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Il fut long-temps à paffer de Carie en Egypte, & en arrivant il eut une longue audience du Roi, qui de longue main étoit favorablement difpofé pour lui, parce qu'Aratus lui avoit fort bien fait fa cour, en lui envoyant fouvent des portraits, des tableaux, & autres curiofités de la Grece. Car Aratus qui avoit le goût très-fin & très-exquis pour toutes ces raretés, affembloit toujours tout ce qu'il pouvoit trouver des plus grands maîtres, (n) principalement de Pamphilus & de Mélanthus, & l'envoyoit au Roi. Sicyone étoit encore alors en grande réputation pour les arts & pour la peinture fur-tout qui paffoit pour avoir confervé toute fon ancienne beauté fans s'être corrompue ni abâtardie; de forte que le grand Apelle, déja admiré de tout le mon de, alla à Sicyone, & s'attacha à ces deux peintres, à qui il donna un talent, moins pour apprendre d'eux la perfection de l'art, qué pour participer à leur grande réputation. Voilà pourquoi, dès qu'Aratus eut rendu la liberté à fa ville, il effaça tous les portraits des Tyrans; mais quand il vint à celui d'Arif

(n) Principalement de Pamphilus & de Melanthus. Deux des plus grands Peintres. Pamphilus avoit été l'éleve d'Eupompus, & il fut le maître d'Apelle & de Mélanthus. Les tableaux les plus célebres de Pamphi

lus étoit une confrairie, le
combat de Philonte, la vic-
toire des Athéniens, & U-
lyffe fur fa nacelle. Les ta-
bleaux de Melanthus é-
toient fans prix. Voyez Ph-
ne, liv. vij, ch. 7.

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tracus, qui avoit régné du temps de Philippe, il balança long-temps s'il l'effaceroit; car il avoit été peint par tous les difciples de Mélanthus, qui l'avoient représenté debout fur un char de victoire, & Apelle lui-même y avoit mis la main, comme le rapporte Polémon le géographe..

Cet ouvrage étoit fi merveilleux, qu'Aratus fe laiffa enfin toucher à la beauté de l'art; mais bientôt après, emporté par la haine qu'il avoit pour les tyrans, il ordonna qu'on l'effaçât. (0) On dit que le peintre Néalces, qui fe trouva préfent quand il donna cet ordre, demanda grace pour ce tableau, & qu'il la demanda avec larmes; & voyant qu'il ne pouvoit l'obtenir, il lui dit: Aratus, il faut tou jours faire la guerre aux Tyrans, & jamais à leurs portraits. Mais au moins épargnons le char & la victoire, & je m'en vais toutà-l'heure vous faire voir Ariftratus qui abandonnera fon tableau. Aratus-lui en ayant

(o) On dit que le peintre Néalces, qui fe trouva préfent quand il donna cet or dre, demanda grace pour ce tableau. Ce Nealces étoit un peintre de grande réputation. Il avoit peint Vénus, il étoit ingénieux & folide dans fon art. Il peignit la bataille navale des Egyptiens contre les Perfes; & comme il vouloit faire connoître que l'action

s'étoit paffée für le Nil, dont les eaux font femblables à celles de la mer, il fit entendre par un figne ce qu'il ne pouvoit défigner par fon art; il peignit fur le bord un âne qui buvoir, & tout auprès un crocodile qui le guettoit, tout prêt à fe jetter fur lui. Pline, liv, xxxv, ch. 11.

donné la permiffion, Néalces effaça la figure d'Ariftratus, & à la place il mit une palme, & n'ofa y ajouter autre chofe de fa façon. Mais on dit que les pieds d'Ariftratus effacés, demeurerent cachés au fond du char.

Ce goût pour la peinture avoit déja mis Aratus dans les bonnes graces de Prolémée; mais après qu'il fe fut mieux fait connoître à lui par fa conversation, le Roi en fut encore plus charmé & plus touché, & il lui donna pour fa ville la fomme de cent cinquante talents. Aratus en emporta d'abord quarante avec lui en partant pour le Péloponefe; & le Roi ayant partagé les autres en différents payements, les envoya enfuite par parties aux termes marqués. C'étoit donc une grande & belle action à Aratus d'avoir délivré à fes citoyens une fi groffe fomme, lorfqu'il n'y avoit rien de plus commun que de voir des Capitaines, Gouverneurs, Harangueurs du peuple, pour de bien moindres fommes qu'ils recevoient des Rois, vendre, livrer & affujettir leurs villes. Mais ce qu'il y eut encore de plus grand & de plus confidérable, c'eft que, par le moyen de cet argent, tous les différends des pauvres avec les riches furent affoupis, la concorde rétablie, & tout le peuple remis en repos & en fûreté.

La modération de ce perfonnage dans une fi grande puiffance eft encore digne d'admi

́ration: car ayant été nommé seul arbitre fou-
verain, & maître abfolu pour terminer tous
les différends de ces pauvres bannis, & pour
régler leurs partages, il ne voulut
il ne voulut pas s'en
charger, & nomma quinze de fes citoyens,
qu'il prit pour adjoints, & avec lesquels,
après un fort grand travail & de longues féan-
ces,
il parvint à rétablir l'amitié & la paix
entre les habitants. En reconnoiffance d'un fi
grand fervice, non feulement tous les ci-
toyens lui déférerent en commun les hon-
neurs qui lui étoient dûs; mais encore les
bannis en leur particulier lui éleverent une
ftatue de bronze, & mirent au bas cette inf-
cription, qui étoit en vers élégiaques : Les
bons confeils, les grands exploits, & toute
la force de ce perfonnage pour le falut de
la Grece, ont retenti jufqu'aux colonnes
d'Hercule. Pour nous, Aratus, après l'heu-
reux retour que vous nous avez procuré,
nous vous avons érigé une ftatue pour célé-
brer votre vertu & votre juftice. La ftatue
d'un béros fauveur fera mêlée avec celle des
Dieux fauveurs, parce que vous avez établi
dans votre patrie une parfaite égalité, &
que vous lui avez donné une forme de gou-
vernement & des loix toutes divines.

Après toutes ces grandes actions, Aratus avoit encore vaincu l'envie du peuple par tous les bienfaits dont il l'avoit comblé. Mais le Roi Antigonus, affligé de ces fuccès, vou

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lant ou le gagner, ou le rendre fufpect à Prolémée, lui donna de grandes marques de fon affection, quoiqu'il ne les recherchât point, & qu'il ne fît rien pour se les attirer. Entre autres, ayant fait un jour un grand sacrifice dans la ville de Corinthe, il en envoya des portions à Aratus à Sicyone. Et au milieu du feftin du facrifice où il y avoit beaucoup de gens à table avec lui, il dit tout haut Je penfois que ce jeune homme de Sicyone n'étoit qu'un homme franc & libre de fon naturel & qui aimoit feulement la liberté de Jon pays. Mais il me parolt préfentement que c'eft un excellent juge des mœurs & de toute la conduite des Princes. Car d'abord il nous a méprifés, & n'a fait aucun cas de nous, emporté par fes espérances, qui lui faifoient jetter les yeux bors de fon pays, &il admiroit les richeffes d'Egypte, fes éléphants, fes flottes, & la magnificence defa Cour; mais préfentement qu'entré dans fes pavillons, il a vu de près que toute cette pompe n'eft qu'une vaine décoration de théâtre, il s'eft tourné vers nous, & j'ai reçu ce jeune homme de tout mon cœur, bien réfolu de m'en fervir dans toutes mes affaires, & je vous prie tous de le regarder comme votre ami.

Ces paroles ne tomberent pas à terre; les malins & les envieux en tirerent un ample prétexte d'écrire à l'envi à Prolémée beau

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