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rances, Voltaire a toujours près de lui son exquis bon sens qui, comme un ange gardien, le préserve des résultats extrêmes de quelques-uns de ses principes. On l'a accusé d'inconséquence il fallait le louer de sa haute raison. Au lieu de rattacher hasardeusement ses croyances au premier et douteux anneau de sa logique, il saisit fortement le milieu de la chaîne, l'endroit que Dieu a le plus rapproché de nous, l'opinion du bon sens. Tant pis pour la métaphysique si ce n'est pas là qu'elle conduit...

Il est une partie de la prétendue philosophie de Voltaire que nous ne saurions excuser: c'est celle où il poursuit de ses sarcarmes des croyances aussi vénérables que nécessaires, et tourne en ridicule le plus beau et le plus saint des livres. La plupart de ces pages échappèrent à Voltaire déjà vieux, aigri, irrité. Lui-même porte alors la peine de ses indécentes bouffonneries: l'athlète courroucé se roule dans la fange pour écraser son ennemi. Du moins faut-il reconnaître qu'au milieu de ses égarements, parmi les débauches d'irréligion de ses amis et confrères, les aumôniers de S. M. le roi de Prusse, jamais Voltaire ne descendit jusqu'à l'athéisme. Sa ferme croyance en Dieu irritait ses complices d'incrédulité Le patriarche, écrit quelque part Grimm, ne veut pas se départir de son rémunérateur vengeur. » Cette vérité seule (tant est salutaire à l'âme la présence même d'une seule vérité!) suffisait pour l'arracher quelquefois à son amère et sèche ironie, et donner à son cœur ces poétiques et religieuses émotions que J. J. Rousseau a si éloquemment exprimées1. »

1. Lord Brougham rapporte dans son onvrage sur les littérateurs et les savants du xvme siècle (Men of Letters and Science of the time of George III), une anecdote encore inédite, et qui explique mieux que bien des raisonnements les dispositions religieuses de Voltaire. Le noble lord en garantit l'authenticité :

<< Une matinée du mois de mai, M. de Voltaire fait demander au jeune M. le comte de Latour s'il veut être de sa promenade (trois heures du matin sonnaient). Etonné de cette fantaisie, M. de Latour croyait achever un rève, quand un second message vint confirmer la vérité du premier. Il n'hésite pas à se rendre dans le cabinet du patriarche, qui, vêtu de son habit de cérémonie, habit et veste mordorés, et culotte d'un petit-gris tendre, se disposait à partir: « Mon cher comte, lui dit-il, je sors pour voir un peu le lever du soleil; « cette Profession de foi d'un vicaire savoyard m'en a donné envie. Voyons si

Disons aussi que Voltaire fut presque toujours bienfaisant, généreux, ardent ami de la justice et des hommes; qu'il n'épargna ni son temps ni sa peine pour secourir les opprimés; qu'il réclama l'adoucissement des lois comme des mœurs, la réforme de la procédure criminelle, l'abolition. de la torture, l'indispensable sanction du souverain pour tous les arrêts de mort; enfin la plus précieuse et la plus définitive de ses conquêtes, c'est d'avoir gagné même l'adhésion de ses adversaires au grand principe de la tolérance religieuse. Sans doute, dans son élan, Voltaire a dépassé le but; mais c'est grâce à lui que nous l'avons atteint.

<< Rousseau a dit vrai. » Ils partent par le temps le plus noir; ils s'acheminent; un guide les éclairait avec sa lanterne, meuble assez singulier pour chercher le soleil! Enfin, après deux heures d'excursion fatigante le jour commence à poindre. Voltaire frappe des mains avec une véritable joie d'enfant. Ils étaient alors dans un creux. Ils grimpent assez péniblement vers les hauteurs les quatre-vingt-un ans du philosophe pesant sur lui, on n'avançait guère, et la clarté arrivait vite. Déjà quelques teintes vives et rougeatres se projetaient à l'horizon. Voltaire s'accroche au bras du guide, se soutient sur M. de Latour, et les contemplateurs s'arrêtent sur le sommet d'une petite montagne. De là le spectacle était magnifique : les rochers du Jura, les sapins verts se découpant sur le bleu du ciel dans les cimes, ou sur le jaune chaud et âpre des terres au loin des prairies, des ruisseaux les mille accidents de ce suave paysage qui précède la Suisse et l'annonce si bien; enfin, la vue qui se prolonge encore dans un horizon sans bornes, et un immense cercle de fen empourprant tout le ciel. Devant cette sublimité de la nature, Voltaire est saisi de respect il se découvre, se prosterne, et quand il peut parler, ses paroles sont un hymne: « Je crois, je crois en toi!» s'écria-t-il avec enthousiasme ; puis décrivant, avec son génie de poëte et la force de son ame le tableau qui réveillait en lui tant d'émotions, au bout de chacune des véritables strophes qu'il improvisait : « Dieu puissant, je crois !» répétait-il encore.

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Mais le témoin de cette scène disait que Voltaire se releva ensuite vivement, secoua la poussière de ses genoux, et reprenant sa figure plissée, ajouta quelques irrévérencieuses paroles contre la religion révélée.

CHAPITRE XXXVIII.

LUTTE DE DOCTRINES.

L'ENCYCLOPÉDIE; DIDEROT; D'ALEMBERT. CONDILLAC.

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D'HOLBACH. ÉCRIVAINS DU PARTI RELIGIEUX; D'AGUESSEAU; ROLLIN; DISCIPLES DU XVII SIÈCLE; LESAGE; PRÉVOST. NAISSANCE DE LA POÉSIE DESCRIPTIVE.

SAINT-SIMON.
AUTEURS DRAMATIQUES.

L'encyclopédie; Diderot; d'Alembert.

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Voltaire avait avidement saisi l'arme dangereuse de Descartes, le droit de ne relever que de la raison, et il avait porté en toutes choses le principe du libre examen. Cette pensée de rénovation était tellement celle de l'époque, qu'elle réunit dans une entreprise immense l'élite des auteurs contemporains. Rassembler dans un vaste ouvrage toutes les connaissances humaines; juger le passé au point de vue de la science moderne; lier ensemble, par la confraternité d'un même travail, les talents les plus divers et les plus brillants, en former un faisceau formidable qui pût briser toutes les résistances des anciennes opinions, telle fut la pensée qui inspira l'Encyclopédie. L'esprit général qui devait l'animer était celui du XVIIIe siècle lui-même la haine ou le dédain du passé, l'éloignement des doctrines spiritualistes, une prédilection marquée pour les idées dont les sens et l'expérience semblaient être la source, pour les arts, pour les sciences, pour l'industrie. La forme du livre devait se prêter au défaut d'ensemble, à l'absence d'unité qui ne pouvait manquer de caractériser une telle œuvre inspirée par de tels principes. L'Encyclopédie fut un dictionnaire. La liaison naturelle des sciences, la classification des idées et des faits, la synthèse, en un mot, qui, rattachant entre elles toutes les parties d'un système, en forme un vaste ensemble, digne image du grand tout qu'elle aspire à exprimer, fut remplacée par l'ordre alphabétique: la physique et la grammaire, le commerce et les belles-lettres, les mathématiques et la religion, tout fut jeté pêle-mêle suivant le hasard des initiales. L'édifice de la science fut ainsi détruit, brisé, mis en pous

sière l'âge de Bacon et de Descartes avait trouvé et proclamé la méthode, celui des encyclopédistes devait la dédaigner et la proscrire.

Le XVIII siècle se reconnut dans ce tableau. L'ouvrage fut attendu avec impatience et accueilli avec transport. Amis et ennemis virent dans l'Encyclopédie le point central de la bataille, le carroccio autour duquel la victoire allait se décider. Elle se composait de vingt-deux volumes in-folio: on en tira quatre mille deux cent cinquante exemplaires : pas un ne resta chez les libraires. On s'arrachait les derniers au prix de dix-huit cents livres. Il fallut songer à une seconde édition. Voltaire évalue à près de huit millions le mouvement de circulation produit dès les premières années par l'impression de l'Encyclopédie. En vain s'alarmaient les jansénistes du parlement et les théologiens de la Sorbonne, en vain l'on sonnait à Versailles des tocsins qui semblaient annoncer la persécution: l'Encyclopédie trouvait des protecteurs et des amis jusque dans le cabinet du duc de Choiseul, jusque dans le palais du roi. On voyait des personnages recommandables dans tous les rangs, officiers généraux, magistrats, ingénieurs, gens de lettres, s'empresser d'enrichir l'ouvrage de leurs recherches, souscrire et travailler à la fois. Il semblait que la société tout entière voulût mettre la main à la grande Babel.

Le chef de cette colossale entreprise, celui qui l'avait conçue, qui sut la diriger et la mener à terme après un travail de neuf années, était l'esprit le plus patient et le plus enthousiaste à la fois du XVIe siècle, Diderot. On l'a nommé à juste titre la tête la plus allemande de la France. Artiste et savant, sceptique et passionné, élevé et immoral tour à tour fanfaron d'athéisme, entraîné vers la foi par toutes les puissances de son âme; aimant partout la vie, la beauté, la na

1. Expression de d'Alembert dans une de ses lettres à Voltaire.

2. Né à Langres en 1743; mort en 4784. OEuvres principales: Lettre sur les sourds-muets; Principes de la philosophie morale; Histoire de la Grèce, Pensees sur l'interpretation de la nature; le Code de la nature; plusieurs romans, deux drames: le Fils naturel et le Père de famille, accompagnés d'une theorie dramatique.-M. Bersot a publié, dans ses Études sur le XVIII° siècle, un excellent travail sur Diderot.

ture, tous les rayons dont il prétendait nier le foyer divin1, lui seul pouvait, par le singulier assemblage de ses qualités et de ses défauts, être le centre et l'àme de la phalange hétérogène des encyclopédistes. Bizarre et généreuse nature, intelligence trop grande pour n'être pas incomplète, prodigue de ses idées et de ses travaux, insoucieux de sa gloire future, il a rempli de ses pages brûlantes tous les ouvrages de ses amis, et laissé à peine sous son propre nom un ouvrage durable.

Près de l'ardent et impétueux Diderot, était le prudent d'Alembert'; géomètre illustre, savant de premier ordre, écrivain exact, élégant et fin, il tempérait, par sa modération calculée, la verve fougueuse de son ami, et serrait habilement la bride aux hardiesses des encyclopédistes. C'est à une telle main qu'il appartenait d'écrire l'introduction de l'Encyclopédie. Il y évita avec soin tout ce qui pouvait faire prendre les auteurs en flagrant délit d'incrédulité de plus, il sentit et tâcha de réparer le vice principal de la collection, l'absence de méthode; et, ne pouvant introduire l'ordre scientifique dans ce palais de ruines, il l'établit au moins à la porte, par son Discours préliminaire. Cette préface est un chef-d'œuvre de netteté, d'élégance simple et d'élévation réservée. D'Alembert appuie sa classification des connaissances humaines sur celle qu'avait créée Bacon dans son traité De la dignité et des accroissements des sciences. Il prend pour guide le philosophe anglais, mais sans s'attacher servilement à ses traces. Il présente le tableau de nos connaissances sous trois points de vue successifs, d'abord subjectivement, d'après l'ordre du développement probable qu'elles ont dû suivre dans l'esprit humain; c'était le point de vue spécial des philosophes de la sensation, et par conséquent du XVIIIe siècle; ensuite objectivement, dans l'ordre logique. de leur dépendance mutuelle: c'était la classification qu'avait adoptée Bacon; elle se rattachait à la méthode du

1. « Le cœur comprend, disait-il à Grimm; mais l'esprit n'est pas assez haut placé. »

2. Né à Paris en 1747; mort en 1783. Principales œuvres littéraires : Melanges de lettres et de Philosophie; Éloges lus à l'Académie française.

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