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Publier aujourd'hui les OEuvres de Corneille, ce n'est pas les reproduire telles qu'elles ont été livrées pour la première fois au public par Corneille lui-même, puisque, dans la suite, il leur a fait subir de nombreuses corrections; ce n'est pas non plus les réimprimer telles qu'elles existent dans les éditions de 4660 et 1663, car le texte de ces éditions, d'ailleurs incomplètes, a également éprouvé plusieurs rectifications importantes; ce n'est pas enfin faire reparoître l'édition donnée par Thomas Corneille en 1692 : quoiqu'elle soit revêtue de la formule banale, revue et corrigée par l'auteur, il est constant que, depuis la mort de son frère, Thomas Corneille a introduit, soit dans le texte, soit dans la coupe des scènes, quelques changements et quelques modifications'.

Pour retrouver le texte de Corneille, il faut le chercher dans l'édition de 1682, la dernière qu'il ait revue, et la seule qui contienne tout son théâtre c'est celle que nous avons suivie. Quelques négligences typographiques, faciles à expliquer par le grand âge de l'auteur 2 et par l'état de foiblesse dans lequel il passa les deux dernières années de sa vie, ne sauroient ôter à cette édition la confiance que sa date lui assure. Du reste, il nous a suffi de consulter les précédentes pour faire disparoître ces incorrections qui ne peuvent arrêter un instant le lecteur, et qui détruiroient, au besoin, les conjectures de quelques hommes, fort éclairés d'ailleurs, suivant lesquels l'édition de 1682 auroit été surveillée et dirigée par les deux frères.

Le véritable texte de Corneille reparoît donc ici dans toute sa pureté : il est accompagné du commentaire de Voltaire', des notes de La Harpe, des remarques de Palissot et de tous les écrivains dont ces ouvrages immortels ont exercé la critique, ou excité l'admiration. Notre édition renferme en outre plusieurs lettres et quelques autres pièces inédites. Nous reproduisons, avec Voltaire et un grand nombre des éditeurs qui l'ont précédé ou suivi, la Vie de Corneille, écrite par Fontenelle son neveu, telle qu'il la donna à d'Olivet pour être insérée dans l'Histoire de l'Académie : mais, pour compléter cette Vie, nous avons cru devoir y joindre, sous le titre de Supplement, quelques faits 'Voltaire, qui d'ailleurs a tant fait pour la gloire de Corneille, n'a pas toujours reproduit fidèlement son texte. Adoptant tantôt celui des premières éditions, tantôt celui des dernières, quelquefois les mélant tous ensemble, il a relevé des fantes qui n'existoient plus, et son exemple a séduit ou égaré presque tous les éditeurs modernes.

* Il avoit alors soixante-seize ans, et mourut deux ans après.

*Ses préfaces se retrouvent en notes.

* Paris, 1750, in-12, t. 11, page 210. Cette Vie diffère, en quelques unes de ses parties, de celle qui se trouve dans le tome i des Ouvres de Fontenelle, Paris, 1767, in-12.

relatifs à Corneille, et recueillis pour la plupart dans les écrits de ses contemporains.

Il est presque inutile d'ajouter que nous n'avons cité aucune des corrections adoptées par des comédiens qui se croient plus délicats que le public; ils seroient plus réservés, sans doute, s'ils se rappeloient que Baron, ayant osé changer quelques vers de Nicomède, fut inter. rompu par le parterre, qui répéta sur-le-champ et tout haut la véritable leçon hommage éclatant qui vengeoit Corneille des atteintes de la médiocrité, et faisoit le plus bel éloge de ses ouvrages, puisqu'il prouvoit que les vers mêmes qu'on croyoit susceptibles d'être corrigés étoient dans la mémoire de tous les spectateurs. L'admiration et le respect de la postérités ont éternellement acquis à ce génie puissant qui prépara la plus belle époque de notre histoire; à cet écrivain fécond qui mit en jeu sur la scène toutes les passions du cœur humain; à ce poëte sublime qui sut réunir l'énergie et savante précision de Tacite à la noble et belle simplicité de Malherbe; à cet homme prodigieux enfin, « véritablement né pour la gloire de son pays, comparable, non » à tout ce que l'ancienne Rome a produit d'excellents tragiques, puis>> qu'elle confesse elle-même qu'en ce genre elle n'a pas été fort heu>> reuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fa» meuse Athènes ne s'honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivoient en même temps qu'eux'. »>

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VIE DE P. CORNEILLE,

PAR FONTENELLE.

Pierre Corneille naquit à Rouen, en 1606, de Pierre Corneille, maître des eaux et forêts en la vicomté de Rouen, et de Marthe Le Pesant. Il fit ses études aux jésuites de Rouen, et il en a toujours conservé une extrême reconnoissance pour toute la société. Il se mit d'abord au barreau, sans goût et sans succès. Mais une petite occasion fit éclater en lui un génie tout différent; et ce fut l'amour qui la fit naître. Un jeune homme de ses amis, amoureux d'une demoiselle de la même ville, le mena chez elle. Le nouveau venu se rendit plus agréable que l'introducteur. Le plaisir de cette aventure excita dans Corneille un talent qu'il ne connoissoit pas ; et sur ce léger sujet il fit la comédie de Mélite, qui parut en 16252. On y découvrit un caractère original; on conçut que la

RACINE, Discours à l'Académie françoise pour la réception de Th. Corneille. Nous datons Mélite de 1629. Voyez, au commencement de la pièce, les motifs de cette rectification.

comédie alloit se perfectionner; et sur la confiance qu'on eut au nouvel au'eur qui paroissoit, il se forma une nouvelle troupe de comédiens.

Je ne doute pas que ceci ne surprenne la plupart des gens qui trouvent les six ou sept premières pièces de Corneille si indignes de lui, qu'ils les voudroient retrancher de son recueil, et les faire oublier à jamais. Il est certain que ces pièces ne sont pas belles ; mais, outre qu'elles servent à l'histoire du théâtre, elles servent beaucoup aussi à la gloire de Corneille.

les exem

Il y a une grande différence entre la beauté de l'ouvrage et le mérite de l'auteur. Tel ouvrage qui est fort médiocre n'a pu partir que d'un génie sublime; et tel autre ouvrage qui est assez beau a pu partir d'un génie assez médiocre. Chaque siècle a un certain degré de lumières qui lui est propre : les esprits médiocres demeurent au-dessous de ce degré; les bons esprits y atteignent, les excellents le passent, si on le peut passer. Un homme né avec des talents est naturellement porté par son siècle au point de perfection où ce siècle est arrivé ; l'éducation qu'il a reçue, ples qu'il a devant les yeux, tout le conduit jusque-là: mais, s'il va plus loin, il n'a plus rien d'étranger qui le soutienne; il ne s'appuie que sur ses propres forces, il devient supérieur aux secours dont il s'est servi. Ainsi, deux auteurs, dont l'un surpasse extrêmement l'autre par la beauté de ses ouvrages, sont néanmoins égaux en mérite, s'ils se sont également élevés chacun au-dessus de son siècle. Il est vrai que l'un a été bien plus haut que l'autre ; mais ce n'est pas qu'il ait eu plus de force, c'est seulement qu'il a pris son vol d'un lieu plus élevé. Par la même raison, de deux auteurs dont les ouvrages sont d'une égale beauté, l'un peut être un homme fort médiocre, et l'autre un génie sublime.

Pour juger de la beauté d'un ouvrage, il suffit donc de le considérer en lui-même; mais, pour juger du mérite de l'auteur, il faut le comparer à son siècle. Les premières pièces de Corneille, comme nous avons déja dit, ne sont pas belles; mais tout autre qu'un génie extraordinaire ne les eût pas faites. Mélite est divine si vous la lisez après les pièces de Hardy, qui l'ont immédiatement précédée. Le théâtre y est sans comparaison mieux entendu, le dialogue mieux tourné, les mouvements mieux conduits, les scènes plus agréables; surtout, et c'est ce que Hardy n'avoit jamais attrapé, il y règne un air assez noble, et la conversation des

honnêtes gens n'y est pas mal représentée. Jusque-là on n'avoit guère connu que le comique le plus bas, ou un tragique assez plat; on fut étonné d'entendre une nouvelle langue.

Le jugement que l'on porta de Mélite fut que cette pièce étoit trop simple, et avoit trop peu d'événements. Corneille, piqué de cette critique, fit Clitandre, et y sema les incidents et les aventures avec une très vicieuse profusion, plus pour censurer le goût du public que pour s'y accommoder. Il paroit qu'après cela il lui fut permis de revenir à son naturel. La Galerie du Palais, la Veuve, la Suivante, la Place Royale, sont plus raisonnables.

Nous voici dans le temps où le théâtre devint florissant par la faveur du cardinal de Richelieu. Les princes et les ministres n'ont qu'à commander qu'il se forme des poëtes', des peintres, tout ce qu'ils voudront, et il s'en forme. Il y a une infinité de génies de différentes espèces qui n'attendent pour se déclarer que leurs ordres, ou plutôt leurs graces. La nature est toujours prête à servir leurs goûts.

On recommença alors à étudier le théâtre des anciens, et à soupçonner qu'il pouvoit avoir des règles. Celle des vingt-quatre heures fut une des premières dont on s'avisa : mais on n'en faisoit pas encore trop grand cas; témoin la manière dont Corneille lui-même en parle dans la préface de Clitandre, imprimée en 1632. « Que si j'ai renfermé cette pièce, dit-il, dans la règle « d'un jour, ce n'est pas que je me repente de n'y avoir point mis « Mélite, ou que je me sois résolu à m'y attacher dorénavant. « Aujourd'hui quelques uns adorent cette règle, beaucoup la mé« prisent; pour moi, j'ai voulu seulement montrer que, si je m'en « éloigne, ce n'est pas faute de la connoître. >>

Ne nous imaginons pas que le vrai soit victorieux dès qu'il se montre; il l'est à la fin, mais il lui faut du temps pour soumettre les esprits. Les règles du poëme dramatique, inconnues d'abord ou méprisées, quelque temps après combattues, ensuite reçues à demi, et sous des conditions, demeurent enfin maîtresses du théâ

'C'est de quoi je doute beaucoup. Notre meilleur peintre, le Poussin, fut persécuté; et les bienfaits prodigués aux académies out fait tout au plus un ou deux bons peintres, qui avaient déja donné leurs chefs-d'œuvre avant d'être récompensés. Rameau avait fait tous ses bons ouvrages de musique au milieu des plus grandes traverses; et Corneille lui-même fut très peu encouragé. Homère vécut errant et pauvre; le Tasse fut le plus malheureux des hommes de son temps; Camoëns et Milton furent plus malheureux encore. Chapelain fut récompensé ; et je ne connais aucun homme de génie qui n'ait été persécuté. (V.)

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