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nous avons laissé dilapider l'héritage et la réputation de nos pères.

La muse épique de la France au moyen âge avait trois sujets favoris, les Français, les Bretons, les anciens : elle n'en connaissait guère d'autres, comme elle le proclame ellemême avec l'auteur du poëme de Guiteclin de Saissoigne :

Ne sont que trois matières à nul homme entendant:

De France, de Bretaigne et de Rome la grand.

Charlemagne, Arthur et Alexandre sont les héros qu'elle a choisis et autour desquels sont venus se grouper, avec leurs flottantes bannières et leurs mille gonfanons divers, comme autour de leurs droits suzerains, tous les récits de l'épopée chevaleresque. Chacun d'eux est devenu le centre d'un cycle particulier.

Cycle français ou carlovingien.

Au milieu des malheurs et des ténèbres du xe siècle, la France avait conservé la mémoire d'une époque merveilleuse où la puissance de ses chefs s'était élevée à une incomparable grandeur. Sous Charlemagne, les Francs avaient étendu leurs conquêtes de l'Oder à l'Ebre, de l'océan du nord à la mer de Sicile. Musulmans et païens, Saxons, Lombards, Bavarois et Bataves, tous avaient été soumis au joug ou effrayés par les armes du roi des Francs. Créateur d'ur nouvel empire romain, restaurateur des sciences et des arts, l'immensité de ses plans, la vaste portée de son génie n'avaient sans doute pas été entièrement comprises par ses contemporains; mais il en était resté dans l'imagination des peuples ce qu'y laisse toute chose sublime, un souvenir confus, mais profond, impérissable, et pour ainsi dire un long ébranlement d'admiration. La faiblesse de ses successeurs, les calamités et les hontes de l'invasion normande durent encore accroître le respect du peuple pour les grands hommes qui n'étaient plus. Dans les misères du présent, la magnificence des souvenirs était à la fois une consolation et une vengeance.

Les poëmes qu'embrasse ce cycle ne se rapportent pas tous à l'époque de Charlemagne. Il y en a qui remontent aux

temps de Clovis et de Dagobert', d'autres descendent à Charles le Chauve et même aux rois de la troisième race'. Il semble que la gloire de Charles le Grand ait exercé sur les critiques la même fascination que sur les peuples; de même que ceux-ci lui avaient attribué une foule d'exploits étrangers, ainsi les littérateurs ont marqué de son nom ce grand cycle de héros français de tous les âges, et l'ont créé en quelque sorte monarque de ce vaste empire de poésie.

Les plus remarquables de ces compositions épiques paraissent avoir été écrites dans le cours du XIIe et du XIe siècle. Mais on ne peut douter qu'avant d'être fixées par l'écriture sous la forme où nous les avons aujourd'hui, elles n'aient été longtemps chantées et répétées avec mille variantes. Nous trouvons déjà un jongleur à la tête de l'armée de Guillaume le Bâtard, en 1066; il chante les exploits de Roland, le paladin de Charlemagne, ou peut-être du duc Rollon, le conquérant de la Normandie, et engage ainsi la bataille de Hastings. Robert Guiscard se faisait suivre jusqu'en Italie par les jongleurs de sa chère Normandie, qui lui répétaient déjà à clère voix et à doux sons les prouesses des guerriers de la France. Les poëtes lyriques du XIIe siècle, dont nous aurons bientôt occasion de parler, les Coucy, les Blondel, les Quesnel de Béthune, citent sans cesse les héros de nos poëmes épiques. Une tradition non interrompue rattachait donc la croyance et l'intérêt des auditeurs aux événements que célébraient les jongleurs et les trouvères. Ceux-ci n'étaient que les échos de la foule: ils lui renvoyaient ses propres impressions agrandies et multipliées par leurs

chants.

4. Par exemple: Parthénopex de Blois, Florient et Octavien ; de Vignevaux.

2. Comme Hugues Capet; Le chevalier au Cygne; bourg; Le bastard de Bullion. ;

3. On lit dans Rob. Wace, Roman de Rou:

Taillefert qui moult bien chantoit,
Sur un cheval qui tôt alloit,
Devant le duc alloit chantant
De Charlemaigne et de Rolland
Et d'Olivier et des vassaux
Qui moururent à Roncevaux.

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Baudoin de Se

Les souvenirs du peuple remontaient fort loin. M. Paulin Pâris croit retrouver dans la première branche de l'épopée des Loherains la tradition de la défaite d'Attila aux champs. Catalauniques. Les vers du poëte inconnu, sont, selon lui, un résumé curieux des chansons bien plus anciennes faites sur les invasions des Huns. Tous les événements ont été conservés avec soin; seulement les lieux, les époques, les personnages sont changés. Les peuples n'entendent rien à la chronologie; ils retiennent les faits, mais ils les déplacent. Saint Loup et saint Nicaise, glorieux prélats du Ive siècle, reviennent figurer à côté de Charles Martel. Mais les emprunts forcés que ce rude héros fit peser sur le clergé pour payer ses soldats sont relatés avec la plus grande précision; et, chose remarquable, le poëte donne raison au guerrier. Quant aux Huns, leur nom s'est effacé de la mémoire des hommes. Au commencement du poëme, dans un exorde qui paraît fort étranger au reste, les ennemis des Français, ce sont encore les Wandres (Vandales); mais bientôt il n'en est plus question, et, comme dans un songe où les objets changent tout à coup sans qu'on pense à s'en étonner, les Wandres sont devenus les Sarrasins. N'est-il pas évident que le temps a marché entre ces deux strophes, et que les souvenirs. de l'invasion barbare se confondent avec ceux de l'invasion musulmane? Toute distinction est désormais effacée dans la population gallo-franque. La haine qu'a excitée la conquête germanique, toutes les souffrances qu'elle a causées, sont attribuées aux mahométans. L'Europe est une dans le catholicisme en face de l'ennemi du nom chrétien, comme la France s'unira plus tard sous la main de la royauté en présence de l'invasion anglaise.

Caractère religieux des chansons de Geste.

C'est là le premier caractère des épopées carlovingiennes, ou, pour leur donner leur vrai nom, des Chansons de Geste1; elles célèbrent surtout la lutte des chrétiens contre les mahométans. Images fidèles de la société qui les a produites, ou

4. Le mot geste signifiait acte public, histoire authentique. Tel était, au

plutôt voix spontanée d'un peuple, elles expriment sa pensée intime, sa constante préoccupation, la guerre sainte. Toutefois parmi les anciennes chansons de Geste il n'en est qu'un petit nombre qui racontent le fait réel de la croisade1: cet événement trop récent encore, n'avait pas grandi, dans l'imagination populaire, à la hauteur de l'épopée. D'ailleurs, les éléments traditionnels dont s'emparèrent les jongleurs existaient avant ces grandes et merveilleuses expéditions. Mais le même esprit qui poussa la chrétienté vers l'Asie inspira les chantres épiques de la chrétienté: le même besoin religieux et guerrier éclata à la fois dans les croisades et dans les chants nationaux; c'étaient dans les faits et dans les idées deux effets d'une même cause, deux manifestations du même sentiment. La grande œuvre de Charlemagne, l'immense service qu'il rendit à la civilisation renaissante en arrêtant les invasions du nord, s'est transformé dans les chansons de Geste. Ce sont les Sarrasins qu'il repousse. Les trentetrois campagnes du grand roi contre les Saxons n'ont laissé de souvenir que dans le titre d'un seul onvrage, le Guiteclin (Witikind) de Jean Bodel; c'est habituellement avec les Sarrasins d'Espagne, de Septimanie, d'Italie, d'Orient que nos poëtes le mettent aux prises. C'est une habitude chez eux de transformer en musulmans tous les peuples auxquels il fit la guerre; de même que, pour donner à la lutte religieuse son expression la plus glorieuse et sa personnification la plus poétique, c'est à Charlemagne qu'ils attribuent volontiers. tous les succès remportés sur les ennemis du nom chrétien. moyen âge le sens du mot latin gesta; on lit dans les vers qui accompagnent la vie de Charlemagne, par Éginhard:

« Hæc prudens gestam nôris tu scribere, lector,

<< Einhardum magni magnificam Caroli. >>

On donna même par la suite le nom de gens de geste aux personnes dont la famille avait une célébrité historique.

1. Quelques poëtes ont célébré la première croisade. Grégoire de Tours, surnommé Bechada, et dont il ne nous reste que le nom, avait embrassé, dans un long poëme provençal, l'ensemble des événements de cette expédition. Le siége d'Antioche est l'objet d'un autre chant épique en tirades monorimes composé avant l'année 1102 dans le dialecte du nord par le pèlerin Richard, et refait, sous Philippe Auguste, par Graindor de Douai. M. Paulin Paris a publié en 1848 cette seconde version avec un fragment qui reste de la première.

Ainsi la grande victoire de Poitiers, l'expulsion des Arabes de toute la Septimanie sont enlevées à Charles Martel et à Pépin pour être mises au compte de leur illustre successeur. Les trouvères vont même, ou plutôt mènent leur héros plus loin ils le conduisent jusqu'à Jérusalem. On se tromperait néanmoins si on espérait trouver là quelque chose d'analogue à une croisade. C'est un voyage fort paisible, où l'empereur d'Occident va, avec ses douze pairs, s'asseoir pacifiquement dans les chaires de J. C. et des douze apôtres, au temple de Jérusalem, et, après quelques exploits assez peu édifiants et quelques miracles assez inutiles, revient chargé de reliques dont il enrichit l'abbaye de Saint-Denis. On pense que les relations de Charlemagne avec le kalife Haroun-alRaschid furent le germe de cette tradition. Le poëme original, dont nous indiquons en note le titre1, semble être une œuvre monacale ou règne peu d'inspiration héroïque. Nous citerons pourtant un passage dont la pensée ne manque pas de grandeur. Il contribue à montrer que nos poëtes considéraient Charlemagne comme le type du christianisme armé et la terreur de tous les infidèles. C'est au moment où l'empereur et ses preux compagnons ont pris leurs places dans le temple.

Charle eut le regard fier, il eut le chef levé.
Un juif alors entra, voulut le regarder :
Quant il aperçut Charle, il se prit à trembler,
Tant eut fier le visage; il n'osa regarder :

--

Peut s'en faut qu'il ne choît: fuyant s'en est tourné.

Chronique de Turpin; chanson de Roland.

Nous devons dire ici quelques mots d'un autre ouvrage analogue, composé certainement par un moine, et qui a joui d'une célébrité d'emprunt: c'est la chronique latine attribuée faussement à Turpin, archevêque de Reims, contemporain de Charlemagne. Elle a pour titre: De vita et gestis Caroli

4. Ci commence le livre comment Charles de France va à Jérusalem. - L'auteur n'en est pas connu, et ne mérite guère de l'être. Cet ouvrage, dont on n'a publié que des extraits, renferme 992 vers de douze syllabes.

On peut voir aussi : Nobles prouesses et vaillances de Galyen Rhétoré (restauré), roman en prose. Paris, 1500. Li Romans de Fierabras, conservé en prose française, et dont Imm. Bekker a fait récemment connaître une transcription provençale.

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