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Parnasse; je cueille les lauriers de Delphes et je goûte ies délices de Tempé'. »

Cette lettre renfermait en germe l'inspiration grecque du Télémaque. Les gracieux mensonges de la mythologie, que Bossuet condamnait avec tant d'austérité dans le poëte Santeuil, n'effrayaient point l'esprit moins haut mais plus large de Fénelon. L'art trouvait toujours grâce à ses yeux indulgents il semble qu'il devinait quelque chose de saint. dans la beauté. Il ne proscrivait point le théâtre souvent, à Versailles, il allait surprendre Mignard à son atelier, dans les heures de son travail, pour parler peinture avec lui3. Dans le premier de ses ouvrages, dans le Traité de l'éducation des filles, où tant de bon sens pratique s'allie à tant de finesse, on trouve un indice de ce goût parfait de l'art antique. Il voudrait qu'on fit voir aux jeunes filles la noble simplicité qui paraît dans les statues et dans les autres figures qui nous restent des femmes grecques et romaines; elles y verraient combien des cheveux noués négligemment par derrière et des draperies pleines et flottantes à longs plis, sont agréables et majestueuses. Il trouvait même bon qu'elles entendissent parler les peintres et les autres gens qui ont le goût exquis de l'antiquité.

C'est par ce goût exquis que Fénelon, dans ses admirations classiques, ne s'arrête pas aux Romains, comme Corneille, comme Boileau, comme la plupart des écrivains français depuis Malherbe. Parmi les Grecs eux-mêmes, il s'attache aux plus simples, aux plus purs, aux plus naïfs, ce qui le distingue de Racine. Homère, Xénophon, Platon, deviennent ses modèles. Il préfère même l'Odyssée à l'Iliade; il en a traduit six chants pour se bien pénétrer de ce style enchanteur. C'est alors seulement qu'il aborde le récit des Aventures de Télémaque, et le lecteur charmé croit encore lire Homère. Quelle création que de transporter dans la langue la plus dédaigneuse de l'Europe les larges et naïves

4. Lettre manuscrite de Fénelon, datée de Sarlat, 9 octobre, sans indication d'année; dans Bausset, Vie de Fenelon, t. I, p. 42.

2. Instruction pour Mgr le duc de Bourgogne, Bausset, t. IV, p. 47. 3. Monville, Vie de Mignard.

peintures du chantre d'Ulysse! Et que de nouvelles beautés l'imitateur ajoute à son modèle ! La sagesse de Socrate vient corriger les fables d'Homère. La véhémence de Sophocle s'est conservée dans les sauvages imprécations de Philoctète. L'amour brûle dans le cœur de Calypso comme dans l'âme passionnée de Didon; et si l'une reste très-inférieure à l'autre dans l'intérêt sympathique qu'elles inspirent, la différence est atténuée par l'admirable peinture d'Eucharis. Bien plus, la même passion se trouve reproduite deux fois dans le poëme français: la chaste et modeste figure d'Antiope nous offre un second tableau où l'amour se concilie avec la vertu.

Une riche variété de portraits fait passer successivement sous nos yeux tous les vices et toutes les vertus dont le spectacle peut instruire son élève. La plus heureuse de toutes ces créations, c'est celle du héros principal, du jeune Télémaque. Pour instruire un prince enfant, Fénelon a choisi un héros qui sort de l'adolescence. Ses défauts, ses emportements sont précisément ceux qu'on remarquait dans le duc de Bourgogne; et ces erreurs, qui attachent à lui, en écartant l'idée d'une perfection monotone, cèdent peu à peu à la sage direction de Mentor et à l'enseignement salutaire du malheur. Une pareille marche concilie heureusement l'intérêt poétique et l'instruction morale. « Ce mélange de hauteur et de naïveté, de force et de soumission, forme peut-être le caractère le plus touchant et le plus aimable qu'ait inventé la muse épique1. »

Le style du Télémaque n'est pas moins digne d'admiration. Rejetant le vers alexandrin, qui, sous la discipline de Boileau, n'avait pu s'assouplir assez pour revêtir un long récit épique, Fénelon a créé pour son usage une prose élégante et simple, qui flotte à longs plis autour de sa pensée et l'enveloppe d'images et d'harmonie. Sa parole rappelle la douce voix de ces nobles vieillards au front chauve, à la barbe blanche, qui aiment à raconter, et racontent un peu longuement, mais avec un charme si séduisant que la jeu

1. Villemain, Notice sur Fénelon.

nesse la plus enjouée n'a point autant de grâce. Lorsqu'il est revêtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur, et qu'il prend en main sa lyre d'ivoire, les arbres même paraissent émus, et vous croiriez que les rochers attendris vont descendre du haut des montagnes aux charmes de ses doux accents1.

Cet ouvrage achève pour nous le portrait de Fénelon, comme l'Histoire universelle celui de Bossuet. Ces deux épopées, si différentes et si admirables, partent de deux points opposés de l'horizon; l'une descend des montagnes sacrées d'Oreb et de Sinaï, aux sommets dépouillés, mais pleins d'une majesté terrible; elle coule à travers l'histoire, et réfléchit dans son cours les ruines des empires; l'autre prend naissance dans les riantes vallées de l'llissus, au milieu des myrtes fleuris; elle serpente tantôt parmi des temples du plus beau marbre de Paros, tantôt parmi les riantes chaumières des bergers de la Grèce; les nymphes et les dryades viennent se reposer doucement sur ses bords.

L'Histoire universelle est une œuvre exclusivement chrétienne; le Télémaque, païen par la forme, chrétien par la morale, philosophe par la politique, admet et résume toutes les conquêtes antérieures de la civilisation.

Il serait à regretter qu'un écrivain d'un goût si parfait, d'un génie si universel et si peu exclusif, n'eût pas, avant d'achever sa carrière, consigné dans quelques pages la théorie d'un art qu'il avait si admirablement pratiqué.

Sa Lettre sur les occupations de l'Académie française (1714); ses Dialogues sur l'éloquence, ses Lettres à La Motte sur Homère et sur les anciens, sont pleins d'une critique excellente et féconde. Sa doctrine littéraire, moins détaillée, moins technique que celle de Boileau, est plus inspiratrice. Elle ne se borne pas à nier; elle établit éloquemment quelques larges principes sur le but de l'éloquence, sur l'unité, qui est la vie de tous les ouvrages, sur les caractères du beau qu'ils doivent reproduire. Fénelon ne se laisse pas éblouir par l'éclat de son siècle au point de dédaigner le pré

1. Télémaque, liv. II.

cédent. Il regrette certaines qualités qu'on a laissé perdre, je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif, de passionné. La langue même ne lui semble pas avoir toujours gagné au changement. Il croit qu'on l'a gênée et appauvrie depuis environ cent ans, en voulant la purifier. Il ose louer la tentative de Ronsard ; il indique, avec une vérité parfaite, et la cause de son insuccès, et les suites fatales d'une réaction extrême.

Enfin, plus heureux que Boileau, grâce au plan qu'il s'est tracé, Fénelon ne se borne pas à la poésie, qu'il a bien soin de séparer de la versification; il embrasse dans ses observations l'éloquence et l'histoire, et remonte ainsi naturellement jusqu'aux principes les plus généraux qui dominent tout l'art d'écrire.

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Comme Bossuet, quoique à un moindre degré, Fénelon avait jeté un vif éclat dans la chaire chrétienne; comme lui aussi, il nous a laissé quelques sermons qui sont la moindre partie de sa gloire. Parvenus à la maturité de leur génie, ces grands hommes n'écrivaient plus leurs discours, ils n'en traçaient que le plan, le fécondaient par une puissante méditation, et s'abandonnaient, dans la chaire, à l'émotion de leur âme et au contact vivifiant de l'auditoire.

Il n'en fut point de même de deux grands orateurs dont il nous reste à faire ici mention, et qui, par une méthode contraire, parvinrent à des résultats encore plus remarquables dans le genre particulier du sermon. Les deux prédicateurs les plus renommés du siècle de Louis XIV furent

Bourdaloue et Massillon1, l'un jésuite, l'autre oratorien; et chose étrange! l'orateur austère, le rigoureux dialecticien fut le jésuite; l'oratorien était insinuant, affectueux et même. fleuri.« Bourdaloue fit de l'éloquence évangélique un art profond et régulier; c'est l'athlète de la raison combattant pour la foi. Dans l'ordonnance de ses preuves, dans le choix des développements, dans l'inépuisable fécondité de sa logique, il a retrouvé ce génie de l'invention qui formait la faculté dominante de l'orateur politique ou judiciaire, faculté peut-être plus rare que cette imagination de style qui s'accorde quelquefois avec l'impuissance de saisir et d'enchaîner les parties diverses d'un ensemble unique'. » Il est honorable pour le goût de ses contemporains d'avoir aimé cette nerveuse éloquence. Le roi entendit ce père prêcher dix carêmes de suite: la cour ne parlait que des sermons de Bourdaloue. Loin d'acheter cette faveur par de lâches complaisances, il s'exprimait avec la liberté d'un apôtre et le sentiment populaire d'un réformateur. « Il était d'une force à faire trembler les courtisans, » dit Mme de Sévigné3. Il prêcha sur l'Impureté devant l'amant adultère de Mme de Montespan, frappant comme un sourd, dit-elle encore, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère; sauve qui peut, il va toujours son chemin. » Il n'est pas moins hardi dans sa morale sociale, et ne ménage pas plus les institutions contraires à l'esprit de l'Evangile. Sous ce rapport il a recueilli la plus large tradition des Pères de l'Église. Il attaque vivement l'hérédité des emplois, dans l'intérêt même des héritiers incapables. Il veut que les riches, par l'abondant de leur superflu, rétablissent une espèce d'égalité entre eux et les pauvres; il regrette la communauté que voulaient la raison et la nature et que la #corruption humaine a rendue impossible. Ses nobles auditeurs accueillaient d'autant mieux tous ces conseils qu'ils se sentaient, en l'écoutant, moins entraînés à les suivre. Ils en

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4. Louis Bourdaloue, né à Bourges en 1633, mourut en 1704. Baptiste Massillon naquit à Hières en 1667, et mourut en 1743.

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2. M. Villemain, discours d'ouverture du cours d'éloquence française, 1822. 3. Sévigné, 1674.

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