Page images
PDF
EPUB

EXAMEN DE POLYEUCTE.

Ce martyre est rapporté par Surius sur le neuvième de janvier. Polyeucte vivoit en l'année 250), sous l'empereur Décius. Il étoit Arménien, ami de Néarque, et gendre de Felix, qui avoit la commission de l'empereur pour faire exécuter ses édits contre les chrétiens. Cet ami l'ayant résolu à se faire chrétien, il déchira ces édits qu'on publioit, arracha les idoles des mains de ceux qui les portoient sur les autels pour les adorer, les brisa contre terre, résista aux larmes de sa femme Pauline, que Félix employa auprès de lui pour le ramener à leur culte, et perdit la vie par l'ordre de son beau-père, sans autre baptême que celui de son sang. Voilà ce que m'a prêté l'histoire; le reste est de mon invention.

Pour donner plus de dignité à l'action, j'ai fait Félix gouverneur d'Arménie, et ai pratiqué un sacrifice public, afin de rendre l'occasion plus illustre, et donner un prétexte à Sévère de venir en cette province, sans faire éclater son amour avant qu'il en eût l'aveu de Pauline1.Ceux qui veulent arrêter nos héros dans une médiocre bonté, où quelques interprètes d'Aristote bornent leur vertu, ne trouveront pas ici leur compte, puisque celle de Polyeucte va jusqu'à la sainteté, et n'a aucun mélange de foiblesse. J'en ai déja parlé ailleurs; et pour confirmer ce que j'en ai dit par quelques autorités, j'ajouterai ici que Minturnus, dans son Traité du Poëte, agite cette question, si la Passion de JésusChrist et les martyres des saints doivent être exclus du théâtre, à

Qui méritait bien mieux sa flamme
Que son bon dévot de mari.

A l'égard de Pauline, si l'on considère que Voltaire étoit né à l'époque de la plus grande corruption de nos mœurs, qu'il étoit entré dans le moade au moment où ce te corruption étoit portée à son comble, et qu'eufin il vit commencer dans sa première jeunesse cette licencieuse régence où les vices devinrent les mœurs de la nation, on ne sera pas étonné qu'il ait méconnu la beauté de ce caractère de Pauline, qui ne pouvoit plus passer que pour une fiction dénuée de vraisemblance. Ce n'est pas que dans son commentaire il ait eu la maladresse d'attaquer ouvertement le personnage de Pauline; mais tantôt il lui suppose de la coquetterie, supposition qui se détru d'elle-même, pour peu qu'on lise l'ouvrage avec l'attention respectueuse qu'il me rite; tantôt il s'égale aux dépens de quelques naïvetés, qu'il travestit en bassesses: enfin, si l'on pouvoit admettre qu'il se trompât de bune foi, nous n'en serions que plus confirmés dans l'opinion où nous sommes que le siècle où il a vécu ne lui permettoit plus de bien juger ua pareil chef-d'œuvre. (P.)

Ceci répond à toutes les objections de Voltaire. Sévère, dit-il, ne devoit-il pas expédier de la frontière un exprès à Félix, et lui demander Pauline? Quoi: il a des lettres de faveur pour épouser P.u ine, et il ne les a pas montrées en arrivant: e vouloit pas, répond Corneille, et Sévère lui-même le dit dans la pièce, faire écla ter son amour avant qu'il en eût l'aveu de Pauline. Voltaire, ayant le projet de commenter Corneille, devoit au moins consulter les différents examens que ce grand homme a mis à la suite de ses pièces, ou les lire avec plus d'attention. (P.)

cause qu'ils passent celte médiocre bonté, et résout en ma faveur. Le célèbre Heinsius, qui non seulement a traduit la Poétique de notre philosophe, mais a fait un Traité de la Constitution de la Tragédie selon sa pensée, nous en a donné une sur le martyre des Innocents. L'i!lustre Grotius a mis sur la scène la Passion même de Jésus-Christ et l'histoire de Joseph; et le savant Buchanan a fait la même chose de celle de Jephté, et de la mort de saint Jean-Baptiste. C'est sur ces exemples que j'ai hasardé ce poëme, où je me suis donné des licences qu'ils n'ont pas prises, de changer l'histoire en quelque chose, et d'y mêler des épisodes d'invention: aussi m'étoit-il plus permis sur cette matière qu'à eux sur celle qu'ils ont choisie. Nous ne devons qu'une croyance pieuse à la vie des saints, et nous avons le même droit sur ce que nous en tirons pour le porter sur le théâtre, que sur ce que nous empruntons des autres histoires; mais nous devons une foi chrétienne et indispensable à tout ce qui est dans la Bible, qui ne nous laisse aucune liberté d'y rien changer. J'estime toutefois qu'il ne nous est pas défendu d'y ajouter quelque chose, pourvu qu'il ne détruise rien de ces vérités dictées par le Saint-Esprit. Buchanan ni Grotius ne l'ont pas fait dans leurs poëmes; mais aussi ne les ont-ils pas rendus assez fournis pour notre théâtre, et ne s'y sont proposé pour exemple que la constitution la plus simple des anciens. Heinsius a plus osé qu'eux dans celui que j'ai nommé : les anges qui bercent l'enfant Jésus, et l'ombre de Mariamne avec les furies qui agitent l'esprit d'Hérode, sont des agréments qu'il n'a pas trouvés dans l'Evangile. Je crois même qu'on en peut supprimer quelque chose, quand il y a apparence qu'il ne plairoit pas sur le théâtre, pourvu qu'on ne mette rien en la place; car alors ce seroit changer l'histoire, ce que le respect que nous devons à l'Écriture ne permet point. Si j'avois à y exposer cele de David et de Bethsabée, je ne décrirois pas comme il en devint amoureux en la voyant se baigner dans une fontaine, de peur que l'image de cette nudité ne fit une impression trop chatouilleuse dans l'esprit de l'auditeur; mais je me contenterois de le peindre avec de l'amour pour elle, sans parler aucunement de quelle manière cet amour se seroit emparé de son cœur.

Je reviens à Polyeucte, dont le succès a été très heureux. Le style n'en est pas si fort ni si majestueux que celui de Cinna et de Pompée, mais il a quelque chose de plus touchant, et les tendresses de l'amour humain y font un si agréable mélange avec la fermeté du divin, que sa représentation a satisfait tout ensemble les dévots et les gens du monde. A mon gré, je n'ai point fait de pièce où l'ordre du théâtre soit plus beau et l'enchaînement des scènes mieux ménagé. L'unité d'action, et celle de jour et de lieu, y ont leur justesse; et les scrupules qui peuvent naître touchant ces deux dernières se dissiperont aisément, pour peu qu'on me veuille prêter de cette faveur que l'auditeur nous

doit toujours, quand l'occasion s'en offre, en reconnoissance de la peine que nous avons prise à le divertir.

- Il est hors de doute que si nous appliquons ce poëme à nos coutupres, le sacrifice se fait trop tôt après la venue de Sévère; et cette précipitation sortira du vraisemblable par la nécessité d'obéir à la règle. Quand le roi envoie ses ordres dans les villes pour y faire rendre des actions de graces pour ses victoires, ou pour d'autres bénédictions qu'il reçoit du ciel, on ne les exécute pas dès le jour même ; mais aussi il faut du temps pour assembler le clergé, les magistrats et les corps de ville, et c'est ce qui en fait différer l'exécution. Nos acteurs n'avoient ici aucune de ces assemblées à faire.

Il suffisoit de la présence de Sévère et de Félix, et du ministère da grand-prêtre; ainsi nous n'avons eu aucun besoin de remettre ce sacrifice à un autre jour. D'ailleurs, comme Félix craignoit ee favori, qu'il croyoit irrité du mariage de sa fille, il étoit bien aise de lui donner le moins d'occasion de tarder qu'il lui étoit possible, et de tâcher, durant son peu de séjour, à gagner son esprit par une prompte complaisance, et montrer tout ensemble une impatience d'obéir aux volontés de l'empereur.

L'autre scrupule regarde l'unité de lieu, qui est assez exacte, puisque tout s'y passe dans une salle ou antichambre commune aux apparte ments de Félix et de sa fille. Il semble que la bienséance y soit un peu forcée pour conserver cette unité au second acte, en ce que Pauline vient jusque dans cette antichambre pour trouver Sévère, dont elle devroit attendre la visite dans son cabinet. A quoi je réponds qu'elle a eu deux raisons de venir au-devant de lui: l'une, pour faire plus d'honneur à un homme dont son père redoutoit l'indignation, et qu'il lui avoit commandé d'adoucir en sa faveur; l'autre, pour rompre plus aisément la conversation avec lui, en se retirant dans ce cabinet, s'il ne vouloit pas la quitter à sa prière, et se délivrer, par cette retraite, d'un entretien dangereux pour elle; ce qu'elle n'eût pu faire si elle eût reçu sa visite dans son appartement.

Sa confidence avec Stratonice, touchant l'amour qu'elle avoit eu pour ce cavalier, me fait faire une réflexion sur le temps qu'elle prend pour cela. Il s'en fait beaucoup sur nos théâtres d'affections qui ont déja duré deux ou trois ans, dont on attend à révéler le secret justement au jour de l'action qui se représente, et non seulement sans aucune raison de choisir ce jour-là plutôt qu'un autre pour le déclarer, mais lors même que vraisemblablement on s'en est dû ouvrir beaucoup auparavant avec la personne à qui on en fait confidence. Ce sont choses dont il faut instruire le spectateur en les faisant apprendre par un des acteurs à l'autre; mais il faut prendre garde avec soin que celui à qui on les apprend ait eu lieu de les ignorer jusque là aussi bien que le spectateur, et que quelque occasion tirée du sujet oblige celui qui les

récite à rompre enfin un silence qu'il a gardé si long-temps. L'infante, dans le Cid, avoue à Léonor l'amour secret qu'elle a pour lui, et l'auroit pu faire un an ou six mois plus tôt. Cléopâtre, dans Pompée, ne prend pas des mesures plus justes avec Charmion; elle lui conte la passion de César pour elle, et comme

Chaque jour ses courriers

Lui portent en tribut ses vœux et ses lauriers.

Cependant, comme il ne paroît personne avec qui elle ait plus d'ouverture de cœur qu'avec cette Charmion, il y a grande apparence que c'étoit elle-même dont cette reine se servoit pour introduire ces courriers, et qu'ainsi elle devoit savoir déja tout ce commerce entre César et sa maîtresse. Du moins il falloit marquer quelque raison qui lui eût laissé ignorer jusque là tout ce qu'elle lui apprend, et de quel autre ministère cette princesse s'étoit servie pour recevoir ces courriers. H n'en va pas de même ici. Pauline ne s'ouvre avec Stratonice que pour lui faire entendre le songe qui la trouble, et les sujets qu'elle a de s'en alarmer; et comme elle n'a fait ce songe que la nuit d'auparavant, et qu'elle ne lui eût jamais révélé son secret sans cette occasion qui l'y oblige, on peut dire qu'elle n'a point eu lieu de lui faire cette confidence plus tôt qu'elle ne l'a faite..

Je n'ai point fait de narration de la mort de Polyeucte, parceque je n'avois personne pour la faire ni pour l'écouter, que des païens qui ne la pouvoient ni écouter, ni faire que comme ils avoient fait et écouté celle de Néarque; ce qui auroit été une répétition et marque de stérilité, et, en outre, n'auroit pas répondu à la dignité de l'action principale, qui est terminée par-là. Ainsi j'ai mieux aimé la faire connoître par un saint emportement de Pauline, que cette mort a convertie, que par un récit qui n'eût point eu de grace dans une bouche indigne de le prononcer. Félix son père se convertit après elle; et ces deux conversions, quoique miraculeuses, sont si ordinaires dans les martyres, qu'elles ne sortent point de la vraisemblance, parcequ'elles ne sont pas de ces événements rares et singuliers qu'on ne peut tirer en exemple; et elles servent à remettre le calme dans les esprits de Félix, de Sévère, et de Pauline, que sans cela j'aurois eu bien de la peine à retirer du théâtre dans un état qui rendit la pièce complète, en ne laissant rien à souhaiter à la curiosité de l'auditeur.

[ocr errors]

FIN DE POLYEUCTE.

TRAGÉDIE. 1641.

A MONSEIGNEUR L'ÉMINENTISSIME

CARDINAL MAZARIN.

MONSEIGNEUR,

Je présente le grand Pompée à votre Eminence, c'est-à-dire le plus grand personnage de l'ancienne Rome au plus illustre de la nouvelle ; je mets sous la protection du premier ministre de notre jeune roi un héros qui, qui dans sa bonne fortune, fut le protecteur de beaucoup de rois, et qui, dans sa mauvaise, eut encore des rois pour ses ministres. Il espère de la générosité de V. É. qu'elle ne dédaignera pas de lui conserver cette seconde vie que j'ai tâché de lui redonner, et que, lui rendant cette justice qu'elle fait rendre par tout le royaume, elle le vengera pleinement de la mauvaise politique de la cour d'Égypte. Il l'espère, et avec raison, puisque, dans le peu de séjour qu'il a fait en France, il a déja su de la voix publique que les maximes dont vous vous servez pour la conduite de cet état ne sont point fondées sur d'autres principes que ceux de la vertu. Il a su d'elle les obligations que vous a la France de l'avoir choisie pour votre seconde mère, qui vous est d'autant plus redevable, que les grands services que vous lui rendez sont de purs effets de votre inclination et de votre zèle, et non pas des devoirs de votre naissance. Il a su d'elle que Rome s'est acquittée envers notre jeune monarque de ce qu'elle devoit à ses prédécesseurs, par le présent qu'elle lui a fait de votre personne. Il a su d'elle enfin que la solidité de votre prudence et la netteté de vos lumières enfantent des conseils si avantageux pour le gouvernement, qu'il semble que ce soit vous à qui, par un esprit de prophétie, notre Virgile ait adressé ce vers il y a plus de seize siècles :

Tu regere imperio populos, Romane, memento.

Voilà, MONSEIGNEUR, ce que ce grand homme a appris en apprenant à parler françois :

Pauca, sed a pleno venientia pectore veri.

Et comme la gloire de V. É. est assurée sur la fidélité de cette voix

• Dans la première édition, cette tragédie avoit pour titre : La Mort de Fompée ; et c'est ainsi qu'aujourd'hui encore on la désigne ordinairement.

« PreviousContinue »