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livre, le plus beau qui soit parti de la main d'un homme, puisque l'Évangile n'en vient pas, n'iroit pas droit au cœur comme il fait, et ne s'en saisiroit pas avec tant de force, s'il n'avoit un air naturel et tendre, à quoi la négligence même du style aide beaucoup.

Il se passa six ans pendant lesquels il ne parut de Corneille que l'Imitation en vers. Mais enfin, sollicité par M. Fouquet, et peutêtre encore plus poussé par son penchant naturel, il se rengagea au théâtre. M. le surintendant, pour lui faciliter ce retour et lui ôter toutes les excuses que lui auroit pu fournir la difficulté de trouver des sujets, lui en proposa trois. Celui qu'il prit fut dipe: Thomas Corneille, son frère, prit Camma, qui étoit le second. Je ne sais quel fut le troisième.

La réconciliation de Corneille et du théâtre fut heureuse : OEdipe réussit fort bien.

La Toison d'Or fut faite ensuite à l'occasion du mariage du roi; et c'est la plus belle pièce à machines que nous ayons. Les machines, qui sont ordinairement étrangères à la pièce, deviennent par l'art du poëte nécessaires à celle-là ; et surtout le prologue doit servir de modèle aux prologues à la moderne, qui sont faits pour exposer, non pas le sujet de la pièce, mais l'occasion pour laquelle elle a été faite.

Ensuite parurent Sertorius et Sophonisbe. Dans la première de ces deux pièces, la grandeur romaine éclate avec toute sa pompe; et l'idée qu'on pourroit se former de la conversation de deux grands hommes qui ont de grands intérêts à démêler est encore surpassée par la scène de Pompée et de Sertorius. Il semble que Corneille ait eu des mémoires particuliers sur les Romains. Sophonisbe avoit déja été traitée par Mairet avec beaucoup de succès; et Corneille avoue qu'il se trouvoit bien hardi d'oser la traiter de nouveau. Si Mairet avoit joui de cet aveu, il en auroit été fort glorieux, même étant vaincu.

Il faut croire qu'Agésilas est de P. Corneille, puisque son nom y est, et qu'il y a une scène d'Agésilas et de Lysander qui ne pourroit pas facilement être d'un autre.

Après Agesilas vint Othon', ouvrage où Tacite est mis en œuvre par le grand Corneille, et où se sont unis deux génies si sublimes. Corneille y a peint la corruption de la cour des empe

'M. de Fontenelle se trompe. Agesilas est postérieur de près de deux ans à Othon. (Les frères PAUFAIT, t. ix, p. 322.)

reurs du même pinceau dont il avoit peint les vertus de la république.

En ce temps-là des pièces d'un caractère fort différent des siennes parurent avec éclat sur le théâtre elles étoient pleines de tendresse et de sentiments aimables. Si elles n'alloient pas jusqu'aux beautés sublimes, elles étoient bien éloignées de tomber dans des défauts choquants. Une élévation qui n'étoit pas du premier degré, beaucoup d'amour, un style très agréable et d'une élégance qui ne se démentoit point, une infinité de traits vifs et naturels, un jeune auteur: voilà ce qu'il falloit aux femmes, dont le jugement a tant d'autorité au théâtre françois. Aussi furentelles charmées, et Corneille ne fut plus chez elles que le vieux Corneille. J'en excepte quelques femmes qui valoient des hommes.

Le goût du siècle se tourna donc entièrement du côté d'un genre de tendresse moins noble, et dont le modèle se retrouvoit plus aisément dans la plupart des cœurs. Mais Corneille dédaigna fièrement d'avoir de la complaisance pour ce nouveau goût1. Peutêtre croira-t-on que son âge ne lui permettoit pas d'en avoir : ce soupçon seroit très légitime, si l'on ne voyoit ce qu'il a fait dans la Psyché de Molière, où, étant à l'ombre du nom d'autrui, il s'est abandonné à un excès de tendresse dont il n'auroit pas voulu déshonorer son nom.

Il ne pouvoit mieux braver son siècle qu'en lui donnant Attila, digne roi des Huns. Il règne dans cette pièce une férocité noble que lui seul pouvoit attraper. La scène où Attila délibère s'il se doit allier à l'empire qui tombe, ou à la France qui s'élève, une des belles choses qu'il ait faites.

est

Bérénice fut un duel dont tout le monde sait l'histoire. Une princesse 2, fort touchée des choses d'esprit 3, et qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin de beaucoup d'adresse pour faire trouver les deux combattants sur le champ de

Au contraire, il n'a fait aucune pièce sans amour. (V.)

2 Henriette-Anne d'Angleterre.

* La princesse Henriette, belle-sœur de Louis XIV, ne proposa pas seulement ce sujet parce qu'elle était touchée des choses d'esprit, mais parce que ce sujet était, à plusieurs égards, sa propre aventure. La victoire ne demeura pas à Racine seulement parce qu'il était le plus jeune, mais parceque sa pièce est incomparablement meilleure que celle de Corneille, qui tomba, et qu'on ne peut lire. Racine tira de ce mauvais sujettout ce qu'on en pouvait tirer. Son goût épuré, son esprit flexible, sa diction toujours élégante, son style toujours châtié et toujours charmant, étaient propres à toutes les matières; et Corneille ne pouvait guère traiter heureusement que des sujets conformes au caractère de son génie. (V.)

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bataille sans qu'ils sussent où on les menoit. Mais à qui demeura la victoire? au plus jeune.

Il ne reste plus que Pulchérie et Suréna, tous deux sans comparaison meilleurs que Bérénice, tous deux dignes de la vieillesse d'un grand homme. Le caractère de Pulchérie est de ceux que lui seul savoit faire, et il s'est dépeint lui-même avec bien de la force dans Martian, qui est un vieillard amoureux. Le cinquième acte de cette pièce est tout-à-fait beau. On voit dans Suréna une belle peinture d'un homme que son trop de mérite et de trop grands services rendent criminel auprès de son maître; et ce fut par ce dernier effort que Corneille termina sa carrière.

La suite de ses pièces représente ce qui doit naturellement arriver à un grand homme qui pousse le travail jusqu'à la fin de sa vie. Ses commencements sont foibles et imparfaits, mais déja dignes d'admiration par rapport à son siècle; ensuite il va aussi haut que son art peut atteindre; à la fin il s'affoiblit, s'éteint peu à peu, et n'est plus semblable à lui-même que par intervalles.

Après Suréna, qui fut joué en 1675, Corneille renonça tout de bon au théâtre, et ne pensa plus qu'à mourir chrétiennement. Il ne fut pas même en état d'y penser beaucoup la dernière année de sa vie '.

Je n'ai pas cru devoir interrompre la suite de ses grands ouvrages pour parler de quelques autres beaucoup moins considérables, qu'il a donnés de temps en temps. Il a fait, étant jeune, quelques petites pièces de galanterie, qui sont répandues dans des recueils. On a encore de lui quelques petites pièces de cent ou de deux cents vers au roi, soit pour le féliciter de ses victoires, soit pour lui demander des graces, soit pour le remercier de celles qu'il en avoit reçues. Il a traduit deux ouvrages latins du P. de La Rue, tous deux d'assez longue haleine, et plusieurs autres petites pièces de M. de Santeul. Il estimoit extrêmement ces deux poëtes. Lui-même faisoit fort bien des vers latins; et il en fit sur la campagne de Flandre en 16672, qui parurent si beaux, que non seulement plusieurs personnes les mirent en françois, mais que les meilleurs poëtes latins en prirent l'idée, et les mirent encore en latin. Il avoit traduit sa première scène de Pompée en vers du style de Sénèque le tragique, pour lequel il n'avoit pas d'aversion, non plus que pour Lucain. Il falloit aussi qu'il n'en eût

Il mourut le 1er septembre 1684, dans sa soixante-dix-neuvième année. * Toutes ces pièces se trouvent dans le tome Iv.

pas pour Stace, fort inférieur à Lucain, puisqu'il en a traduit en vers et publié les deux premiers livres de la Thebaïde. Ils ont échappé à toutes les recherches qu'on a faites depuis un temps pour en retrouver quelque exemplaire.

Corneille étoit assez grand et assez plein, l'air fort simple et fort commun, toujours négligé, et peu curieux de son extérieur. Il avoit le visage assez agréable, un grand nez, la bouche belle, les yeux pleins de feu, la physionomie vive, des traits fort marqués, et propres à être transmis à la postérité dans une médaille ou dans un buste. Sa prononciation n'étoit pas tout-à-fait nette; il lisoit ses vers avec force, mais sans grace.

Il savoit les belles-lettres, l'histoire, la politique; mais il les prenoit principalement du côté qu'elles ont rapport au théâtre. Il n'avoit pour toutes les autres connoissances ni loisir, ni curiosité, ni beaucoup d'estime. Il parloit peu, même sur la matière qu'il entendoit si parfaitement. Il n'ornoit pas ce qu'il disoit; et pour trouver le grand Corneille, il le falloit lire.

Il étoit mélancolique; il lui falloit des sujets plus solides pour espérer et pour se réjouir que pour se chagriner ou pour craindre. Il avoit l'humeur brusque, et quelquefois rude en apparence: au fond il étoit très aisé à vivre, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amitié. Son tempérament le portoit assez à l'amour, mais jamais au libertinage, et rarement aux grands attachements. Il avoit l'ame fière et indépendante; nulle souplesse, nul manége: ce qui l'a rendu très propre à peindre la vertu romaine, et très peu propre à faire sa fortune. Il n'aimoit point la cour; il y apportoit un visage presque inconnu, un grand nom qui ne s'attiroit que des louanges, et un mérite qui n'étoit point de ce pays-là. Rien n'étoit égal à son incapacité pour ses affaires que son aversion; les plus légères lui causoient de l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté, il n'en étoit guère plus riche. Ce n'est pas qu'il eût été fâché de l'être; mais il eût fallu le devenir par une habileté qu'il n'avoit pas, et par des soins qu'il ne pouvoit prendre. Il ne s'étoit point trop endurci aux louanges à force d'en recevoir mais, s'il étoit sensible à la gloire, il étoit fort éloigné de la vanité. Quelquefois il se confioit trop peu à son rare mérite, et croyoit trop facilement qu'il pût avoir des rivaux.

A beaucoup de probité naturelle, il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion, et plus de piété que le commerce

du monde n'en permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d'être rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre ', et ils lui ont toujours fait grace en faveur de la pureté qu'il avoit établie sur la scène, des nobles sentiments qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise jusque dans l'amour.

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A voir M. de Corneille, on ne l'auroit pas cru capable de faire si bien parler les Grecs et les Romains, et de donner un si grand relief aux sentiments et aux pensées des héros. La première fois que je le vis, je le pris pour un marchand de Rouen. Son extérieur n'avoit rien qui parlât pour son esprit; et sa conversation étoit si pesante, qu'elle devenoit à charge dès qu'elle duroit un peu. Une grande princesse, qui avoit desiré le voir et l'entretenir, disoit qu'il ne falloit point l'écouter ailleurs qu'à l'hôtel de Bourgogne. Certainement M. de Corneille se négligeoit trop, ou, pour mieux dire, la nature, qui lui avoit été si libérale en des choses extraordinaires, l'avoit comme oublié dans les plus communes. Quand ses familiers amis, qui auroient souhaité de le voir parfait en tout, lui faisoient remarquer ses légers défauts, il sourioit, et disoit: Je n'en suis pas moins pour cela Pierre Corneille. Il n'a jamais parlé bien correctement la langue françoise; peut-être ne se mettoit-il pas en peine de cette exactitude.

Quand il avoit composé un ouvrage, il le lisoit à madame de Fontenelle, sa sœur, qui en pouvoit bien juger. Cette dame avoit l'esprit fort juste; et, si la nature s'étoit avisée d'en faire un troisième Corneille, ce dernier n'auroit pas moins brillé que les deux

Ces casuistes avaient bien raison. L'art du théâtre est comme celui de la peinture. Un peintre peut également faire des ouvrages lascifs et des tableaux de dévotion: tout auteur peut être dans ce cas. Ce n'est donc point le théâtre qui est condamnable, mais l'abus du théâtre. Or, les pièces étant approuvées par les magistrats, et ayant la sanction de l'autorité royale, le seul abus est de les condamner. Cette ancienne méprise a subsisté, parceque les comédies des mimes étaient obscènes du temps des premiers chrétiens, et que les autres spectacles étaient consacrés, chez les Romains et chez les Grecs, par les cérémonies de leur religion: elles étaient regardées comme un acte d'idolâtrie. Mais c'est une grande inconséquence de vouloir flétrir des pièces très-morales; parce qu'il y en a eu autrefois de scandaleuses. (V.)

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