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de leur armure, et s'élançant d'un seul bond sur leurs forts destriers. Quelle fête pour eux qu'un combat! « Sur toutes choses un tel jeu me ravit, » s'écrie Begues! C'est en effet pour eux un jeu magnanime que la guerre. Ils se contemplent, ils s'admirent entre ennemis, le combat se confond avec le tournoi, ils se tuent sans se haïr. Le combat, toujours le combat, c'est ici, comme dans Homère, l'objet principal, l'objet continuel du poëme; et toujours le poëte, comme ses héros, retrouve de nouvelles forces pour ces luttes incessantes. Il est infatigable comme eux, et tel est l'intérêt de son récit, qu'il communique le même don à ses lecteurs.

A côté de cette générosité chevaleresque, que nous voyons déjà naître entre la gloire et le danger, se retrouvent des traces remarquables de l'antique férocité, qui disparaît tous les jours et semble déposer de l'ancienneté des traditions que chante notre épopée. Un chevalier envoie à Fromont la tête d'un des parents de ce chef qu'il a tué. Begues lui-même, le noble, le courageux Lorrain, irrité de la cruauté de Guillaume, qui excitait Isoré, son antagoniste, à lui couper la tête, tue Isoré, et, lui prenant à deux mains les entrailles, il en frappe Guillaume au visage :

Tenez, vassal, le cœur votre cousin,
Or le pouvez et saler et rôtir.

Rien n'égale l'orgueil sauvage du baron dans son château. Ces murs épais sont sa seconde armure: ils ne font qu'un avec lui. Il n'est lui-même et tout entier que dans sa tour. Là, libre, indépendant, il brave et son roi et souvent som Dieu.

Si je tenais un pied en paradis,

Si j'avais l'autre au château de Naisil,
Je retrairais celui du paradis

Et le mettrais arrière dans Naisil.

C'est que rien n'est plus propre à enivrer l'homme du sentiment de son importance personnelle, que les guerres de ce nouvel âge héroïque où l'individu est tout, où le bras d'un seul chevalier décide du sort d'une bataille; où une armée s'enfuit à cause de la chute d'un seul homme. Alors rede

vierent naturels les provocations, les combats singuliers, les hauts faits d'armes, toutes ces choses, en un mot, que la poésie semblait avoir perdues pour toujours depuis Ho

mère.

Citons encore un passage où Jehan de Flagy (c'est l'auteur d'au moins une des branches de la chanson des Loherains) se rencontre une fois de plus avec son illustre devancier qu'il n'avait peut-être jamais entendu nommer. Nous allons voir comment l'Hector barbare se sépare de son Andromaque pour marcher aux combats. Il est vrai que cet adieu n'est pas encore le dernier. A priori c'est une beauté de moins c'est aussi une excuse pour l'infériorité du morceau français.

:

Vous eussiez vu le chastel estormir (se troubler, strürmen)

Et les bourgeois aux défenses venir,

Les chevaliers armer et fer-vêtir,
Car ils pensaient qu'on dût les assailir.
Begues s'apprête, à la hâte il le fit,
Lace une chausse, nul plus belle ne vit;
Sur les talons lui ont éperons mis,
Vêt un haubert, lace un heaume bruni,
Et Béatrix lui ceint le brand fourbi :

Ce fut Floberge la belle au pont (garde) d'or fin.

«

<< Sire, fait-elle, Dieu qu'en la croix fut mis

Vous défende hui de mort et de péril! »

Et dit le duc : « Dame, bien avez dit! »

Il la regarde, moult grand pitié l'en prit.

Relevée ert de nouvel de Gérin (elle venait de donner le jour
Dame, dit-il entendez ça à mi :

Pour Dieu vous prie que pensiez de mon fils 2. »

Elle répond « Biaus sire, à vos plaisirs ! »

On lui amène un destrier arrabi (ardent, arrabbiato).

De pleine terre est aux arçons salli (élancé);

L'écu au col, il a un épieux pris,

Dont le fer fut d'un vert acier bruni.

[à Gérin).

Mais quand Begues quitte réellement son château pour la dernière fois, quand il part pour ne plus revenir, c'est sur un autre plan que le poëte dessine la scène. La famille féo

4. Le nom de son épée, dont nous avons fait flamberge.

2. Les Anglais ont conservé cette construction: You would think of my son.

dale est réunie, tranquille et heureuse. Le trouvère nous présente un tableau d'intérieur plein de charme et de grâce; tout est en paix, tout semble sourire, et c'est à ce moment que, par un contraste terrible, le malheur va frapper cette maison.

Un jour fut Begues au chastel de Belin :
Auprès de lui la belle Biatrix.

Le duc lui baise et la bouche et la main,
Et la duchesse moult doucement sourit.
Parmi la salle vit ses deux fils venir
(Ce dit l'histoire) : l'aîné eut nom Gérin,
Et le second s'appelait Hernaudin :
L'un eut douze ans, et l'autre en avait dix.
Sont avec eux six damoiseaux de prix,
Vont l'un vers l'autre et courre et tressaillir,

Jouer et rire et mener leurs délits (amusements).

Par une observation bien vraie et bien poétique du cœur humain, au milieu de tout ce bonheur, Jehan de Flagy nous montre le duc qui se prend à soupirer. Il est loin de son frère, de ses amis, des bords du Rhin et de la Moselle, dans le sud de la France, ce pays étranger. Il veut aller revoir ses bons vieux Lorrains, il veut porter à son frère Garin un présent digne de lui, la hure d'un énorme sanglier dont la renommée n'est pas moins étendue que celle de maint vaillant baron; car c'est à deux cents lieues de là, auprès de Valenciennes, qu'il vieillit et grossit depuis plus de vingt années. En vain Biatrix, en proie à un triste pressentiment le prie de renoncer à cette chasse :

Le cœur me dit, il ne peut pas mentir,
Si tu y vas, tu n'en dois revenir.

Begues ne tient compte de ce tendre pressentiment, il prépare sa chasse avec tout le luxe féodal: trente-six chevaliers l'accompagnent, dix chevaux le suivent, chargés d'or et d'argent; viennent ensuite la meute, les valets. Le duc va donc partir :

A Dieu commande la belle Biatrix,

Ses deux enfants Hernaudet et Gérin.

Dieu! quel douleur ! onques puis ne les vit!

On arrive à Valenciennes, la chasse est commencée. Le san

glier fatigue toute la troupe, et, après quinze lieues de poursuites, il s'arrête épuisé lui-même, en face de Begues, qui seul n'a point perdu sa trace:

Dessous un hêtre est le porc arrêté,
Là but de l'eau et puis s'est reposé,
Et les bons chiens sont autour lui allés.
Le porc les voit, a les sourcis levés,
Les yeux il roule, se rebiffe du nez,

Fait une hure, et s'est vers eux tourné.

Puis il éventre, il déchire les chiens, il s'élance sur Begues lui-même, qui le frappe de son épieu et l'étend mort à ses pieds. Ce n'était pas même dans cette lutte que devait périr le noble, le brave duc échappé à tant de batailles. Quelques voleurs qu'il a mis en fuite quand ils ont osé l'approcher, vont chercher un archer qui de loin, à travers les branches de la forêt, lui lance furtivement une flèche perfide. Ainsi tombe, d'une mort obscure et ignorée, loin des siens, loin du champ de bataille, sa seconde patrie, cet homme qui avait été le protecteur d'un roi et le plus ferme appui de toute une race. N'y a-t-il pas quelque chose de bien hautement poétique dans un pareil contraste? quel en est l'auteur? Est-ce le poëte ou la destinée? Le poëte a rempli au moins le seul rôle de tout grand artiste, il a emprunté à la réalité tout ce qu'elle recélait d'idéal.

Cette troisième branche est la plus poétique et la mieux développée de toute l'épopée des Loherains. La narration, sèche et roide dans la première branche, où les événements se succédaient sans harmonie, sans but, sans ordre que celui de la chronologie, s'est animée peu à peu, a pris de la vie et même de la grâce. La première offre à un plus haut degré ce caractère impersonnel dont nous avons parlé; elle n'est que le recueil des plus anciennes traditions d'un peuple; la main de l'artiste y apparaît à peine. Dans la troisième s'unissent avec charme l'intérêt d'un récit national et la chaleur d'un sentiment individuel. Dans son ensemble, cette vaste épopée ressemble à ces immenses cathédrales, bâties par plusieurs générations, et où l'œil distingue avec curiosité les divers styles de chaque siècle. Commencées d'abord avec

quelque lourdeur au x1o, elles semblent hésiter encore entre le plein cintre et le gothique bientôt les ogives s'aiguisent, les voûtes s'élancent, les colonnettes s'amincissent; enfin quelquefois, outre-passant les limites de l'élégance, elles nous montrent la décadence du goût dans la recherche des ornements, la prodigalité des festons, la forme extraordinaire des pendentifs. L'épopée des Loherains a été fermée trop tôt pour tomber dans cet excès: mais la poésie épique du moyen âge ne manquera pas de nous en fournir bientôt de nombreux exemples.

CHAPITRE IX.

SECOND CYCLE EPIQUE.

SOURCES

CYCLE ARMORICAIN OU D'ARTHUR; CARACTÈRE CHEVALERESQUE.
BRETONNES. — LA TABLE RONDE; LE TROUVÈRE WACE ET SES ORIGINAUX.
CHRÉTIEN DE TROYES; ANALYSE DU CHEVALIER AU Lion. ROMANS
EN PROSE; LAIS DE MARIE DE FRANCE. CHEVALERIE RELIGIEUSE; LE
SAINT GRAAL.

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Cycle armoricain ou d'Arthur; caractère chevaleresque.

L'épopée carlovingienne est féodale, elle n'est pas encore chevaleresque. Elle ne remplit qu'à moitié le programme que l'Arioste a tracé et réalisé si heureusement lui-même, elle chante les cavaliers et les armes mais non les dames ni les amours1. Les barons carlovingiens sont braves sans doute, mais leur valeur n'a pas acquis, par un mélange de sentiments plus doux, cette exaltation merveilleuse qui doit en faire une religion, et produire une chose et un mot tout modernes, l'honneur. On a fait de longues et savantes recherches pour savoir chez quel peuple les sentiments chevale

1. Orlando furioso, c. I, v. 4, 2.

La donne, i cavalier, l'arme, gli amori,
Le cortesie, l'audaci imprese io canto.

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