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plus disctincte. Les traces qu'ils y laissèrent furent d'autant plus profondes qu'ils s'approprièrent plus sérieusement la langue française. Déjà sous Guillaume I, successeur de Rollon, on ne parlait plus à Rouen que le roman. Le duc, voulant que son fils sût aussi la langue danoise, fut obligé de l'envoyer à Bayeux, ou on la parlait encore. Pour les autres Gaulois, le français était un latin corrompu, un patois dédaigné; pour les Northmans barbares, ce fut presque une langue savante, qu'ils étudièrent, comme le latin, avec le plus grand soin. Bientôt les Northmans devinrent nos poëtes et nos maîtres de français, de même qu'autrefois les Gaulois avaient envoyé à Rome des maîtres de rhétorique et de grammaire latine.

Pendant ce temps-là, l'idiome méridional recevait aussi des circonstances politiques son caractère distinctif. Les provinces du sud, soumises d'abord par les Visigoths et les Bourguignons, avaient eu moins à souffrir sous ces conquérants moins barbares. Les Francs les avaient sans doute bien des fois sillonnées, mais sans déraciner aussi complétement qu'au nord les mœurs et la civilisation romaine. Devenues, après Charlemagne, le partage de quelques-uns de ses successeurs, elles s'étaient formées en royaume indépendant sous Bozon, qui prit en 879 le titre de roi d'Arles ou de Provence. Mais à la fin du xr et au commencement du x siècle, sa succession se trouva partagée entre les comtes de Toulouse et de Barcelone. L'union des Provençaux avec les Catalans acheva de jeter le dialecte du midi bien loin de l'idiome sourd et traînant des compagnons de Guillaume le Bâtard. Le provençal fut désormais une langue profondément distincte du roman wallon ou welsh (c'est-à-dire gaulois). On distingua aussi ces deux idiomes par le mot qui, dans chacun d'eux, exprimait l'affirmation oui : l'un fut appelé langue d'oc (hoc); l'autre, langue d'oil (hoc illud). C'est ainsi qu'à la même époque on nommait l'Italien langue de si, et l'allemand langue d'ya1.

Ce qui n'est que diversité dans la sphère des principes

4. « Il bel paese la dove il si suona. » (Dante).

devient hostilité dans celle des événements. Le nord et le midi de la France ne constituèrent leur individualité qu'à condition de se haïr. Les hommes du nord étaient plus vaillants, mais aussi plus barbares; les hommes du midi plus ingénieux, mais plus amollis; ils se regardaient réciproquement les uns comme des sauvages, les autres comme des bouffons. Il faut entendre le cri d'étonnement et de dédain que jettent les Français du nord à leur première rencontre avec leurs frères du midi. Ce fut vers l'an 1000, alors que Constance, fille du comte de Toulouse, venait d'épouser le roi Robert, et avait amené à sa suite des courtisans de son père. Il y a, dit le chroniqueur contemporain Glaber, autant de difformités dans leurs mœurs que dans leurs habits, Leur armure et le harnais de leurs chevaux sont d'une extrême bizarrerie. Leurs cheveux descendent à peine au milieu de leur tête, ils se rasent la barbe comme des histrions, portent des bottines indécemment terminées par un bec recourbé, des cottes écourtées, tombant jusqu'aux genoux, et fendues devant et derrière. Ils ne marchent qu'en sautillant. Querelleurs continuels, ils ne sont jamais de bonne foi. Et voilà les hideux modèles que la princesse a malheureusement offerts aux Français, la plus honnête, la plus polie de toutes les nations! »

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Ces deux éléments dont l'union harmonieuse devait constituer la nationalité française grandirent longtemps à part, hostiles et menaçants, jusqu'au jour où ils se heurtèrent dans le sang des Albigeois.

SECONDE PÉRIODE.

MOYEN AGE

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CHAPITRE VII.

RENAISSANCE DE LA POÉSIE; JONGLEURS ET TROU-
FORMATION DES CHANTS EPIQUES.

Société féodale.

Vers le xre siècle sont enfin constituées les langues, c'està-dire les peuples modernes, car un peuple n'est lui-même qu'au jour où il s'est fait un langage. Alors seulement le monde latin n'existe plus, les invasions barbares sont à jamais terminées, l'Europe va commencer une période nouvelle. Les temps qui séparent la chute de l'empire d'Occident de l'ère qui vient d'éclore n'étaient qu'une fermentation laborieuse où se préparait la formation du monde catholique et féodal. Les quatre siècles que ce monde doit vivre, du xr au xv, sont l'époque que nous désignons sous le nom du moyen âge.

Elle s'ouvre avec une imposante grandeur. Après cette nuit terrible du x siècle, ces pestes qui décimaient régulièrement la population, ces affreuses famines où l'on mangeait de la chair humaine, où l'on mêlait de la craie à la rare farine achetée au poids de l'or, ces longues épouvantes où l'on attendait à chaque instant le son de la trompette qui devait réveiller les morts, le monde se rassura enfin quand il vit expirer sans catastrophe l'an 1000 qu'une croyance générale lui avait assigné pour terme. L'humanité ressaisit avec bonheur une vie qu'elle s'était crue si près de perdre. Elle se remit à travailler, à bâtir; dans sa reconnaissance pour ce Dieu qui prolongeait ses jours, elle lui éleva de tous côtés de nouveaux temples; une architecture jusqu'alors inconnue

et toute chrétienne d'expression fit succéder les belles cathédrales gothiques aux vieilles et lourdes basiliques romanes on eût dit, suivant l'expression d'un chroniqueur contemporain, que le monde se réveillait, et, dépouillant tout à coup sa vieillesse, se revêtait tout entier d'une blanche robe d'églises. Alors les Normands devenus Français commencent leurs courses héroïques, et vont porter en Italie, en Angleterre, en Palestine leur fabuleuse valeur; alors un prêtre conçoit une idée plus grande que celle de Charlemagne, il rêve l'unité politique du monde, en lui donnant pour tête l'autorité spirituelle. L'Europe entière se lève à l'appel de Rome, et, comme la Grèce dans ses temps héroïques, elle prouve sa cohésion en marchant sous un seul chef contre l'Asie, et sa vie chrétienne, en reportant l'invasion aux musulmans barbares. Cependant les mœurs se forment, l'opinion publique renaît, et avec elle toute une série d'institutions et de rapports. Chose étrange et admirable! la législation de Charlemagne avait été impuissante pour créer un empire au moyen âge, des croyances, des préjugés même suppléent à l'absence des lois et font vivre la société. Dans l'interrègne entre le monde romain et les États modernes, une idée gouverna l'Europe; un sentiment tint la place d'une constitution. Les tribus germaniques avaient apporté de leurs forêts la conscience de la liberté individuelle, le dévouement volontaire de l'homme à l'homme, l'inviolable. fidélité au serment, en un mot le culte et souvent la superstition de l'honneur. Aussitôt s'établit comme par enchantement un ordre politique dont l'honneur est le lien, où tout

1. «Erat enim instar ac si mundus ipse, excutiendo semet, rejecta vetustate, passim candidam ecclesiarum vestem indueret.» (Glaber, 1. III, 4, apud Scriptores rerum francicarum, X.)

L'architecture est l'art dominant et expressif du moyen âge, celui qui le premier en révèle la pensée toute spiritualiste. A la ligne horizontale, principe de l'art paien, se substitue la ligne verticale, comme génératrice de tous les nouveaux ornements. L'édifice monte vers le ciel, au lieu de s'élargir complaisamment sur la terre. Le pilier massif fait place à un faisceau d'élégantes nervures. Les colonnes s'amincissent pour s'élancer davantage. De plus elles se serrent pour exagérer la hauteur en diminuant l'intervalle ; et les deux por. tions de la voûte qu'elles soutiennent, ainsi rapprochées, au lieu de se contiruer en arrondissant leur courbe, se coupent à angle plus ou moins ouvert et donnent naissance à l'ogive.

est à la fois dépendant et libre, enchaîné par une parole. Pour compléter cette organisation, sur elle plane un idéal nouveau qu'elle doit s'efforcer d'atteindre, le noble rêve de la chevalerie, c'est-à-dire la valeur jointe à la loyauté, la protection du faible par le fort, enfin le culte des femmes, exerçant le double empire de la faiblesse et de la beauté.

Renaissance de la poésie ; jongleurs et trouvères. Alors une poésie fut possible, car il existait une société. Cette poésie eut le bonheur de naître non pas des traditions plus ou moins fidèles du passé, mais des circonstances nouvelles où se trouvaient les hommes. Ce qui avait manqué autrefois à la poésie des Romains, un développement spontané en l'absence d'une littérature plus parfaite, ne manqua pas au moyen âge, grâce à l'oubli momentané des modèles antiques. Sans doute il eût été malheureux pour la pensée moderne d'abdiquer à jamais l'héritage de Rome et d'Athènes. Mais il était bon qu'elle n'en jouit pas trop tôt, qu'elle ne le recueillit qu'à sa majorité, alors que, formée dans une salutaire ignorance de la grande fortune qui l'attendait, elle se serait créé elle-même de puissantes ressources. C'est ce qui arriva au xv et au XVIe siècle, où le moyen âge, grandi entre les mains du christianisme et de la féodalité, reçut enfin le trésor de la sagesse antique.

Au reste, moins la poésie romane chercha à imiter la grecque, plus elle lui ressembla. On vit reparaître ces longs chants héroïques, composés par un poëte inconnu, confiés exclusivement à la mémoire des hommes, répétés avec des additions, des variantes, et qui, après avoir été longtemps comme suspendus au milieu d'un peuple, viennent enfin se déposer sous la plume plus ou moins élégante d'un lettré.

Les jongleurs (joculatores), comme les aèdes grecs, s'attachèrent d'abord à la personne des princes. Nous en trouvons déjà à la suite de Charlemagne et de Louis le Débonnaire. Les chants héroïques qu'ils composèrent pour célébrer la victoire remportée en 868 par Charles le Chauve sur

4. La Rue, Essais historiques sur les bardes et les jongleurs, t. I, p. 414.

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