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Nommons encore ici Alexandre Duval, dont le talent et les goûts ne furent jamais d'accord: l'un lui assurant le succès dans les petites comédies sans prétention, les autres l'entraînant toujours vers les genres sérieux et graves; et Étienne, l'auteur des Deux gendres, plus ingénieux, plus habile en combinaisons dramatiques, genre de mérite où il n'est inférieur qu'à Beaumarchais.

La comédie eut aussi dans l'école impériale son demi novateur, en la personne de Népomucène Lemercier, classique indocile, ennemi de la jeune école qui grandissait sous ses yeux, et tourmenté d'un vague besoin de régénération, qu'il ne sut satisfaire que par des bizarreries: il se vantait d'avoir créé la comédie historique, contre-partie burlesque de la tragédie bourgeoise de Diderot. En même temps il inventait toute une mythologie dans son épopée intitulée l'Atlantiade. L'oxygène, le calorique, la gravitation, le phosphore étaient, sous des noms grecs, les divinités de son nouvel Olympe. Lemercier eut du moins le mérite de parler beaucoup des anciens et de juger que ses contemporains leur ressemblaient fort peu.

Poésie lyrique; Écouchard Lebrun.

Nous avons peu de chose à dire de la poésie lyrique de cette époque. Écouchard Lebrun' est le seul qui, dans ce genre, mérite une haute estime. On peut seulement regretter que ce poëte soit né trop tard pour être un vrai classique, trop tôt pour appartenir à l'école nouvelle. Bien supérieur à J. B. Rousseau pour l'énergie et la précision, il a quelque chose d'abstrait dans la pensée, de rude et de forcé dans le langage. Comme Alfieri, comme le peintre David, sa touche manque d'aisance et de naturel : il fait des bas-reliefs plutôt que des tableaux. Son style est travaillé avec un soin déplorable. Lebrun semble croire que les vers peuvent avoir un mérite indépendant de la pensée. De là cet effort continuel pour donner à l'expression une apparence extraordinaire; de là ces alliances bizarres de mots qui se re

4. 1729-4807.

poussent; de là surtout cette sécheresse d'une poésie où l'on ne sent aucun mouvement de l'âme, aucun abandon, aucune naiveté.

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Nous venons de fatiguer le lecteur par des détails purement techniques: nous avons fait de la critique littéraire à la manière de La Harpe, sans avoir son talent pour excuse. Nous subissions ainsi une des nécessités de notre sujet; nous avions à apprécier des hommes pour qui la forme était tout, et qui la perdaient en l'adorant. Le public lui-même était complice de cette littérature toute verbale. On se défiait des idées. La philosophie semblait n'avoir produit que des crimes; on la craignait. Le malheur le plus durable qu'entraînent les excès, ce sont les réactions. L'intelligence, comme indignée du résultat de ses nobles efforts, cherchait une autre voie plus sûre. Les sciences exactes reparurent avec tout leur éclat la pensée libre, la science du cœur humain et des destinées de l'homme furent délaissées.

Mais l'âme ne s'abdique point elle-même. Quand elle abandonne une forme, elle court en vivifier une autre. Les malheurs de la révolution avaient laissé au fond des cœurs les émotions les plus profondes. Chaque parti avait eu ses douleurs, chaque croyance ses martyrs. Les uns revenaient tristement de l'exil, d'autres sortaient des cachots; tous avaient contemplé de terribles vicissitudes, qui semblaient trop nombreuses pour une seule vie. Il y avait un drame dans chaque existence, un roman dans chaque fortune.

L'atmosphère était pleine, pour ainsi dire, d'une flottante et vague poésie de douleurs, de regrets, d'espérances trompées.

Les versificateurs eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher d'être quelquefois poëtes de cette poésie nouvelle. Delille écrivait la Pitié; Michaud, dans son Printemps d'un Proscrit, mêlait d'une manière un peu monotone les impressions de l'exil aux tableaux de sa poésie descriptive. On revoyait avec bonheur, même à travers ces faibles pages, les pompes sereines de la nature, dont le calme et l'impassible majesté contrastaient si vivement avec les révolutions des hommes; on se reprenait à aimer ces bois dont tous nos chagrins ne font pas tomber une feuille, dont tous nos crimes ne ternissent pas l'éblouissante verdure. A cet amour pour la nature inanimée, se mêlait volontiers un certain dégoût pour l'espèce humaine flétrie par tant de crimes, avilie par tant de bassesses. La tendresse innée du cœur se trouvant sans objet, se repliait sur elle-même et se nourrissait de ses rêves. Un besoin secret d'émotions, une sentimentalité indécise, remplaçait les transports de l'amour et les joies de l'amitié. Le nouveau siècle était tout disposé à comprendre les mystérieuses douleurs de René, aussi bien que la sauvage nature de la patrie d'Atala.

Les âmes fatiguées de tant d'agitations, cherchaient les choses inébranlables; elles se tournèrent vers la religion. Le premier consul venait de rouvrir les églises. Le peuple y rentra en foule, heureux d'y retrouver le Dieu de ses pères qui lui tendait les bras. L'esprit du xvm siècle vivait toujours, mais semblait consterné de ses œuvres : il laissait la parole à qui voudrait et pourrait ramener la foule à ses vieilles croyances. Le Génie du christianisme était possible.

Parmi les émigrés auxquels Bonaparte venait de rouvrir la France (1800), se trouvait un jeune noble breton, dont la nature et le malheur avaient fait un poëte : c'était le dernier rejeton de la maison de Chateaubriand1. Une enfance rêveuse et comprimée avait concentré et enflammé ses pas

1. Né en 1708, mort en 1818.

sions. Épris, comme tous ses contemporains, comme le vieux Malesherbes, son protecteur et son ami, des doctrines de J. J. Rousseau, le chevalier de Chateaubriand avait conçu dès son adolescence l'épopée de la vie sauvage. L'Amérique avait encore ses Hurons, ses Natchez on pouvait y découvrir la réalité des théories abstraites du maître. La Fayette et ses compagnons d'armes, chevaliers errants de la liberté, racontaient les merveilles de ces contrées lointaines. Chateaubriand était parti pour l'Amérique. Il avait conversé avec Washington, visité avec enthousiasme, près de Boston, le premier champ de bataille de la liberté américaine, et salué Lexington, les Thermopyles du nouveau monde. L'Océan et le désert avaient révélé au jeune voyageur une poésie nouvelle ce n'est pas en vain que s'étaient déployés à ses yeux l'immense étendue des savanes, et ces fleuves gigantesques et ces forêts où la hache n'avait point pénétré, et ces peuplades sauvages, premiers rudiments de la société humaine.

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De retour en Europe, Chateaubriand avait souffert la misère dans l'exil. A Londres, de l'étroite fenêtre de sa chambre, sans feu l'hiver et quelquefois sans pain, il avait dit en regardant les pauvres maisons voisines : J'ai là des frères. Jeune encore, il avait donc beaucoup vécu, beaucoup senti; il avait enrichi son âme de tout ce qui fait le poëte.

L'étincelle sacrée manquait encore à l'holocauste: Chateaubriand n'était pas chrétien. Le premier de ses ouvrages, l'Essai sur les révolutions (1797), est empreint d'un scepticisme douloureux, qui n'a rien de la frivolité des œuvres du XVIIIe siècle. On sent que le doute qu'il exprime n'a même plus foi en ses propres négations; c'est un chaos des éléments confus qui fermentaient dans cette jeune âme, et qui, à dire vrai, n'ont jamais pu s'y débrouiller parfai

tement.

La religion vint à Chateaubriand comme la poésie, par le cœur. Il vit mourir sa mère, il entendit les derniers vœux qu'elle exprimait pour le salut éternel de son fils, et dès lors il se remit sous le joug de l'Église. « J'ai pleuré, dit-il, et j'ai cru. Telle fut la base de sa foi. Tel est aussi le prin

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cipe de ses écrits, c'est par le sentiment qu'il prétend régénérer le monde : il ne veut pas prouver le christianisme comme vrai; il se contente de l'exposer comme beau, ce qui, dans un certain sens très-philosophique, est réellement la même chose. Cette vue était originale, féconde, trèsconforme à l'esprit nouveau qui allait se développer, trèspropre à restreindre les exagérations irréligieuses du dernier siècle. Voltaire avait dit: Le christianisme est ridicule; Chateaubriand répondait : il est sublime. Une telle défense ne devait plaire qu'à demi à l'orthodoxie sévère. « Les personnes qui aiment les preuves de sentiment, écrivait M. de Bonald, en trouveront en abondance, ornées de toutes les pompes et de toutes les grâces du style, dans le Génie du christianisme. La vérité, dans les ouvrages de raisonnement, est un roi à la tête de son armée un jour de combat; dans l'ouvrage de M. de Chateaubriand, elle est comme une reine au jour de son couronnement, entourée de tout ce qu'il y a de magnifique et de gracieux.

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Pour pressentir l'opinion publique avant de lui livrer son principal ouvrage, Chateaubriand en détacha d'abord quelques épisodes. Atala parut en 1801 dans le Mercure de France, et excita aussitôt un sentiment presque universel d'admiration. Le christianisme, qu'on croyait mort, ressuscitait avec gloire et ranimait autour de lui les plus vifs sentiments du cœur. Ce mélange de la majesté du désert avec celle d'une austère croyance, cette action si simple et en même temps si passionnée, cette langue renouvelée qui se déployait avec une ampleur et une magnificence inouïes, firent d'un article de journal un événement public. On traduisit Atala dans toutes les langues de l'Europe; elle trouva même des lectrices jusque dans le sérail du sultan.

René ajouta à l'enthousiasme. C'était un type nouveau et très-général; un jeune homme dévoré d'un chagrin secret et inconnu, las du monde et de la société, s'enfuyant en Amérique pour y chercher la paix du cœur au milieu des sauvages. Ce livre était européen; l'auteur, en racontant son propre cœur, racontait en même temps son siècle. C'était Werther, moins le suicide, et avec une plus vague dou

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