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osera-t-il se fixer? Quelque secte que nous embrassions, nous soulevons contre nous toutes les autres. Toutes se heurtent de front; toutes s'accusent mutuellement de folie. Qui saisira bien la divergence de leurs doctrines? L'une dit que Dieu est le nombre simple ou la monade 1; l'autre, que Dieu c'est le monde 2, et que le monde a existé de tout temps; une troisième 3, qu'il n'existe qu'un seul être, les atômes. Dans une école * on enseigne que l'âme est sûre de ses impressions, mais qu'elle n'est pas sûre de l'existence réelle des objets qui les produisent; ailleurs 5, qu'il n'y a dans la nature qu'un principe primitif, celui d'une sympathie naturelle qui unit tous les êtres. Anaxagore voulait un Dieu spirituel; les Stoïciens croyaient un Dieu corporel, ou du moins divisible et identifié avec toutes les parties de la nature. Les uns mettaient la divinité dans le feu, les autres dans l'air". L'école de Socrate admet un principe de causalité; l'école d'Epicure n'admet que le hasard. La première proclame l'existence des âmes; la seconde ne croit qu'à l'existence des corps. L'une trouve dans la conscience humaine la manifestation d'une justice qui n'est point une convention et un caprice des hommes; l'autre assure que la justice n'est rien, et qu'elle ne s'établit que par les traités. Nous ne parlons pas de la morale. Théodore, un chef de la secte cyrénaïque, enseigne que le sage peut, suivant l'occurrence, commettre le vol, l'adultère et le sacrilége 7. Que veut-on de plus? Et il ne faut pas croire que ces variations soient propres uniquement au temps du paganisme; nous trouvons les mêmes contradictions et les mêmes folies parmi les philosophes modernes. Spinosa, Hobbes, Diderot, Lamétrie, d'Holbach, Volney, Cabanis, toute cette multitude d'impies des temps présents, ont des principes qui se heurtent, et des croyances aussi perverses par leurs résultats qu'absurdes par leurs oppositions : depuis la philosophie qui nie Dieu jusqu'à celle qui met le bourreau à sa place 9; depuis le physicien qui met la pensée dans l'abdomen 10, jusqu'au politique qui établit, comme Théodore, que l'inceste et l'adultère n'ont rien

1 Pythagore.

2 Timée de Locres.

3 Leucippe.

♦ Le cyrénaïsme.

* Straton.

• Fénelon, Lettre sur la religion.

? Diog. Laërt., in Arist.

D'Holbach, et autres.

Destutt de Tracy, Commentaire de l'Esprit des Lois.

10 Voyez, entre autres écrits, le Dictionnaire des sciences médicales.

qui soit mal en soi '; depuis le naturaliste qui fait sortir l'homme d'un coquillage 2, jusqu'à l'astronome qui assure que Jésus-Christ est le soleil 3, tout est consigné dans leurs livres. Ecoutons un d'entre eux qui rougissait sans doute de tant d'infamies.

« Ce serait un détail bien flétrissant pour la philosophie, dit J.-J. Rousseau, que l'exposition des maximes pernicieuses et des dogmes impies de ses diverses sectes. » Et ailleurs il s'écrie: «A entendre les philosophes, ne les prendrait-on pas pour une troupe de charlatans qui crient chacun de leur côté sur une place publique : Venez à moi, c'est moi seul qui ne me trompe point. L'un prétend qu'il n'y a point de corps, et que tout est en représentation; l'autre, qu'il n'y a d'autre substance que la matière; celui-ci avance qu'il n'y a ni vice ni vertu, et que le bien et le mal sont des chimères; celui-là, que les hommes sont des loups, et qu'ils peuvent se manger en sûreté de conscience 5. »

Que faire, encore une fois, en présence de tant de systèmes? Un ancien disait que cette multitude d'opinions contraires ne pouvait enfanter que le doute, et Platon proclamait le même aveu". Mais qu'un Pyrrhonien se présente pour couronner ces disputes, il nous dira que ce doute même est la vraie philosophie. Qu'est-ce à dire? tous les systèmes sont donc incertains, même celui du doute. Mais alors voici que l'incrédulité va naître de l'incertitude. La philosophie ne consiste plus à croire, mais à nier; on nie Dieu, on nie le monde, on nie les corps, on nie l'être. Et dans ce renversement total de toutes les vérités dogmatiques, comment conserver l'espérance de s'attacher à quelque chose de positif? Homme, qui poursuis la vérité, ose enfin choisir ta philosophie parmi tous les caprices de la raison, et demande à l'opinion que tu auras adoptée qu'elle t'enseigne à te mettre d'accord avec tes semblables, et à donner à ton esprit cette sécurité profonde qui suit d'ordinaire la connaissance de la vérité.

“Aucune absurdité, dit Cicéron, ne peut être avancée qu'on ne la trouve d'avance soutenue par quelque philosophe : mot souvent

• Volney, Catéchisme, etc.

• Robinet est le premier qui ait assimilé l'homme à un poisson, à une plante,

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cité dans les livres, et flétrissant pour la philosophie. Mais nous disons bien plus: aucune vérité ne peut être citée qui n'ait été mise en doute et reniée par quelque secte philosophique. Que l'on cherche, entre tous les dogmes du genre humain, un seul dogme qui n'ait été renversé en quelque école, dans les temps anciens ou dans les temps modernes ; entre tous les devoirs de la morale, que l'on cherche un devoir qui n'ait été montré aux hommes par quelque philosophe comme une imposture. Que l'on cherche une vérité, une tradition, un fait, un enseignement, une croyance, un sentiment vrai qui n'ait été combattu et renié au nom de la raison humaine. Quoi! n'est-ce pas là un grand et profond sujet d'étonnement pour celui qui veut étudier la philosophie? et n'est-ce pas une haute philosophie que de commencer cette étude par humilier sa pensée devant ces égarements de l'esprit de l'homme ?

Mais il est un spectacle plus désolant encore, qu'il est peut-être important de remettre ici sous les yeux. On a vu dans le monde une secte philosophique acharnée, non pas à détruire une seule vérité, un seul dogme, une seule croyance, comme chacune des autres races; mais à renverser à la fois toutes les vérités, tous les dogmes, toutes les croyances; et ce n'était pas un seul homme qui, par un caprice de son esprit, se faisait un jeu de toutes les vérités; c'étaient à la fois une multitude de sophistes qui s'assemblaient pour tout détruire. Alors, pour la première fois, on vit des philosophes confondre leurs pensées, marcher à un même but et adopter un même principe. Les discordes avaient cessé, si ce n'est peutêtre celles de la vanité et de l'envie, toujours vivantes dans le cœur de l'homme. Un esprit universel dominait tous les écrits, tous les discours, toutes les recherches. Quel était donc ce prodige si nouveau dans l'histoire de la philosophie? Qui le pourra dire, s'il n'en recherche la cause dans une haine profonde de tout ce que les hommes avaient jusque-là vénéré? Haine de Dieu. La secte nouvelle empruntait aux anciens sophistes leurs tristes raisonnements pour éteindre cette vieille croyance des peuples. Haine de la religion. La secte obscurcissait son histoire, et jetait ainsi le doute sur toutes les traditions humaines. Haine des dogmes les plus profondément empreints dans le cœur de l'homme. La secte étouffait la pensée de l'immortalité, et après avoir flétri l'homme durant sa vie en l'abaissant à la condition des brutes, elle le jetait au tombeau sans espérance et sans avenir. Haine des devoirs. La secte ne voyait dans la société qu'une fatalité aveugle qui soumettait les hommes à des lois de fer, et qui faisait de l'obéissance une nécessité cruelle, et du commandement une usurpation. Haine de tout ce que l'ex

périence avait consacré : haine des vieux souvenirs; haine des noms illustres; haine de la gloire ancienne; haine des rois. La secte se ligua par une alliance effroyable pour tout renverser d'un seul coup. Tout fut en effet renversé. Les croyances disparurent, les mœurs furent perverties, les devoirs furent méconnus. Mais, sait-on ce qui résulta de cette victoire de la philosophie? la société tout entière périt elle-même dans ce désordre affreux des intelligences. Tous les liens avaient été rompus. Une liberté sinistre donna le signal aux passions. On avait jeté la licence dans les esprits par des arguments, la licence passa dans la société par des violences. On avait éteint la foi des peuples, les peuples brisèrent leurs autels. On leur avait inspiré la haine de l'obéissance, ils brisèrent le trône. Et au milieu de ces essais effrayants d'une nation qui mettait en pratique les enseignements de la philosophie, qui pouvait mettre une borne au délire? Il n'y avait plus de remords pour des consciences d'où on avait banni Dieu; aussi les crimes furent sans frein. Les législateurs furent des meurtriers; les particuliers n'eurent à craindre d'autre justice que celle qui frappait l'innocence. Rien ne fut sacré. On se joua de la vie des hommes comme de leurs biens. On avait renversé la religion, on égorgea les prêtres. On avait renversé tous les pouvoirs de la société, un roi monta du trône à l'échafaud. Et qui peindra l'horreur de tous ces crimes? qui choisira entre ces souvenirs ceux qui doivent réveiller le moins de remords? qui égalera les lamentations aux douleurs? Souvent l'esprit, effrayé de tant d'égarements, est tenté de les rejeter comme des fictions, parce qu'il n'en conçoit point la possibilité au milieu d'un peuple élégant et poli, et parce que la grâce des manières paraît repousser les fureurs de la barbarie. Mais ce peuple, avant d'être féroce, avait commencé par être raisonneur. Depuis longtemps Dieu n'existait plus pour les hommes qui frappaient un roi à mort, et qui violaient le respect dù à l'enfance et à la faiblesse des femmes. Les livres avaient éteint la pensée de l'immortalité, avant que le crime eût épuisé ses raffinements. Le dirai-je ? la philosophie, en un mot, avait préparé les consciences pour la férocité, comme la religion les prépare pour la vertu; et et dès que les excès furent assurés de l'impunité d'une autre vie, et qu'ils eurent à la fois conquis l'impunité de la vie présente, qui pouvait arrêter la licence? qui pouvait sauver l'humanité?

Ce n'est point ici le lieu de faire sentir l'enchaînement de la révolution française et de la philosophie du xvIII° siècle. Mais ce grand souvenir n'est pas étranger aux matières que nous traitons, Il nous ramène, en effet, naturellement à l'ordre de nos idées. Il n'est point, disons-nous, de vérité qui n'ait été reniée par quelque

des

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philosophe, et dans cette succession de systèmes nous trouvons T'histoire des philosophies, couronnée par le spectacle d'une philosophie qui renverse, non pas une seule vérité, mais toutes les vérités ensemble.

Or, si d'un côté la philosophie a tour à tour mis en crédit toutes les absurdités humaines et ébranlé toutes les vérités; si, d'un autre côté, elle ne peut désigner une seule vérité qu'elle ait enseignée aux hommes avant que les hommes en eussent trouvé la connaissance dans les traditions du genre humain; si, enfin, la philosophie ne présente aux regards de l'homme qu'une multitude d'enseignements contraires, de théories diverses, et de systèmes qu'elle renverse à mesure qu'ils sont élevés, nous demandons, avec quelque droit sans doute, si la philosophie est une science digne d'être comprise au nombre des sciences positives, si elle est une science cértaine, si elle est une science?

L'histoire aussi bien que le raisonnement répondent à cette question, et déjà il nous semble que notre raison doit commencer à s'apercevoir que la philosophie, telle qu'elle doit être étudiée esprits éclairés, n'est pas celle qui s'offre à nous avec ses doctrines par des variables et ses caprices mobiles. Car enfin, si nous voulons être philosophes, oserons-nous l'être avec des philosophes qui se choquent mutuellement, et dont les idées vivent un seul jour dans le monde? Et encore, embrasserons-nous toutes les philosophies, ou bien en choisirons-nous une seule? Si nous les embrassons toutes, quel chaos dans notre intelligence! Si nous choisissons, quelle témérité! Avouons donc que la véritable philosopme ne peut pas être cherchée entre des philosophies qui n'ont rien de certain, et qui n'offrent à la raison aucune sécurité 1.

CHAPITRE III.

ACCORD DE LA PHILOSOPHIE AVEC LA RELIGION.

L'auteur que je viens de citer enveloppe dans une même réprobation tout ce qui, en dehors de la religion, a jamais porté le nom de philosophie; il en résulte que la seule vraie philosophie est la religion. C'est ce que M. Laurentie exprime d'une manière formelle dans l'article suivant du même chapitre, et dans le chapitre xre qui est comme la conclusion de son Introduction.

Sans doute, si par philosophie on entend la connaissance certaine des vérités qui constituent la vie morale de l'humanité, on

' Introduction à la Philosophie, ch. 1*, art. 3.

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