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des cifeaux; mais il faifoit venir quelque garçon fculpteur, qui, avec un charbon ardent, lui brûloit la chevelure tout à l'entour. Ni fon frere, ni fon fils même n'entroient dans fa chambre vêtus comme ils étoient; mais il falloit qu'avant que d'entrer, chacun quittât fes habits, & qu'il en prît d'autres après avoir été vilicé par des gardes tout nud.

Un jour que fon frere Leptinès, en lui faifant la defcription d'une petite terre, prit la halebarde d'un de fes gardes pour lui en marquer le plan fur le fable, Denys entra contre lui dans une furieufe colere, & tua le garde qui avoit donné fa halebarde fi facilement. Il difoit qu'il craignoit fes amis, parce que les connoiffant hommes de fens, il favoit bien qu'ils aimeroient mieux gouverner, qu'être gouvernés, & être tyrans eux-mêmes, que d'obéir à un Tyran. Il tua de fa propre main un Officier, nommé Marfyas, qu'il avoit avancé, & à qui il avoit donné quelque commandement dans fes troupes, & il le tua fur ce qu'il avoit fongé la nuit que Marfyas le tuoit, comme ce fonge ne lui étant venu que parce que cer Officier avoit formé ce complot dans la journée, () & s'en étoit entretenu. Ce

(1) Et s'en étoit entretenu. Cela n'eft pas ajouté inutilement, fi l'Officier n'avoit fait que former le complot en lui-même, le

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vieux Denys n'en auroit pu être averti: car d'où le fonge feroit-il venu? Mais il s'en étoit entretenu, & fur cela le fonge

pendant cet homme fi timide, & qui par fes frayeurs continuelles avoit l'ame remplie de tant de miferes, de baffeffes & d'indignités, s'emportoit contre Platon, de ce qu'il ne le déclaroit pas le plus vaillant & le plus courageux des hommes.

(m) Dion-donc, comme je viens de le dire, voyant le jeune Denys fi eftropié, fi j'ofe ainfi parler, & fi mutilé par fon ignorance, & de mœurs fi dépravées, l'exhortoit continuellement à s'appliquer à l'étude, le preffoit d'écrire au premier des Philofophes, &d'em- ̄ ployer auprès de lui les prieres les plus ardentes pour l'obliger à venir en Sicile, & quand il feroit venu, de fe mettre promptement entre fes mains, afin que fes moeurs corrigées par fes difcours & formées à la vertu, & rendu femblable à l'exemplaire très-divin & d'une beauté parfaite, qui conduit fi fagement toutes chofes, & à la voix duquel tous les êtres fon fortis de leur ancien défordre, & ont formé ce bel ordre & cet arrangement fi merveilleux qu'on appelle le monde, il fe procurât à lui-même une très-grande félicité, &

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qu'il la procurât par même moyen à fes peuples. Il lui difoit que fes fujets, gouvernés déformais avec douceur, comme une famille eft gouvernée par un bon pere, rendroient volontairement à fa tempérance & à fa juftice les devoirs qu'ils ne rendoient que malgré eux à la violence & à la force, & que par-là il deviendroit de Tyran un Roi jufte, à qui tout fe foumettroit par amour. Penfez, lui difoit-il, que ces chaînes de diamant qui. lient tout un Royaume,ne font, comme votre pere l'a cru, ni la crainte, ni la force, nile grand nombre de galeres, ni ces milliers de Barbares qui compofent votre garde, mais l'affection, l'amour & la reconnoiffance que font naltre dans le cœur des fujets la vertu & la juftice des Princes; & que ces chatnes formées par les fentiments, quoique plus douces & plus lâches que ces autres, fi roides & fi dures, font pourtant plus fortes pour la durée & pour le maintien des Etats. Que d'ailleurs un Prince n'eft ni bonoré ni eftimé, quand il n'a foin que de s'habiller magnifiquement, d'avoir de grands équipages & des meubles fomptueux, & d'entretenir fa maifon dans le luxe, dans la délicateffe, dans les délices, & dans tous les plaifirs les plus recherchés ; & que par fa raifon & par fes difcours, il n'a aucun avantage fur le moindre du peuple, &qu'il dédaigne de tenir le palais de

fon ame décemment & royalement orné.

Par ces remontrances, qu'il lui rebattoit inceffamment, & dans lesquelles il mêloit de temps en temps les propres préceptes de Platon, Denys fut enflammée d'un defir violent & furieux d'entendre les difcours de ce Philofophe, & de le voir lui-même. Voilà donc d'abord des couriers dépêchés à Athenes avec des lettres de Denys & les inftantes prieres de Dion.

Dans le même temps, Platon reçut de toute l'Italie de preffantes follicitations de tous les Philofophes Pythagoriciens, qui le conjuroient de venir, d'entreprendre l'ame d'un jeune Prince, qui, emporté par la fougue des paffions & par un pouvoir fans bornes, ne connoiffoit plus de frein, & de tâcher de la dompter & de la réduire par la force de fes raifons.

Platon donc, comme il nous l'apprend dans fes écrits (n), vaincu par le feul respect qu'il avoit pour lui-même, afin de ne pas donner aux hommes un prétexte de lui reprocher qu'il n'étoit Philofophe qu'en paroles, & que jamais il n'avoit mis la main à l'œuvre pour paroître tel par fes actions; & jugeant d'ailleurs qu'en purgeant un feul homme, comme la partie principale qui conduit tout le refte, il guériroit toute la Sicile dangereufement malade, il fe laiffa perfuader.

(n) Dans la feptieme lettre.

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Ceux qui étoient oppofés à Dion, craignant que Denys ne vînt à changer, obligerent ce Prince à rappeller d'exil Philiftus homme éloquent, fort verfé dans les lettres, & très-accoutumé aux mœurs des Tyrans, pour avoir en lui un contre-poids capable de contrebalancer Platon & toute fa philofophie. Car ce Philiftus, dès le commencement, fe montra très-porté pour l'établissement de la tyrannie, & il garda long-temps la citadelle, où il commandoit la garnison. Il couroit même un bruit qu'il avoit eu quelque commerce avec la mere du vieux Denys, & que cela n'étoit pas ignoré du Tyran même. Mais après que Leptinès, qui avoit eu deux filles d'une femme qu'il avoit enlevée à un autre, eut donné une de fes filles à Philiftus, fans demander l'agrément du vieux -Denys pour ce mariage, le Tyran irrité fit mettre en prifon cette femme de Leptinès chargée de fers, & chafla de Sicile Philiftus, qui fe retira chez quelques-uns de fes amis dans la ville d'Adria; & il femble que ce fut-là que fe trouvant de grand loisir, (0) il composa

(o) Il compofa la plus grande partie de fon hiftoire. Ce Philiftus n'étoit pas feu lement homme de guerre, c'étoit un grand hiftorien. Il avoit fait l'hiftoire d'Egypte en douze, livres celle de Sicile en onze,

& celle de Denys le Tyran en fix. Ciceron lui donne de grands éloges, jufqu'à dire qu'il étoit pref que un petit Thucydide, pene pufillus Thucydides pour faire entendre qu'il l'imitoit & qu'il en apprè

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