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bole plein de vie. Sa Psyché, son Adonis, respirent une langueur voluptueuse et tendre; ils se voilent d'une sorte de demi-jour doux et pénétrant, tout différent de l'éclatante lumière que Racine répand sur les sujets grecs : c'est une beauté plus négligée, qui trouve dans son abandon un attrait nouveau1. Il semble que sa muse se soit peinte elle-même, Par de calmes vapeurs mollement soutenue,

La tête sur son bras et son bras sur la nue,
Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas.

Il n'est pas jusqu'aux mœurs de La Fontaine qui n'aient quelque chose de naïvement païen. Elles sont plus libres que corrompues; il se laisse aller, comme Régnier, à ce qu'il appelle la bonne loi naturelle, et qui, toute bonhomie à part, n'est que le paresseux abandon du soin de conduire dignement sa vie. Il conçoit si peu l'austérité et la décence chrétiennes, qu'il songe sérieusement à dédier un récit graveleux au janséniste Arnauld, et offre pour les pauvres à son confesseur le bénéfice d'une édition future de ses contes. Il oublie qu'il a une femme à Château-Thierry, et rencontre, dit-on, son fils sans le reconnaître. Mais, il faut en croire sa bonne vieille garde-malade, Dieu n'aura jamais le courage de le damner!

Louis XIV était moins indulgent pour le bonhomme. Rien dans ses défauts ni dans ses qualités de roi ne le disposait à goûter ce trouvère demi-païen, qui n'avait d'ailleurs dans ses vers rien de pompeux, rien d'apprêté. Louis appréciait peu sans doute

Son art de plaire et de n'y penser pas....

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

D'ailleurs La Fontaine n'était pas fait pour la cour du roi. C'était l'homme des réunions plus libres, plus affranchies de l'étiquette. Fort aimable en conversation, quoi qu'on en ait dit, mais aimable à ses heures et avec ses amis, il faisait les délices de la petite cour du Maine à Sceaux, de celles de Bouillon, de Vendôme, où on lui laissait son franc parler et ses franches allures.

4. H. Martin, Histoire de France, t. XV, p. 68.

Je dois tout respect, aux Vendômes (disait-il),
Mais j'irais en d'autres royaumes,

S'il leur fallait en ce moment

Céder un ciron seulement.

La Fontaine avait encore, nous l'avons dit, fait partie de la société intime de Fouquet. Ce fut un grief que Colbert ne lui pardonna pas, et qui contribua à l'exclure de la liste des faveurs royales. Les mêmes causes morales qui éloignaient Louis XIV de La Fontaine, rendirent le sévère et décent Boileau injuste envers son ancien ami. Il le bannit de son Art poétique lui et la fable. Fénelon fut moins inexorable. Il écrivit en latin l'éloge du fabuliste, qu'il donna à traduire au jeune duc de Bourgogne, son élève. Cet enfant devint le bienfaiteur du vieux poëte. Le jour où La Fontaine reçut les derniers sacrements de l'Église, le prince lui envoya de son propre mouvement une bourse de cinquante louis; c'était tout ce qu'il possédait en ce moment. On aime à constater ce premier hommage de l'enfance envers le génie le plus naïf des temps modernes, et à voir le vieillard que le roi abandonnait protégé par un prince de dix ans.

Poëtes secondaires.

Au-dessous des quatre grands noms qui représentent la poésie du règne de Louis XIV, s'échelonnent une foule de poëtes dont il faudrait tenir compte, si nous écrivions l'histoire des auteurs et non celle des idées. Nous ne pouvons nous dispenser d'indiquer au moins ceux que la renommée a placés au second rang. Dans la tragédie, Thomas Corneille eut le malheur de porter un nom trop glorieux, et de faire double emploi en imitant faiblement son frère et Racine. Campistron chercha à reproduire la grâce de ce dernier modèle, il substitua partout la galanterie à l'amour: ce n'est qu'un apprenti qui calque timidement le dessin d'un grand maître. Duché, plus incorrect, est un peu plus animé, sans parvenir encore à être vraiment tragique. Lafosse fut plus heureux au moins une fois: son Manlius lui assure une renommée durable. Quinault, après avoir fait de mauvaises tragédies, se plaça au premier rang dans un

genre secondaire, l'opéra, où l'un des mérites de la poésie est de se plier complaisamment aux exigences de la musique.

Les imitateurs de Molière réussirent mieux que ceux de Racine. Racine paya lui-même, en passant, son hommage à la comédie les Plaideurs, délicieuse esquisse dans le genre d'Aristophane, révélait dans le poëte une verve de plaisanterie qui s'unit plus souvent qu'on ne le croit au génie tendre et pathétique. Brueys et Palaprat ressuscitèrent sur le théâtre la vieille et excellente farce de Patelin et composèrent quelques autres pièces estimées. Le comédien Baron, ou, sous son nom, le jésuite La Rue, transporta sur la scène française l'Andrienne de Térence. Les comédies de Quinault et de Campistron sont très-supérieures à leurs tragédies. Boursault, si honorable pour sa modestie et son noble caractère, a laissé au répertoire quelques bonnes pièces à tiroir, le Mercure galant, Esope à la ville, et Esope à la cour. Dufresny eut ou montra trop d'esprit pour être vraiment comique. Dancourt, dans sa stérile abondance, a écrit douze volumes de comédies, parmi lesquels il en surnage à peine quatre. Le véritable héritier de Molière, c'est l'aventureux, le spirituel, le joyeux Regnard. Le Joueur, le Légataire, et les Ménechmes, peuvent paraître sans honte après le Misanthrope. Les situations de Regnard sont moins fortes, mais elle sont comiques : ce qui le caractérise surtout, c'est une gaieté soutenue, un fond inépuisable de saillies, de traits plaisants. Il ne fait pas souvent penser, mais il fait toujours rire1. Un homme de lettres prétendait que Regnard était un auteur médiocre; « Il n'est pas médiocrement gai, » répondit Boileau.

4. La Harpe, Cours de littérature, t. VI, p. 107.

PHILOSOPHIE ET ELOQUENCE.

MALEBRANCHE.- BOSSUET.-FENELON.

Malebranche.

Nous avons déjà indiqué deux des points de vue sous lesquels la littérature reproduit la société de Louis XIV. Les mémoires et surtout les correspondances en retracent l'image réelle; les poëtes, la peinture idéale. Il nous reste à montrer comment les philosophes, c'est-à-dire surtout les orateurs chrétiens, en révèlent les principes. Les écrivains déjà parcourus nous disent les uns ce qu'était, les autres ce que rêvait leur siècle: ceux qui nous restent à voir exposent ce qu'il croyait. Le grand règne est un arbre majestueux dcnt nous avons entrevų jusqu'ici la tige et les rameaux fleuris; nous n'avons plus qu'à en étudier les principales racines.

L'ombre de Descartes plane sur le siècle entier sa pensée vit dans les poëtes, sa méthode triomphe chez les savants; les gens du monde eux-mêmes font une mode de ses doctrines; dans les sociétés les plus frivoles, on parle de métaphysique, on se passionne pour les tourbillons. Cependant Descartes ne sera pas admis sans réserve par une époque où la tradition catholique exerce tant de puissance; on pressent que ses principes seront plus forts que sa prudence; ce sont ses principes qu'on redoute. Ses œuvres avaient été mises provisoirement à l'index à Rome (donec corrigerentur). Louis XIV aussi mit en quelque sorte sa mémoire à l'index. Lorsque, en 1667, les restes du philosophe furent rapportés de Suède, ses funérailles solennelles furent ajournées; le roi protecteur des lettres et des arts défendit de prononcer publiquement l'éloge funèbre du plus grand génie qui ait illustré la pensée de la France.

Le cartésianisme du règne de Louis XIV prit un aspect à la fois plus religieux et plus poétique; Malebranche en fut l'hiérophante'. Doué d'une âme passionnée, il éprouvait de

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violents battements de cœur à la lecture d'un ouvrage de Descartes; il décriait sans cesse l'imagination, comme on se plaint d'une personne trop aimée, dont on redoute l'empire. Cartésien, mais comme Descartes, il paraissait avoir rencontré plutôt que suivi son maître. Du reste, excessif et téméraire, étroit et extrême, mais toujours sublime; n'exprimant qu'un seul côté de Platon, mais l'exprimant dans une âme chrétienne et dans un langage angélique, Malebranche, c'est Descartes qui s'égare, ayant trouvé des ailes divines, et perdu tout commerce avec la terre1! »

Malebranche, comme Descartes, est encore un philosophe. Sa doctrine, c'est la parole humaine, c'est-à-dire l'examen, la discussion. Ce n'est pas sous cette forme que doit éclater la croyance d'une époque aussi synthétique. Elle va s'imposer avec une autorité divine, et, pour s'emparer souverainement des âmes, déployer le plus magnifique langage que la bouche de l'homme ait jamais parlé; c'est d'avance nommer Bossuet.

Bossuet.

Ce grand homme est, pour ainsi dire, l'âme du siècle de Louis XIV; il règne à côté du grand roi; il règne sur le roi lui-même par la double puissance de la doctrine et du génie. Athlète infatigable, on le retrouve partout et toujours victorieux; dans la chaire, où il triomphe; près du trône, dont il forme l'héritier; à la cour, dont il renverse saintement les favorites; au théâtre, qu'il condamne et proscrit; dans les assemblées du clergé, dont il dicte les résolutions; dans son diocèse, qu'il nourrit de la parole de vie; dans les plus humbles monastères de filles, dont il élève les esprits au niveau des mystères du christianisme, et qu'il édifie par de pieuses méditations. Il semble que l'époque tout entière soit pénétrée par sa pensée, et que, pour bien connaître les principes du siècle, il suffise de comprendre Bossuet*.

versations chrétiennes ; Méditations chrétiennes et métaphysiques; Traité de morale; Entretien sur la metaphysique et la religion; Traite de l'amour de Dieu. 4. V. Cousin, introduction du Rapport sur les Pensées de Pascal.

2. Jacques Bénigne Bossuet naquit le 27 septembre 1627, à Dijon, et mourut à Paris le 16 avril 1704.

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