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Mélite seroit trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnoissance de tant d'obligations qu'elle vous a : non qu'elle présume par-là s'en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France. Quand je considère le peu de bruit qu'elle fit à son arrivée à Paris, venant d'un homme qui ne pouvoit sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu'il étoit avantageux d'en taire le nom; quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n'eurent point tant d'affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si foibles commencements qu'au loisir qu'il falloit au monde pour apprendre que yous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu'à votre approbation, que chacun se croyoit obligé de suivre après l'avoir sue. C'est de là, monsieur, qu'est venu tout le bonheur de Mélite; et, quelques hauts effets qu'elle a't produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c'est l'honneur d'être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,

MONSIEUR,

Votre très humble et très obéissant
serviteur.

CORNEILLE.

འ་་་་་་་་་་་་

AU LECTEUR.

Je sais bien que l'impression d'une pièce en affoiblit la réputation : la publier, c'est l'avilir; et même il s'y rencontre un particulier désa

'Fontenelle en fait remonter la première représentation à l'année 1623; mais nous De croyons pas devoir adopter cette date, et nous suivons les frères Parfait, qui fixent cette première représentation à l'année 1629. Voici nos raisons :

Mairet, dans sa préface des Galanteries du duc d'Ossone, après avoir cité Rotrou, Scaléri, Corneille et du Ryer, ajoute qu'il vient de les nommer suivant l'ordre du temps où ils sont entrés dans la carrière dramatique; et Rotrou, qui a devancé Corneille dans cette carrière, et que Corneille appeloit son père, n'a donné l'Hypocondriaque, sa première pièce, qu'en 1628.

vantage pour moi, vu que, ma façon d'écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m'ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois; mais, par je ne sais quel malheur, c'est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d'eux ne s'en sert, Ronsard, Malherbe et Théophile l'ont méprisé; et, si je ne les puis imiter en leurs graces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c'en est une que de faire imprimer. Je contenterai par-là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j'espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu'ils m'ont témoignée par le passé; que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d'estime de cette pièce, soit par coutume de l'approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d'essai ; et d'autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n'est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.

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Éraste, amoureux de Mélite, la fait connoître à son ami Tircis, et, devenu puis après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d'amour supposées, de la part de Mélite, à Philandre, accordé de Chloris, sœur de Tircis. Philandre s'étant résolu, par l'artifice et les suasions d'Éraste, de quitter Chloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et, témoignant par-là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis, qui l'épouse. Cependant Cliton, ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Éraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Eraste, saisi de remords, entre en folie; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu'elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardo. de sa faute, et obtient de ces deux amants Chloris, qui ne vouloit plus de Philandre après sa légèreté.

ERASTE, amoureux de Mélite.
TIRCIS, ami d'Eraste, et son rival.
PHILANDRE, amant de Chloris.

PERSONNAGES.

MELITE, maitresse d'Éraste et de Tircis.

CHLORIS, sœur de Tircis.
LISIS, ami de Tircis.
CLITON, voisin de Mélite.
LA NOURRICE de Mélite.

(La scène est à Paris).

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

ÉRASTE, TIRCIS.

ÉRASTE. Je te l'avoue, ami, mon mal est incurable;
Je n'y sais qu'un remède, et j'en suis incapable:
Le change seroit juste, après tant de rigueur;
Mais, malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur,
Elle a sur tous mes sens une entière puissance;
Si j'ose en murmurer, ce n'est qu'en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D'un seul de ses regards l'adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l'étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d'une vertu si forte,
Qu'il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté;
Mais ce flatteur espoir qu'il rejette en mon ame
N'est qu'un doux imposteur qu'autorise ma flamme,
Et qui, sans m'assurer ce qu'il semble m'offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m'obstine à souffrir.
TIRCIS. Que je te trouve, ami, d'une humeur admirable!
Pour paroître éloquent tu te feins misérable :
Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
Je saurois adoucir les traits de tes malheurs?
Ne t'imagine pas qu'ainsi, sur ta parole,
D'une fausse douleur un ami te console:
Ce que chacun en dit ne m'a que trop appris
Que Mélite pour toi n'eut jamais de mépris.
ERASTE. Son gracieux accueil et ma persévérance
Font naître ce faux bruit d'une vaine apparence:
Ses mépris sont cachés, et s'en font mieux sentir;
Et n'étant point connus, on n'y peut compatir.
TIRCIS. En étant bien reçu, du reste que t'importe?

C'est tout ce que tu veux des filles de sa sorte. ÉRASTE. Cet accès favorable, ouvert et libre à tous, Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux : Elle souffre aisément mes soins et mon service; Mais, loin de se résoudre à leur rendre justice, Parler de l'hyménée à ce cœur de rocher,

C'est l'unique moyen de n'en plus approcher. TIRCIS. Ne dissimulons point; tu règles mieux ta flamme, Et tu n'es pas si fou que d'en faire ta femme. ERASTE. Quoi! tu sembles douter de mes intentions? TIRCIS. Je crois malaisément que tes affections, Sur l'éclat d'un beau teint, qu'on voit si périssable, Règlent d'une moitié le choix invariable. Tu serois incivil de la voir chaque jour, Et ne lui pas tenir quelques propos d'amour; Mais d'un vain compliment ta passion bornée Laisse aller tes desseins ailleurs pour l'hyménée. Tu sais qu'on te souhaite aux plus riches maisons, Que les meilleurs partis...

ERASTE. Trève de ces raisons; Mon amour s'en offense, et tiendroit pour supplice De recevoir des lois d'une sale avarice;

Il me rend insensible aux faux attraits de l'or,
Et trouve en sa personne un assez grand trésor.
TIRCIS. Si c'est là le chemin qu'en aimant tu veux suivre,
Tu ne sais guère encor ce que c'est que de vivre.
Ces visages d'éclat sont bons à cajoler,

C'est là qu'un apprenti doit s'instruire à parler;
J'aime à remplir de feux ma bouche en leur présence;
La mode nous oblige à cette complaisance;
Tous ces discours de livre alors sont de saison :
Il faut feindre des maux, demander guérison,
Donner sur le phébus, promettre des miracles,
Jurer qu'on brisera toutes sortes d'obstacles,
Mais du vent et cela doivent être tout un.

ÉRASTE. Passe pour des beautés qui sont dans le commun;
C'est ainsi qu'autrefois j'amusai Crisolite :
Mais c'est d'autre façon qu'on doit servir Mélite.
Malgré tes sentiments, il me faut accorder
Que le souverain bien n'est qu'à la posséder.

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