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autres: mais elle devoit être ce qu'elle a été pour donner à ses frères un neveu, digne héritier de leur mérite et de leur gloire.

Les premières pièces de théâtre de M. de Corneille ont été plus heureuses que parfaites; les dernières ont été plus parfaites qu'heureuses; et celles du milieu ont mérité l'approbation et les louanges que le public a données aux premières moins par lumière que par sentiment. (VIGNEUl de Marville '.)

Simple, timide, d'une ennuyeuse conversation, il (Corneille) prend un mot pour un autre, et il ne juge de la bonté de sa pièce que par l'argent qui lui en revient; il ne sait pas la réciter, ni lire son écriture. Laissez-le s'élever par la composition, il n'est pas au-dessous d'Auguste, de Pompée, de Nicomède, d'Héraclius; il est roi et un grand roi ; il est politique, il est philosophe : il entreprend de faire parler des héros, de les faire agir; il peint les Romains: ils sont plus grands et plus Romains dans ses vers que dans leur histoire. (LA BRUYÈRE, ch. XII, des Jugements.)

Corneille étant venu un jour à la comédie, où il n'avoit point paru depuis deux ans, les acteurs s'interrompirent d'eux-mêmes; le grand Condé, le prince de Conti, et généralement tous ceux qui étoient sur le théâtre, se levèrent; les loges suivirent leur exemple; le parterre se signala par des battements de mains et des acclamations qui recommencèrent à tous les entr'actes. Des marques d'une distinction si flatteuse devoient être bien embarrassantes pour un homme dont la modestie alloit de pair avec le mérite. Si Corneille eût pu prévoir cette espèce de triomphe, personne ne doute qu'il ne se fût abstenu de paroître au spectacle. (Tableau historique de l'Esprit des Littérateurs, t. II, p. 64, 1785, in 8o, 4 vol. )

Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d'autres que par moi.... Je voulois vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs y sont mal observées; le dénouement n'est point bien préparé; on n'entre point dans les raisons de cette

* C'est sous ce nom que le chartreux dom Bonaventure d'Argonne s'est fait connoitre dans la république des lettres.

grande tuerie: il y a pourtant des choses agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine; sentons-en toujours la différence. Vive notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divi. nes et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi. En un mot, c'est le bon goût : tenez-vous-y. ( Madame DE SÉVIGNÉ. )

Ce n'est pas la coutume de l'Académie de se lever de sa place dans les assemblées pour personne; chacun demeure comme il est. Cependant, lorsque M. Corneille arrivoit après moi, j'avois pour lui tant de vénération, que je lui faisois cet honneur. C'est lui qui a formé le théâtre françois. Il ne l'a pas seulement enrichi d'un grand nombre de belles pièces toutes différentes les unes des autres, on lui est encore redevable de toutes les bonnes de tous ceux qui sont venus après lui. Il n'y a que la comédie où il n'a pas si bien réussi. Il y a toujours quelques scènes trop sérieuses celles de Molière ne sont pas de même; tout y ressent la comédie. M. de Corneille sentoit bien que Molière avoit eu cet avantage sur lui; c'est pour cela qu'il en avoit de la jalousie, ne pouvant s'empêcher de le témoigner: mais il avoit tort. (SÉGRAIS.)

Étant une fois près de Corneille sur le théâtre, à une représentation de Bajazet (1672), il me dit: Je me garderois bien de le dire à d'autres que vous, parcequ'on pourroit croire que j'en parle par jalousie; mais, prenez-y garde, il n'y a pas un seul personnage dans ce Bajazet qui ait les sentiments qu'il doit avoir, et que l'on a à Constantinople: ils ont tous, sous un habit turc, le sentiment qu'on a au milieu de la France. Il avoit raison, et l'on ne voit pas cela dans Corneille le Romain y parle comme un Romain, le Grec comme un Grec, l'Indien comme un Indien, et l'Espagnol comme un Espagnol. (SÉGRAIS.)

Faut-il mourir, madame; et, si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme
Que les restes d'un feu que j'avois cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort?
Tile et Bérénice, acte I, sc. II.

L'acteur Baron, qui, lors de la première représentation de cette

tragédie, faisoit le personnage de Domitian, et qui, en étudiant son rôle, trouvoit quelque obscurité dans ces quatre vers, crut son intelligence en défaut, et alla en demander l'explication à Molière, chez qui il demeuroit. Molière, après les avoir lus, avoua qu'il ne les entendoit pas non plus : « Mais attendez, dit-il à Baron: M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous les explique. » Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au cou, comme il faisoit ordinairement, parcequ'il l'aimoit, et ensuite il le pria de lui expliquer les vers qui l'embarrassoient : « Je ne les entends pas trop bien non plus, dit Corneille, après les avoir examinés quelque temps; mais récitez-les toujours: tel qui ne les entendra pas les admirera.» (Bolana.)

M. Corneille, encore fort jeune, se présenta un jour plus triste et plus rêveur qu'à l'ordinaire devant le cardinal de Richelieu, qui lui demanda s'il travailloit. Il répondit qu'il étoit bien éloigné de la tranquillité nécessaire pour la composition, et qu'il avoit la tète renversée par l'amour. Il en fallut venir à un plus grand éclaircissement; et il dit au cardinal qu'il aimoit passionnément une fille du lieutenant-général des Andelys, en Normandie, et qu'il ne pouvoit l'obtenir de son père (M. de Lampérière). Le cardinal voulut que ce père si difficile vînt lui parler à Paris Il y arriva tout tremblant d'un ordre si imprévu, et s'en retourna bien content d'en être quitte pour avoir donné sa fille à un homme qui avoit tant de crédit. (FONTENELLE, Additions à la vie de son oncle.)

La première nuit de ses noces, qui se firent à Rouen, Corneille fut si malade, que l'on répandit à Paris le bruit de sa mort. Un pareil sujet étoit bien digne d'exercer la plume des poëtes, et Ménage lui fit aussitôt cette épitaphe :

CORNELII TUMULUS.

Hic jacet ille sui lumen Cornelius ævi,

Quem vatem agnoscit Gallica scena suum.
An major fuerit socco, majorve cothurno,
Ambiguum certè magnus utroque fuit.

♦ Marie de Lampérière.

Quand on sut que Corneille étoit rétabli, Ménage se hâta également de célébrer sa guérison dans la pièce suivante:

CORNELIUS REDIVIVUS.

Doctus ab infernis remeat Cornelius umbris,
Et potuit rigidas flectere voce deas.
Threicium numeris vatem qui dulcibus æquat,
Debuit et numeris non potu ́sse minus.

Les deux Corneille ont épousé les deux demoiselles de Lampérière. Il y avoit entre les frères le même intervalle d'âge qu'entre les sœurs; ils ont eu un même nombre d'enfants; ce n'étoit qu'une même maison, qu'un même domestique; ils ont parcouru la même carrière. Enfin, après plus de vingt-cinq ans de mariage, les deux frères n'avoient pas encore songé à faire le partage des biens de leurs femmes, situés en Normandie ; il ne fut fait qu'à la mort de Pierre. (DE BOZE.)

La distance qui étoit entre l'esprit des deux Corneille n'en mit aucune dans leur cœur. Ils étoient extrêmement unis, et logeoient ensemble. Thomas avoit le travail infiniment plus facile que Pierre; et, quand celui-ci cherchoit une rime, il levoit une trappe et la demandoit à son frère, qui la lui donnoit aussitôt. (VOISENON.)

M. Corneille, cinq ou six ans avant sa mort, disoit qu'il avoit pris congé du théâtre, et que sa poésie s'en étoit allée avec ses dents. (CHEVREAU.)

On a accusé Corneille d'être un homme intéressé et moins avide de gloire que de gain : Corneille, qu'on sait avoir porté l'indifférence pour l'argent jusqu'à une insensibilité blâmable; qui n'a jamais tiré de ses pièces que ce que les comédiens lui donnoient, sans compter avec eux; qui fut un an sans remercier Colbert du rétablissement de sa pension; qui, après avoir vécu sans faire aucune dépense, est mort sans biens; Corneille enfin qui a eu le cœur aussi grand que l'esprit, les sentiments aussi nobles que les idées!

Peu de jours avant sa mort, l'argent manquoit à cet illustre malade, fort éloigné de thésauriser; et le roi, ayant appris du P. La

Chaise la situation critique du grand Corneille, lui envoya deux cents louis. (Le P. TOURNEMINE.)

A la fin de cette même année' Corneille mourut; et mon père, qui le lendemain de cette mort entroit dans les fonctions de direc'eur, prétendoit que c'étoit à lui à faire faire, pour l'académicien qui venoit de mourir, un service suivant la coutume. Mais Corneille étoit mort pendant la nuit; et l'académicien qui étoit encore directeur la veille prétendit que, comme il n'étoit sorti de place que le lendemain matin, il étoit encore dans ses fonctions au moment de la mort de Corneille, et que par conséquent c'étoit à lui à faire faire le service. Cette dispute n'avoit pour motif qu'une généreuse émulation: tous deux vouloient avoir l'honneur de rendre les devoirs funèbres à un mort si illustre. Cette contestation, glorieuse pour les deux parties, fut décidée par l'Académie en faveur de l'ancien directeur; ce qui donna lieu à ce mot fameux que Benserade dit à mon père : « Nul autre que vous ne ⚫ pouvoit prétendre à enterrer Corneille; cependant vous n'avez pu y parvenir.» (L. RACINE.)

+1684.

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