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ce qui se passe tous les jours parmi

les jugements que l'on porte de ce les hommes.

Je ne parle point du jugement que l'on fait si une action est bonne ou mauvaise, parce que c'est à la morale à le régler, mais seulement de celui que l'on porte touchant la vérité ou la fausseté des événements humains : ce qui seul peut regarder la logique, soit qu'on les considère comme passés, comme lorsqu'il ne s'agit que de savoir si on doit les croire, ou qu'on les considère, dans les temps à venir, comme lorsqu'on appréhende qu'ils n'arrivent ou qu'on espère qu'ils arriveront, ce qui règle nos craintes et nos espérances.

Il est certain qu'on peut faire quelques réflexions sur ce sujet qui ne seront peut-être pas inutiles, et qui pourront au moins servir à éviter des fautes ou plusieurs personnes tombent pour n'avoir pas assez consulté les règles de la raison.

La première réflexion est qu'il faut mettre une extrême différence entre deux sortes de vérités : les unes qui regardent seulement la nature des choses et leur essence immuable indépendamment de leur existence, et les autres qui regardent les choses existantes, et surtout les événements humains et contingents qui peuvent être et n'être pas, quand il s'agit d'avenir, et qui pouvaient n'avoir pas été quand il s'agit du passé. J'entends tout ceci selon leurs causes prochaines, en faisant abstraction de leur ordre dans la providence de Dieu, parce que, d'une part, il n'empêche point la contingence, et que de l'autre, ne nous étant pas connu, il ne contribue en rien à nous faire croire les choses.

Dans la première sorte de vérités, comme tout y est nécessaire, rien n'est vrai qui ne soit universellement vrai: et ainsi nous devons conclure qu'une chose est fausse si elle est fausse en un seul cas.

Mais si on pense se servir des mêmes règles dans la croyance des événements humains, on n'en jugera jamais que faussement si ce n'est par hasard, et on y fera mille faux raisonnements.

Car ces événements étant contingents de leur nature, il serait ridicule d'y chercher une vérité nécessaire : et ainsi un homme serait tout à fait déraisonnable qui n'en voudrait croire aucun que quand on lui aurait fait voir qu'il serait absolument nécessaire que la chose se fût passée de la sorte.

Et il ne serait pas moins déraisonnable s'il voulait m'obliger d'en croire quelqu'un, comme serait la conversion du roi de Chine à la religion chrétienne, par cette seule raison que cela n'est pas impos sible: car un autre qui m'assurerait du contraire pouvant se servir

de la même raison, il est clair que cela seul ne pourrait me déterminer à croire l'un plutôt que l'autre.

Il faut donc poser pour une maxime certaine et indubitable dans cette rencontre, que la seule possibilité d'un événement n'est pas une raison suffisante pour me le faire croire : et que je puis avoir aussi raison de le croire, quoique je ne juge pas impossible que le contraire soit arrivé, de sorte que de deux événements, je pourrais avoir raison de croire l'un et de ne pas croire l'autre, quoique je les croie tous deux possibles.

Mais par où me déterminerai-je donc à croire l'un plutôt que l'autre, si je les juge tous deux possibles? Ce sera par cette maxime. Pour juger de la vérité d'un événement et me déterminer à le croire ou à ne pas le croire, il me le faut considérer mûrement et en lui-même comme on ferait une proposition de géométrie : mais il faut prendre garde à toutes les circonstances qui l'accompagnent, tant intérieures qu'extérieures. J'appelle circonstances intérieures celles qui appartiennent au fait même, et extérieures celles qui regardent les personnes par le témoignage desquelles nous sommes portés à le croire. Cela étant fait, si toutes les circonstances sont telles qu'il n'arrive jamais ou fort rarement que de pareilles circonstances soient accompagnées de fausseté, notre esprit se porte naturellement à croire que cela est vrai, et il a raison de le faire surtout dans la conduite de la vie qui ne demande pas une plus grande certitude que cette certitude morale, et qui doit même se contenter dans plusieurs rencontres de la plus grande probabilité.

Que si au contraire ces circonstances ne sont pas telles qu'elles ne se trouvent fort souvent avec la fausseté, la raison veut ou que nous demeurions en suspens, ou que nous texions pour faux ce qu'on nous dit quand nous ne voyons aucune apparence que cela soit vrai, encore que nous n'y voyons pas une entière impossibilité.

par

On demande par exemple si l'histoire du baptême de Constantin, saint Sylvestre, est vraie ou fausse, Baronius la croit vraie : le cardinal du Perron, l'évêque Sponde, le P. Pétau, le P. Morin et les plus habiles gens de l'Eglise la croient fausse. Si on s'arrêtait à la seule possibilité, on n'aurait pas droit de la rejeter, car elle ne contient rien d'absolument impossible: et il est même possible, absolument parlant, qu'Eusèbe, qui témoigne le contraire, ait voulu mentir pour favoriser les Ariens, et que les Pères qui ont suivi aient été trompés par son témoignage: mais si on se sert de la règle que nous venons d'établir, qui est de considérer quelles sont les

circonstances de l'un ou de l'autre baptême de Constantin, et qui sont celles qui ont le plus de marques de vérité, on trouvera que ce sont celles du dernier. Car d'une part, il n'y a pas grand sujet de s'appuyer sur le témoignage d'un écrivain aussi fabuleux qu'est l'auteur des actes de saint Sylvestre, qui est le seul ancien qui ait parlé du baptême de Constantin à Rome : et de l'autre il n'y a aucune apparence qu'un homme aussi habile qu'Eusèbe eût osé mentir en rapportant une chose aussi célèbre qu'était le baptême du premier empereur qui avait rendu la liberté à l'Eglise, et qui devait être connue de toute la terre, lorsqu'il l'écrivait, puisque ce n'était que quatre ou cinq ans après la mort de cet empereur.

Il y a néanmoins une exception à cette règle dans laquelle on doit se contenter de la possibilité et de la vraisemblance : c'est quand un fait qui est d'ailleurs suffisamment attesté, est combattu par des inconséquences et des contrariétés apparentes avec d'autres histoires; car alors il suffit que les solutions qu'on apporte à ces contradictions soient possibles et vraisemblables, et c'est agir contre la raison que d'en demander des preuves positives, parce que le fait en soi étant suffisamment prouvé, il n'est pas juste de demander qu'on en prouve de même sorte toutes les circonstances: autrement on pourrait douter de mille histoires très-assurées qu'on ne peut accorder avec d'autres qui ne le sont pas moins, que par des conjectures qu'il est impossible de prouver positivement.

On ne saurait, par exemple, accorder ce qui est rapporté dans le livre des Rois et dans ceux des Paralipomènes des années des règnes de divers rois de Juda et d'Israël, qu'en donnant à quelquesuns de ces rois deux commencements de règne, l'un du vivant de leur père, l'autre après leur mort. Que si on demande quelle preuve on a qu'un tel roi ait régné quelque temps avant la mort de son père, il faut avouer qu'on n'en a point de positive. Mais il suffit que cela soit une chose possible et qui est arrivée souvent en d'autres rencontres pour avoir droit de le supposer comme une circonstance nécessaire pour allier des histoires d'ailleurs très-certaines.

C'est pourquoi il n'y a rien de plus ridicule que les efforts qu'ont faits quelques hérétiques de ce dernier siècle, pour prouver que saint Pierre n'a jamais été à Rome; ils ne peuvent nier que cette vérité ne soit attestée par tous les auteurs ecclésiastiques, et même les plus anciens, comme Papirus, saint Denis de Corynthe, Caïus, Irénée,Tertullien, sans qu'il s'en trouve aucun qui l'ait niée : et néanmoins ils s'imaginent pouvoir la ruiner par des conjectures, comme,

par exemple, que saint Paul ne fait pas mention de saint Pierre dans ses épîtres écrites de Rome: et quand on leur répond que saint Pierre pouvait être alors hors de Rome, parce qu'on ne prétend pas qu'il en soit souvent sorti pour aller prêcher l'Evangile en d'autres lieux, ils répliquent que cela se dit sans preuve : ce qui est impertinent, parce que le fait qu'ils contestent étant une des vérités les plus assurées de l'histoire ecclésiastique, c'est à ceux qui le combattent de faire voir qu'il contient des contrariétés avec l'Ecriture, et il suffit à ceux qui le soutiennent de résoudre ces prétendues contrariétés comme on fait celles de l'Ecriture même, à quoi nous avons montré que la possibilité suffisait.

A ces trois hommes célèbres, Descartes, Pascal et Arnauld, je joindrai encore le P. Malebranche, l'un des plus profonds philosophes de l'école Cartésienne.

NOTICE SUR MALEBRANCHE.

Malebranche, né à Paris le 6 août 1638, entra dans la Congrégation de l'Oratoire en 1660, après avoir fait son cours de théologie en Sorbonne, selon le vœu de ses parents, qui l'avaient destiné à l'état ecclésiastique, à raison de sa complexion délicate. Après s'être livré d'abord à des recherches sur l'histoire ecclésiastique et à l'étude des langues sacrées, ce grand esprit était, pour ainsi dire, tenu en suspension, s'ignorant lui-même, et ne sachant à quel genre de travaux il devait se vouer de préférence. Le Traité de l'homme, de Descartes, qu'il eut occasion de lire, fut pour lui comme un trait de lumière. Son choix fut fait dès lors pour la philosophie.

Après douze années passées dans une méditation profonde, il mit au jour la Recherche de la vérité, ouvrage qui eut un succès prodigieux, et qui fut traduit bientôt dans toutes les langues. Son but était de montrer que les vérités de la religion concordent rigoureusement avec toutes les vérités des sciences et de la philosophie. L'ouvrage en lui-même est un des plus beaux monuments qui honorent l'esprit humain, lorsqu'il est doué d'une pensée forte et dirigé par des règles sûres. Nulle part on ne vit plus de talent à faire briller d'une vive lumière les idées les plus abstraites, auxquelles on ne peut s'élever que par l'effort d'une méditation tenace et profonde. Nulle part l'esprit logique, c'est-à-dire l'enchaînement des principes et des conséquences, ne se produit d'une manière plus complète. Nulle part on n'a combattu les illusions des sens et de l'imagination sous de plus brillantes couleurs. Sans doute plusieurs

opinions du philosophe oratorien ont vieilli depuis deux siècles, La maxime que l'on voit tout en Dieu a surtout paru une hypothèse chimérique. Mais quand on ne lirait plus Malebranche pour se pénétrer de sa philosophie, on le lira toujours du moins comme un modèle de bonne littérature et d'excellente méthode.

Nous avons dit, dans la notice sur Arnauld, à quelle occasion ce docteur attaqua la Recherche de la vérité, principalement au sujet de l'origine de nos idées et de l'étendue intelligible de Dieu. Sans vouloir entrer dans les détails de cette controverse, ni adopter les hypothèses de Malebranche, nous pouvons dire que souvent Arnauld n'entend pas, ou qu'il entend mal les principes de son adversaire, ou qu'il en tire des conséquences forcées pour les combattre avec plus d'avantage.

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Outre les réponses particulières que le philosophe adressa à ses critiques, il produisit encore différents écrits destinés à éclaircir et à développer son premier ouvrage, dans lequel ils se trouvaient tous en germe. Ces écrits sont : Traité de la nature et de la grâce (1680); Conversations chrétiennes (1677); Méditations chrétiennes et métaphysiques, où l'on trouve presque l'élévation de Bossuet et la douceur de Fénelon : cet ouvrage m'a toujours paru le plus agréable à lire, le plus entraînant de ceux qui sont sortis de cette plume féconde; Entretiens sur la métaphysique et la religion (1688): d'Aguesseau regardait ce livre comme le chef-d'œuvre de la métaphysique; Traité de l'amour de Dieu (1697): cet ouvrage est plus didactique que tendre et onctueux: saint François de Sales, en trai... tant le même sujet, avait su parler autant au cœur qu'à l'esprit; En tretiens entre un chrétien et un philosophe chinois sur la nature de Dieu (1708); Réfutation du livre de Boursier, intitulé: Action de Dieu sur les créatures : dans ce livre, il entreprend de rétablir lan liberté de l'homme, détruite par ses adversaires, quoique, dans ses ouvrages, il ait fait intervenir plus que tout autre l'action divine: c'est ce qu'on n'a pas manqué de lui reprocher; Traité de l'âme, où r il pose en principe que nous connaissons notre âme, non par l'idée, mais par le sentiment intérieur, par la conscience. Cette manière? de voir se rapproche beaucoup de la psycologie expérimentale qui prévaut de nos jours.

On lui attribue encore un petit ouvrage posthume, intitulé: l'Infini créé, avec l'explication de la possibilité de la transsubstan tiation. Cet écrit, d'une conception grandiose, mais tout à fait singulière, a été plus tard attribué à Faydit.

Je n'ai point à parler ici de la vie de Malebranche comme homme

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