, ce qui est plus étonnant, en espagnol : les Espagnols avoient bien voulu copier eux-mêmes une pièce dont l'original leur appartenoit. M. Pellisson, dans son Histoire de l'Académie', dit qu'en plusieurs provinces de France il étoit passé en proverbe de dire : Cela est beau comme le Cid. Si ce proverbe a péri, il faut s'en

* Voyez, à la fin des œuvres de P. Corneile, tome IV, tout ce que cette HISTOIRE contient de relatif au Cid et à Corneille.

prendre aux auteurs' qui ne le goûtoient pas, et à la cour, où c'eût été très mal parler que de s'en servir sous le ministère du cardinal de Richelieu 2.

Ce grand homme avoit la plus vaste ambition qui ait jamais été. La gloire de gouverner la France presque absolument, d'abaisser la redoutable maison d'Autriche, de remuer toute l'Europe à son gré, ne lui suffisoit point; il y vouloit joindre encore celle de faire des comédies. Quand le Cid parut, il en fut aussi alarmé que s'il avoit vu les Espagnols devant Paris. Il souleva les auteurs contre cet ouvrage, ce qui ne dut pas être fort difficile, et il se mit à leur tête 3. Scudéri publia ses Observations sur le Cid, adressées à l'Académie françoise, qu'il en faisoit juge, et que le cardinal, son fondateur, sollicitoit puissamment contre la pièce accusée. Mais, afin que l'Académie pût juger, ses statuts vouloient que l'autre partie, c'est-à-dire Corneille, y consentit. On tira donc de lui une espèce de consentement, qu'il ne donna qu'à la crainte de déplaire au cardinal, et qu'il donna pourtant avec assez de fierté. Le moyen de ne pas ménager un pareil ministre, et qui étoit son bienfaiteur ? car il récompensoit comme ministre ce même mérite dont il étoit jaloux comme poëte; et il semble que cette grande ame ne pouvoit pas avoir des foiblesses qu'elle ne réparât en même temps par quelque chose de noble.

L'Académie françoise donna ses sentiments sur le Cid, et cet ouvrage fut digne de la grande réputation de cette compagnie naissante. Elle sut conserver tous les égards qu'elle devoit et à la passion du cardinal et à l'estime prodigieuse que le public avoit conçue du Cid. Elle satisfit le cardinal en reprenant exactement tous les défauts de cette pièce, et le public en les reprenant avec modération, et même souvent avec des louanges.

↑ J'ose plutôt penser qu'il faut s'en prendre à Cinna, qui fut mis par toute la cour au-dessus du Cid, quoiqu'il ne fût pas si touchant. (V.)

* Le cardinal de Richelieu montra tant de partialité contre Corneille, que quand Scudéri eut donné sa mauvaise pièce de l'Amour tyrannique, que le cardinal trouvait divine, Sarrazin, par ordre de ce ininistre, fit une mauvaise préface, dans laquelle il louait Hardy sins oser nommer Corneille. (V.)

Rotrou seui refusa de servir la jalousie du ministre, et cette noble conduite lui assura l'estime et l'amitié de Corneille.

Pierre Corneille avait le malheur de recevoir une petite pension du cardinal, pour avoir quelque temps travaillé sous lui aux pièces des cinq auteurs : L'Étoile, fils du grand audiencier, dont nous avons les mémoires; Boisrobert, abbé de Châtillon-surSeine, aumônier du roi, et conseiller d'état ; Colletet, qui n'est plus connu que par les satires de Boilean, mais que le cardinal regardait alors avec estime; Rotrou, lieutenant civil au bailliage de Dreux, homme de génie ; Corneille lui même, assez subordonné aux autres, qui l'emportaient sur lui par la fortune ou par la faveur. (V).

Quand Corneille eut une fois, pour ainsi dire, atteint jusqu'au Cid, il s'éleva encore dans les Horaces, enfin il alla jusqu'à Cinna et à Polyeucte, au-dessus desquels il n'y a rien.

Ces pièces-là étoient d'une espèce inconnue, et l'on vit un nouveau théâtre. Alors Corneille, par l'étude d'Aristote et d'Horace, par son expérience, par ses réflexions, et plus encore par son génie, trouva les sources du beau, qu'il a depu's ouvertes à tout le monde dans les discours qui sont à la tête de ses comédies. De là vient qu'il est regardé comme le père du théâtre françois. II lui a donné le prem'er une forme raisonnable; il l'a porté à son plus haut point de perfection, et a laissé son secret à qui s'en pourra servir.

Avant que l'on jouât Polyeucte, Corneille le lut à l'hôtel de Rambouillet, souverain tribunal des affaires d'esprit en ce tempslà. La pièce y fut applaudie autant que le demandoient la bienséance et la grande réputation que l'auteur avoit déja. Mais, quelques jours après, Voiture vint trouver Corneille, et prit des tours fort délicats pour lui dire que Polyeucte n'avoit pas réussi comme il pensoit, que surtout le christianisme avoit extrêmement dép!u. Corneille, alarmé, voulut retirer la pièce d'entre les mains des comédiens qui l'apprenoient; mais enfin il la leur laissa sur la parole d'un d'entre eux qui n'y jouoit point, parcequ'il étoit trop mauvais acteur. Étoit-ce donc à ce comédien à juger mieux que tout l'hôtel de Rambouillet?

Pompée suivit Polyeucte. Ensuite vint le Menteur, pièce comique, et presque entièrement prise de l'espagnol, selon la coutume de ce temps-là.

Quoique le Menteur soit très agréable, et qu'on l'applaudisse encore aujourd'hui sur le théâtre, j'avoue que la comédie n'étoit point encore arrivée à sa perfection. Ce qui dominoit dans les pièces, c'étoit l'intrigue et les incidents, erreurs de nom, déguisements, lettres interceptées, aventures nocturnes; et c'est pourquoi on prenoit presque tous les sujets chez les Espagnols, qui triomphent sur ces matières. Ces pièces ne laissoient pas d'être fort plaisantes et pleines d'esprit témoin le Menteur dont nous parlons, Don Bertrand de Cigaral, le Geólier de soi-même. Mais enfin la plus grande beauté de la comédie étoit inconnue; on ne songeoit point aux mœurs et aux caractères; on alloit chercher bien loin le ridicule dans des événements imaginés avec

beaucoup de peine, et on ne s'avisoit point de l'aller prendre dans le cœur humain, où est sa principale habitation. Molière est le premier qui l'ait été chercher là, et celui qui l'a le mieux mis en œuvre homme inimitable, et à qui la comédie doit autant que la tragédie à Corneille.

Comme le Menteur eut beaucoup de succès, Corneille lui donna une suite, mais qui ne réussit guère. Il en découvre lui-même la raison dans les examens qu'il a faits de ses pièces. Là il s'établit juge de ses propres ouvrages, et en parle avec un noble désintéressement, dont il tire en même temps le double fruit, et de prévenir l'envie sur le mal qu'elle en pourroit dire, et de se rendre lui-même croyable sur sur le bien qu'il en dit.

A la Suite du Menteur succéda Rodogune. Il a écrit quelque part que, pour trouver la plus belle de ses pièces, il falloit choisir entre Rodogune et Cinna; et ceux à qui il en a parlé ont démêlé sans beaucoup de peine qu'il étoit pour Rodogune. Il ne m'appartient nullement de prononcer sur cela; mais peut-être préféroit-il Rodogune, parcequ'elle lui avoit extrêmement coûté : il fut plus d'un an à disposer le sujet. Peut-être vouloit-il, en mettant son affection de ce côté-là, balancer celle du public, qui paroît être de l'autre. Pour moi, si j'ose le dire, je ne mettrois point le différend entre Rodogune et Cinna: il me paroît aisé de choisir entre elles, et je connois quelque pièce de Corneille que je ferois passer encore avant la plus belle des deux.

On apprendra dans les examens de P. Corneille, mieux que l'on ne feroit ici, l'histoire de Théodore, d'Héraclius, de Don Sanche d'Aragon, d'Andromède, de Nicomède et de Pertharite. On y verra pourquoi Théodore et Don Sanche d'Aragon réussirent fort peu, et pourquoi Pertharite tomba absolument. On ne put souffrir dans Théodore la seule idée du péril de la prostitution; et si le public étoit devenu si délicat, à qui Corneille devoit-il s'en prendre, qu'à lui-même? Avant lui, le viol réussissoit dans les pièces de Hardy. Il manqua à Don Sanche un suffrage illustre, qui lui fit manquer tous ceux de la cour; exemple assez commun de la soumission des François à de certaines autorités. Enfin un mari qui veut racheter sa femme en cédant un royaume fut encore sans comparaison plus insupportable dans Pertharite, que la prostitution ne l'avoit été dans Théodore. Le bon mari n'osa se montrer au public que deux fois. Cette chute du grand

Corneille peut être mise parmi les exemples les plus remarquables des vicissitudes du monde ; et Bélisaire demandant l'aumône n'est pas plus étonnant.

Il se dégoûta du théâtre, et déclara qu'il y renonçoit dans une petite préface assez chagrine qu'il mit au-devant de Pertharite. Il dit pour raison qu'il commence à vieillir, et cette raison n'est que trop bonne, surtout quand il s'agit de poésie et des autres talents de l'imagination. L'espèce d'esprit qui dépend de l'imagination, et c'est ce qu'on appelle communément esprit dans le monde, ressemble à la beauté, et ne subsiste qu'avec la jeunesse. Il est vrai que la vieillesse vient plus tard pour l'esprit; mais elle vient. Les plus dangereuses qualités qu'elle lui apporte sont la sécheresse et la dureté; et il y a des esprits qui en sont naturellement plus susceptibles que d'autres, et qui donnent plus de prise aux ravages du temps: ce sont ceux qui avoient de la noblesse, de la grandeur, quelque chose de fier et d'austère. Cette sorte de caractère contracte aisément par les années je ne sais quoi de sec et de dur. C'est à peu près ce qui arriva à Corneille : il ne perdit pas en vieillissant l'inimitable noblesse de son génie ; mais il s'y mêla quelquefois un peu de dureté. Il avoit poussé les grands sentiments aussi loin que la nature pouvoit souffrir qu'ils allassent; il commença de temps en temps à les pousser un peu plus loin. Ainsi dans Pertharite, une reine consent à épouser un tyran qu'elle déteste, pourvu qu'il égorge un fils unique qu'elle a, et que par cette action il se rende aussi odieux qu'elle souhaite qu'il le soit. Il est aisé de voir que ce sentiment, au lieu d'être noble, n'est que dur; et il ne faut pas trouver mauvais que le public ne l'ait pas goûté.

Après Pertharite, Corneille, rebuté du théâtre, entreprit la traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ. Il y fut porté par des pères jésuites de ses amis, par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie, et peut-être aussi par l'activité de son génie qui ne pouvoit demeurer oisif. Cet ouvrage eut un succès prodigieux, et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté que je ne devrois peut-être pas me permettre, je ne trouve point dans la traduction de Corneille le plus grand charme de l'Imitation de Jésus-Christ, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers qui étoit naturelle à Corneille, et je crois même qu'absolument la forme de vers lui est contraire. Ce

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