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qu'il voit, de réfléchir sur ce qu'il a déja vu, et de fixer sa mémoire sur les premiers actes, pendant que les derniers sont devant ses yeux. C'est l'incommodité des pièces embarrassées, qu'en termes de l'art on nomme implexes, par un mot emprunté du latin, telles que sont Rodogune et Héraclius. Elle ne se rencontre pas dans les simples; mais comme celles-là ont sans doute besoin de plus d'esprit pour les imaginer, et de plus d'art pour les conduire, celles-ci, n'ayant pas le même secours du côté du sujet, demandent plus de force de vers, de raisonnement, et de sentiments pour les soutenir '.

'On pent conclure de ces derniers mots que les pièces simples ont beaucoup plus d'art et de beauté que les pièces implexes. Rien n'est plus simple que l'OEdipe et l'Électre de Sophocle; et ce sont, avec leurs défauts, les deux plus belles pièces de l'antiquité. Cinna et Athalie, parmi les modernes, sont, je crois, fort au-dessus d'Électre et d'OEdipe. Il en est de même dans l'épique. Qu'y a-t-il de plus simple que le quatrième livre de Virgile? Nos romans, au contraire, sont chargés d'incidents et d'intrigues. (V.)

FIN DE CINNA.

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Quelque connoissance que j'aie de ma foiblesse, quelque profond respect qu'imprime Votre Majesté dans les ames de ceux qui l'approchent, j'avoue que je me jette à ses pieds, sans timidité, sans défiance, et que je me tiens assuré de lui plaire, parceque je suis assuré de lui parler de ce qu'elle aime le mieux. Ce n'est qu'une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l'entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute, que l'impuissance de l'artisan ne la peut ravaler; et votre ame royale se plaît trop à cette sorte d'entretien pour s'offenser des

'Quand on passe de Cinna à Polyeuc!e, on se trouve dans un monde tout différent : mais les grands poëtes, ainsi que les grands peintres, savent traiter tous les sujets. C'est une chose assez connue que, Corneille ayant lu sa tragédie de Polyeucte chez madame de Rambouillet, où se rassemblaient alors les esprits les plus cultivés, cette pièce y fut condamnée d'une voix unanime, malgré l'intérêt qu'on prenait à l'auteur dans cette maison : Voiture fut député de toute l'assemblée pour engager Corneille à ne pas faire représenter cet ouvrage. Il est difficile de démêler ce qui put porter les hommes du royaume qui avaient le plus de goût et de lumières à juger si singulièrement: furent-ils persuadés qu'un martyr ne pouvait jamais réussir sur le théâtre ? C'était ne pas connaître le peuple; croyaient-ils que les défauts que leur sagacité leur faisait remarquer révolteraient le public? c'était tomber dans la même erreur qui avait trompé les censeurs du Cid: ils examinaient le Cid par l'exacte raison, et ils ne voyaient pas qu'au spectacle on juge par sentiment. Pouvaient-ils ne pas sentir les beautés singulières des rôles de Sévère et de Pauline? Ces beautés d'un genre si neuf et si délicat les alarmèrent peut-être : ils parurent craindre qu'une femme qui aimait à la fois son amant et son mari n'intéressât pas; et c'est précisément ce qui fit le succès de la pièce. On trouvera dans les remarques quelques anecdotes concernant ce jugement de l'hôtel de Rambouillet. Ce qui est étonnant, c'est que tous ces chefsd'œuvre se suivaient d'année en année. Cinna fut joué au commencement de 1639. et Polyeucte en 1640. Il est vrai que Lope de Véga, Garnier, Calderon, composaient encore plus vite, stantes pede in uno; mais quand on ne s'asservit à aucune règle, qu'on n'est gêné ni par la rime, ni par la conduite, ni par aucune bienséance, il est plus aisé de faire dix tragédies que de faire Cinna et Polyeucte. (V.)

2 La tragédie de Polyeucte fut imprimée pour la première fois en 1641. Louis XIII -étoit mort l'année précédente, laissant les rênes de l'état entreles mains d'Anne d'Auriche, sa veuve, régente pendant la minorité de son fils, qui fut depuis Louis-ieGrand.

défauts d'un ouvrage où elle rencontrera les délices de son cœur. C'est par-là, MADAME, que j'espère obtenir de Votre Majesté le pardon du long temps que j'ai attendu à lui rendre cette sorte d'hommage. Toutes les fois que j'ai mis sur notre scène des vertus morales ou politiques, j'en ai toujours cru les tableaux trop peu dignes de paroître devant elle, quand j'ai considéré qu'avec quelque soin que je les pusse choisir dans l'histoire, et quelques ornements dont l'artifice les put enrichir, elle en voyoit de plus grands exemples dans elle-même. Pour rendre les choses proportionnées, il falloit aller à la plus haute espèce, et n'entreprendre pas de rien offrir de cette nature à une reine très chrétienne, et qui l'est beaucoup plus encore par ses actions que par son titre, à moins que de lui offrir un portrait des vertus chrétiennes dont l'amour et la gloire de Dieu formassent les plus beaux traits, et qui rendit les plaisirs qu'elle y pourra prendre aussi propres à exercer sa piété qu'à délasser son esprit. C'est à cette extraordinaire et admirable piété, MADAME, que la France est redevable des bénédictions qu'elle voit tomber sur les premières armes de son roi; les heureux succès qu'elles ont obtenus en sont les rétributions éclatantes, et des coups du ciel, qui répand abondamment sur tout le royaume les récompenses et les graces que Votre Majesté a méritées. Notre perte sembloit infaillible après celle de notre grand monarque; toute l'Europe avoit déja pitié de nous, et s'imaginoit que nous nous allions précipiter dans un extrême désordre, parcequ'elle nous voyoit dans une extrême désolation: cependant la prudence et les soins de Votre Majesté, les bons conseils qu'elle a pris, les grands courages qu'elle a choisis pour les exécu'er, ont agi si puissamment dans tous les besoins de l'état, que cette première année de sa régence a non seulement égalé les plus glorieuses de l'autre règne, mais a même effacé, par la prise de Thionvill, le souvenir du malheur qui, devant ses murs, avoit interrompu une si longue suite de victoires. Permettez que je me laisse emporter au ravissement que me donne cette pensée, et que je m'écrie dans ce transport :

Que vos soins, grande reine, enfantent de miracles!
Bruxelles et Madrid en sont tout interdits;

Et si notre Apollon me les avoit prédits,
J'aurois moi-même osé douter de ses oracles.

Sous vos commandements on force tous obstacles:
On porte l'épouvante aux cœurs les plus hardis,

Et Ipar des coups d'essai vos états agrandis
Des drapeaux ennemis font d'illustres spectacles.

La victoire elle-même accourant à mon roi,

Et mettant à ses pieds Thionville et Rocroy.

*Corneille n'était pas fait pour les sonnets et pour les madrigaux. Il aurait mieux fait de ne se point écrier dans son transport. (V.)

ABRÉGÉ DU MARTYRE DE SAINT POLYEUCTE.
Fait retentir ces vers sur les bords de la Seine:

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France, attends tout d'un règne ouvert en triomphant,
Puisque tu vois déja les ordres de ta reine

Faire un foudre en tes mains des armes d'un enfant.

Il ne faut point douter que des commencements si merveilleux ne soient soutenus par des progrès encore plus étonnants. Dieu ne laisse point ses ouvrages imparfaits: il les achèvera, MADAME, et rendra non seulement la régence de Votre Majesté, mais encore toute sa vie, un enchaînement continuel de prospérités. Ce sont les vœux de toute la France, et ce sont ceux que fait avec plus de zèle,

MADAME,

DE VOTRE MAJESTÉ,

Le très humble. très obéissant,
très fidèle serviteur et sujet,

CORNEILLE.

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ABRÉGÉ

DU MARTYRE DE SAINT POLYEUCTE,

ÉCRIT PAR SIMÉON MÉTAPHRASTE, ET RAPPORTÉ par surius.

L'ingénieuse tissure des fictions avec la vérité, où consiste le plus beau secret de la poésie, produit d'ordinaire deux sortes d'effets, selon la diversité des esprits qui la voient. Les uns se laissent si bien persuader à cet enchainement, qu'anssitôt qu'ils ont remarqué quelques événements véritables, ils s'imaginent la même chose des motifs qui les font naître et des circonstances qui les accompagnent; les autres, mieux avertis de notre artifice, soupçonnent de fausseté tout ce qui n'est pas de leur connoissance; si bien que, quand nous traitons quelque histoire écartée dont ils ne trouvent rien dans leur souvenir, ils l'attribuent tout entière à l'effort de notre imagination, et la prennent pour une aventure de roman.

L'un et l'autre de ces effets seroit dangereux en cette rencontre : il y va de la gloire de Dieu, qui se plaît dans celle de ses saints, dont la mort si précieuse devant ses yeux ne doit pas passer pour fabuleuse devant ceux des hommes. Au lieu de sanctifier notre théâtre par sa représentation, nous y profanerions la sainteté de leurs souffrances, si nous permettions que la crédulité des uns et la défiance des autres, également abusées par ce mélange, se méprissent également en la vénération qui leur est due, et que les premiers la rendissent mal à propos

à ceux qui ne la méritent pas, pendant que les autres la dénieroient à ceux à qui elle appartient.

Saint Polyeucte est un martyr dont, s'il m'est permis de parler ainsi, beaucoup ont plutôt appris le nom à la comédie qu'à l'église. Le Martyrologe romain en fait mention sur le 43 de février, mais en deux mots, suivant sa coutume; Baronius, dans ses Annales, n'en dit qu'une ligne; le seul Surius, ou plutôt Mosander, qui l'a augmenté dans les dernières impressions, en rapporte la mort assez au long sur le neuvième de janvier et j'ai cru qu'il étoit de mon devoir d'en mettre ici l'abrégé. Comme il a été à propos d'en rendre la représentation agréable, afin que le plaisir pût insinuer plus doucement l'utilité, et lui servir comme de véhicule pour la porter dans l'ame du peuple, il est juste aussi de lui donner cette lumière pour démêler la vérité d'avec ses ornements, et lui faire reconnoître ce qui lui doit imprimer du respect comme saint, et ce qui le doit seulement divertir comme industrieux. Voici donc ce que ce dernier nous apprend :

Polyeucte et Néarque étoient deux cavaliers étroitement liés ensemble d'amitié; ils vivoient en l'an 250, sous l'empire de Décius ; leur demeure étoit dans Mélitène, capitale d'Arménie; leur religion différente, Néarque étant chrétien, et Polyeucte suivant encore la secte des gentils, mais ayant toutes les qualités dignes d'un chrétien, et une grande inclination à le devenir. L'empereur ayant fait publier un édit très rigoureux contre les chrétiens, cette publication donna un grand trouble à Néarque, non pour la crainte des supplices dont il étoit menacé, mais pour l'appréhension qu'il eut que leur amitié ne souffrit quelque séparation ou refroidissement par cet édit, vu les peines qui y étoient proposées à ceux de sa religion, et les honneurs promis à ceux du parti contraire; il en conçut un si profond déplaisir, que son ami s'en aperçut; et l'ayant obligé de lui en dire la cause, il prit de là occasion de lui ouvrir son cœur : Ne craignez point, lui dit-il, que l'édit de l'empereur nous désunisse ; j'ai vu cette nuit le Christ que vous adorez; il m'a dépouillé d'une robe sale pour me revêtir d'une autre toute lumineuse, et m'a fait monter sur un cheval ailé pour le suivre cette vision m'a résolu entièrement à faire ce qu'il y a longtemps que je médite; le seul nom de chrétien me manque; et vousmême, toutes les fois que vous m'avez parlé de votre grand Messie, vous avez pu remarquer que je vous ai toujours écouté avec respect; et quand vous m'avez lu sa vie et ses enseignements, j'ai toujours admiré la sainteté de ses actions et de ses discours. O Néarque! si je ne me croyois pas indigne d'aller à lui sans être initié de ses mystères et avoir reçu la grace de ses sacrements, que vous verriez éclater l'ardeur que j'ai de mourir pour sa gloire et le soutien de ses éternelles vérités. Nearque l'ayant éclairci sur l'illusion du scrupule où il étoit par l'exemple du bon larron, qui en un moment mérita le ciel, bien qu'il

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