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grande perturbation, chacun prétend trouver un appui dans l'opinion publique, et l'opinion publique, fractionnée à l'infini, donne raison et tort à tout le monde. L'éloge et le blâme ne sont plus distribués selon les principes éternels de la sagesse; mais on approuve et l'on condamne selon les idées de la secte à laquelle on appartient. On se dispute ou l'on s'admire, on se panthéonise ou l'on se traîne aux gémonies, d'après les théories qu'on a adoptées et les succès qu'on a obtenus. La morale privée n'a pas plus de consistance que la morale publique; partout règne la défiance, parce que nulle part on ne trouve de garantie; le poison du scepticisme, versé à grands flots par une littérature effrénée, circule dans toutes les veines du corps social, et les nobles inspirations de la conscience, mises aux rangs des préjugés par des pédants libertins, vont s'é teindre dans les orgies de la débauche.

Telle, et bien plus affreuse encore, est l'image d'une société rongée par les doctrines du scepticisme, dès qu'une fois il s'est emparé de l'esprit des peuples. Il se trouvera même des hommes qui se livreront à d'exécrables forfaits, et qui ne se croiront pas déshonorés, parce qu'ils pourront dire que c'est leur opinion. Le crime, commis par système, cessera d'être crime, et dans le bouleversement de toutes les idées, les gens de bien s'estimeront heureux qu'on veuille bien amnistier la vertu.

Il ne m'appartient pas de décider si l'esprit public en France marche vers cette décomposition universelle, ou s'il se retourne vers les principes conservateurs. C'est là une question de fait sur laquelle nous avons beaucoup discuté depuis cinq ou six ans. I faut avouer que si l'on s'était mieux entendu, on se serait peut-être trouvé d'accord. Quoi qu'il en soit, le xvIIIe siècle nous a légué le scepticisme religieux, moral et social. C'est là l'hydre dévorante dont parle Bayle. Sa faim n'est pas assouvie; et, si l'on n'y prend garde, si tous les hommes généreux ne s'unissent pour restaurer les croyances salutaires, l'avenir des nations européennes sera effroyable.

CHAPITRE II.

DE LA CERTITUDE.

l'affirmation a doit

De tout ce que nous venons de dire, il résulte que du moins quelquefois le caractère de la certitude. C'est ce que avouer tout homme qui se tient dans la sphère du bon sens, qui

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cherche de bonne foi la vérité, et qui ne fait pas comme les sophistes le vil métier de disputer sans jamais rien conclure.

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Or, afin de bien éclaircir toutes choses, rappelons-nous que la raison n'a pas toujours besoin d'affirmer de la même manière. Dans les choses qu'elle n'a pas éclaircies, et qu'elle affirme conditionnellement,reconnaissant que le contraire peut être vrai,le jugement qu'elle porte n'est qu'une opinion. Dans les choses qu'elle a examinées, mais dont elle n'a pas acquis une conviction parfaite, le jugement n'est que vraisemblable ou probable. Dans les choses dont elle perçoit clairement l'existence ou les rapports, tout en conservant la liberté de suspendre son adhésion ou son affirmation, le jugement qu'elle porte est l'effet de la conviction. Quand elle arrive au point de ne plus pouvoir douter sans abuser de sa liberté, et sans douter pareillement des autres jugements qu'elle porte dans le même ordre de conception, sa conviction est devenue certitude.

Ainsi, la certitude est l'adhésion de notre esprit à un jugement dont ne peut douter sans douter de tous les autres qui ont rapport aux objets de même nature. C'est la conviction élevée à sa plus haute puissance. Alors l'union de la raison avec la vérité produit la certitude, comme l'union du rayon lumineux avec l'œil produit la vision organique. L'entendement humain ne va pas plus loin, et il serait absurde qu'il voulût se démontrer lui-même. Les tentatives faites dans ce genre finiraient toujours et nécessairement par le scepticisme.

Mais pour adhérer de la sorte à ses jugements, il faut des motifs, des raisons de croire. Ces motifs sont, dans l'ordre physique, la relation des sens; dans l'ordre métaphysique, l'évidence; dans l'ordre moral ou historique, le témoignage des hommes.

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Dans toute sensation, il y a trois choses: l'action des objets sur nos organes; la commotion de ces organes qui en résulte, et qui est transmise au siége de la pensée par l'appareil nerveux; la perception de ce mouvement organique.

C'est donc par notre corps que nous sommes mis en communication avec les autres corps. La raison ne nous en démontre ni l'existence, ni les propriétés à priori. L'existence des corps est: une chose tout à fait contingente, qui pouvait être ou ne pas être. C'est en vertu de sa sensibilité naturelle que l'homme en acquiert la

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connaissance certaine. Il connaît aussi, par la même source, leurs propriétés générales, telles que l'étendue, la divisibilité, la pesanteur, et leurs propriétés accidentelles, qui sont la figure, le repos, le mouvement, les couleurs, les sons, les saveurs, etc. Enfin, par l'induction, il s'élève à la connaissance des lois qui régissent le monde matériel, ce qui est l'objet propre de la physique.

La sensation n'est pas dans les objets, c'est-à-dire qu'il n'y a rien en eux de semblable au sentiment qu'ils nous font éprouver. Nul homme de bon sens ne l'a jamais pensé. Malebranche a donc exagéré en supposant ce préjugé dans la plupart des hommes 1. On sait très-bien que le sentiment de chaleur n'est pas dans le feu comme dans l'individu qui l'éprouve. Les objets matériels ont seulement la propriété de nous faire éprouver ces sentiments, sans que nous puissions jamais pénétrer ce secret de la nature.

La sensation n'est pas non plus dans l'ébranlement de l'appareil nerveux, divisible et passif de sa nature, tandis que le moi, l'unité individuelle qui perçoit et compare, est en même temps doué

d'une activité dont l'homme a la conscience indéstructible.

La sensation est donc essentiellement constituée, ou terminée, par la perception du mouvement organique.

« Il ne peut y avoir erreur dans la sensation elle-même, puisque l'homme éprouve certainement ce qu'il éprouve. L'erreur n'est que dans le jugement qui en est la conséquence, et par lequel l'entendement réfère à la réalité externe l'origine des impressions sensibles. Sous ce rapport, l'homme peut se tromper; qui en a jamais douté? Mais il ne se trompe pas toujours, et il peut, dans certains cas, affirmer les faits matériels avec une entière certitude. L'impossibilité et la folie du scepticisme étant reconnues, il s'ensuit qu'on doit tenir pour rêveurs ceux qui regarderaient comme une perpétuelle illusion les phénomènes de l'ordre physique. Ne me demandez pas pourquoi ni comment il existe des corps, ni comment ces corps agissent l'un sur l'autre, ni comment cette action détermine en nous les impressions dont nous avons la conscience journalière. Ce sont là des mystères impénétrables que la raison doit admettre, parce qu'il lui est absolument impossible d'en douter. Elle ne les démontre pas, mais elle les sent d'une manière invincible. >> Cette impuissance de douter est ce qu'on nomme pleine conviction. Voilà, pour ainsi dire, le bout de la raison humaine; elle ne peut aller plus loin 2.

Recherche de la vérité, 1. I, ch. II.

* Fénelon, Lettres sur l'existence de Dieu.

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Quand est-ce donc que le rapport des sens nous donne une telle certitude? Je réponds que c'est quand l'objet est à une distance convenable pour être à la portée de nos organes; quand rien ne nous fait penser que les organes sont viciés; quand l'impression produite par les objets est constante; quand nos différents moyens de perception physique s'accordent et se fortifient l'un et l'autre par la conformité de leur rapport; enfin, quand nous sommes tellement dominés et maîtrisés par l'impression sensible, qu'il nous est impossible de nous soustraire au jugement qui en dérive. Le concours simultané de ces circonstances porte la certitude à son plus haut degré, en sorte qu'on regarderait comme un fou celui qui douterait, par exemple, de l'existence des objets matériels, de leur étendue, de leur mobilité et des autres qualités sensibles que l'observation constante nous y fait découvrir. Ce sont là des premières vérités qu'on ne peut ni démontrer ni contredire.

Je vois briller le feu, je m'en approche, et je sens la chaleur ; j'y porte la main, et je me sens brûler; j'y jette des matières combustibles, et je les vois bientôt après réduites en cendres. Ne serai-je pas insensé si je nie l'existence du feu? Il en est de même pour les autres perceptions physiques, soit qu'elles produisent chez tous les hommes un effet identique, soit qu'elles produisent un effet variable, selon le tempérament, l'âge, les habitudes et le développement des organes.

Mais dès lors que je puis constater un fait, je puis en constater plusieurs avec la même certitude. Je puis donc, en observant les mouvements de la nature, m'élever par l'induction, jusqu'à la connaissance des lois qui la régissent. Ces lois étant constantes parce qu'on sait, dit Bossuet, que la nature va toujours un même train1, je puis les exprimer par des formules générales, ou des principes; je puis soumettre au calcul les règles que suivent les corps isolément pris ou considérés dans l'action qu'ils exercent les uns sur les autres. Ainsi se développe la suite des vérités de l'ordre logique qui sont l'objet de la science.

Tout homme n'atteint pas la science, mais tout homme doué d'un organisme sain et complet, quelque ignorant ou grossier qu'il puisse être, peut constater les faits et connaître les lois générales de la nature. Ces connaissances premières, faciles, universelles, font partie du bon sens populaire contre lequel rien ne peut prévaloir. Dites, par exemple, aux hommes pris en masse qu'il n'y a pas de mouvement ni d'ordre dans l'univers; dites-leur que la matière peut se donner le

'La logique, liv. III, ch. 24.

mouvement à elle-même; qu'un beau château a pu se bâtir tout seul; que la résurrection d'un mort est un fait naturel comme la mort d'un vivant, et qu'il peut avoir lieu sans l'intervention de la puissance divine : quelles que soient les subtilités scientifiques dont vous cherchiez à les étourdir, ces ignorants secoueront la tête en disant : Voilà un savant qui, à force d'étudier, a perdu l'esprit.

Ainsi, dans l'ordre matériel, l'entendement est mis en rapport avec la vérité par le moyen des organes. La relation des sens est donc un motif de certitude.

$.11. - De l'évidence, et du sens commun.

La certitude dans l'ordre métaphysique se nomme l'évidence. Il y a peu de sujet sur lequel on ait plus discouru, sans toutefois le rendre plus clair. Le nom indique mieux la chose que toutes les explications. Evidence signifie vue claire et distincte de l'esprit. C'est la perception claire et distincte d'un rapport de convenance ou de disconvenance entre deux idées. Que notre esprit ait de telles perceptions, c'est un fait dont on ne peut disconvenir quand on a la conscience de ses facultés intellectuelles. Comment l'homme s'élève-t-il à cette région? Comment, enchaînée dans les sens, la pensée humaine s'en dégage-t-elle pour s'élancer à cette hauteur où elle contemple l'être, la vérité, le droit, l'infini? Nous avons vu à combien de curieuses recherches les hommes se sont livrés pour expliquer ce grand phénomène si digne de leurs méditations. Quoi qu'il en soit du résultat de ces recherches, le fait est incontestable: notre entendement est mis en rapport avec la vépure dans un ordre de conception qui se dérobe aux sens. Je ne répéterai point ici l'exposition des premiers principes, ou axiomes, que j'ai faite dans la seconde partie de ce livre. Je de là comme d'une chose convenue, et je dis : Il y a dans l'ordre mé taphysique des idées qui se joignent ou s'excluent d'une manière tellement claire et distincte, que la raison n'est plus libre de nier ou d'affirmer dès qu'elle les aperçoit. L'apparition de ces idées à notre esprit est comme une illumination soudaine qui le subjugue et le ravit. Dans cet ordre de conception, nous voyons non-seulement que la chose est ainsi, comme quand il s'agit du fait matériel, mais nous voyons aussi qu'elle doit être ainsi, et qu'elle ne peut être autrement. Cette plénitude de conviction, que l'on appelle évidence, nous fait croire quelquefois que la certitude est plus grande dans l'ordre intellectuel que dans l'ordre physique. Cependant, il n'en

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