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voir rendu ses arrêts dans une forme si heureuse, dans un langage si parfait qu'on ne sera pas plus tenté de les refaire que de les infirmer.

Le culte du bon sens, la souveraineté de la raison en matière de goût, tel est le mérite durable de la doctrine de Boileau. C'est là le trait de ressemblance qui l'unit aux autres grands hommes du siècle. C'est l'esprit de Descartes transporté dans la poésie.

On ne reconnaît pas moins dans sa critique les autres caractères plus passagers et plus accidentels de son époque. Amoureux avant tout de l'ordre et de la régularité, il discipline la poésie, comme Louis XIV la société; il établit rigoureusement dans les ouvrages d'esprit la division des classes; il prêche la noblesse du langage, insiste sur l'étiquette des hémistiches et sur la légitimité inviolable de la césure. Son esprit est plus juste que large, plus judicieux que profond; il voit volontiers les choses par leur côté le plus saillant, fûtil le plus étroit. S'il veut louer Molière de cette justesse de langage qui ne sacrifie jamais l'idée à l'expression, il lui demande avec admiration où il trouve la rime. S'agit-il d'apprécier la difficulté de concevoir le plan, l'ensemble d'une œuvre d'art; d'en subordonner toutes les parties les unes aux autres, d'en former une suite, une chaîne continue dont chaque point représente une idée, comme dit Buffon, « C'est un ouvrage qui me tue, écrit-il, par la multitude des transitions, qui sont, à mon sens, le plus difficile chefd'œuvre de la poésie.

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On s'attend bien que dans un siècle où domine exclusivement l'esprit de société, où les poëtes, en général, sentent peu la nature, Boileau ne fera pas exception. Il semble d'abord que ce défaut soit de peu de conséquence chez un poëte satirique. Cependant sa critique en subit le contrecoup. Disciple des anciens, il recommande la mythologie. 'sans la comprendre; il prend pour un système d'allégories abstraites ce panthéisme de la vie universelle qui est l'âme de la poésie grecque. Il n'entend guère plus la poétique grandeur du catholicisme. Il repousse le merveilleux chrétien à la fois comme trop saint et comme trop aride: c'était calom

nier du même coup la poésie et le dogme chrétien. Boileau n'a pas plus que ses contemporains le sens du moyen âge; il montre une ignorance dédaigneuse de toute notre vieille poésie nationale, et il dirait volontiers, comme Louis XIV: C'est du gaulois; ou bien encore: Olez-moi ces magots de la Chine. Il ne faut pas reprocher trop vivement au critique cet éloignement pour les temps qui finissent. Le progrès ne se fait qu'à ce prix; les idées nouvelles ne s'affirment que par la négation des anciennes : la séparation devient hostilité. Descartes dédaignait toute l'antiquité: c'était une forme exagérée de la souveraineté de la raison. Le christianisme naissant avait poursuivi le polythéisme jusque dans sa littérature. C'est au nom de l'esprit moderne que Boileau repousse toute la société féodale avec ses arts et sa poésie. Plus chrétien que catholique, plus religieux que dévot, c'est par indépendance qu'il retourne sous la discipline de nos vieux maîtres, les Grecs et les Latins. C'est encore là une autorité sans doute, mais une autorité librement choisie et interprétée librement.

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La carrière poétique de Boileau peut se diviser en trois périodes. Dans la première (de 1660 à 1668), le jeune satirique attaque les mauvais poëtes avec toute l'impétuosité de son âge il combat à outrance le faux goût importé d'Espagne et d'Italie. C'est alors qu'il publie neuf Satires, dont quatre sont exclusivement littéraires, et dont les autres contiennent, contre les mauvais écrivains, une foule de traits. inattendus et par là même plus piquants. « Les Satires appartiennent, dit Voltaire, à la première manière de ce grand peintre, fort inférieure, il est vrai, à la seconde, mais trèssupérieure à celle de tous les écrivains de son temps, si vous en exceptez Racine. » Ajoutons que la neuvième satire, adressée à son Esprit, est égale à ce que Boileau a jamais. fait de mieux.

Dans la seconde (de 1669 à 1677), Boileau laisse reposer la satire; il a renversé, il s'agit de reconstruire. Alors paraît l'Art poétique (1674), où il formule et coordonne la doctrine. littéraire qu'il vient de faire prévaloir. Il publie la même année les quatre premiers chants du Lutrin, ingénieuse et élé

gante plaisanterie, chef-d'œuvre de versification digne d'un moins mince sujet. Déjà une humeur moins bouillante anime le critique sa raillerie est plus enjouée. Il écrit les neuf premières Epitres, dont la dernière, adressée à Racine, réunit à leur plus haut degré toutes les qualités excellentes qui assurent la gloire du grand satirique français.

Après cette pièce, Boileau, nommé historiographe du roi avec Racine, interrompt comme lui ses travaux poétiques : pendant les seize années qui suivent il se contente de publier les deux derniers chants du Lutrin (1681). Il ne rentre dans la carrière qu'en 1693; mais, moins heureux que son illustre ami, il est loin d'y retrouver un nouveau génie. C'est alors que commence la troisième période de sa vie. Il reparaît aux yeux du public avec l'Ode à Namur, faible et malheureuse tentative lyrique; il compose trois froides satires, contre les Femmes, sur l'Honneur, contre l'Equivoque; enfin il écrit alors ses trois dernières épîtres, dont l'une, celle qui termine le recueil, et a pour sujet l'Amour de Dieu, n'offre plus rien d'attachant ni dans l'inspiration ni dans le style. Il manqua à ce sage la sagesse la plus rare, celle de savoir finir à propos 1.

Boileau est un événement immense dans l'histoire de la littérature. Il constitua le goût national, il sut dégager et mettre en relief son caractère le plus vital, le plus permanent, le bon sens ingénieux et moqueur; il ennoblit le vieil esprit français des Villon, des Marot, en lui apprenant le langage élégant de l'antiquité classique et toutes les bienséances de la plus spirituelle des cours : c'est le bourgeois de Paris dans la grande galerie de Versailles.

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Ces avantages furent achetés par quelques inconvénients. On a trop cru que Boileau avait tracé les limites définitives de l'art on l'a trop appelé le législateur du Parnasse. Il fut plutôt le précepteur de son siècle, et, dans son siècle même, il instruisit moins les écrivains que le public. Sans doute ses conversations durent être précieuses pour ses illustres amis, à qui il apprenait à être mécontents d'eux

1. D. Nisard. Histoire de la littérature française, t. II, p. 376.

mêmes et à rimer difficilement; mais ses écrits ont surtout pour but de former des lecteurs, et ils sont parfaitement appropriés à cette tâche. Sa critique est nette, simple, accessible à tous, plutôt négative qu'inspiratrice; elle réduit les principes de l'art à ceux du sens commun. Elle est piquante, railleuse, médisante, toute relevée de noms propres, enfin elle coule ses préceptes dans des vers impérissables, aussi brillants d'images que de raison elle en fait des proverbes, et les impose bon gré mal gré à la

mémoire.

La Fontaine.

Le quatrième poëte de la glorieuse pléiade de Louis XIV, l'un des habitués des réunions du Vieux-Colombier, est celui-là même qui nous en a esquissé le tableau, Jean de La Fontaine1. C'est en lui que se réalise de la façon la plus complète la fusion de tous les éléments du passé au sein d'une pensée toute moderne et douée de l'originalité la plus puissante. Seizième siècle, moyen âge, antiquité classique, tout ce qu'il y a de plus heureux, de plus aimable, de plus élégant dans les poëtes d'autrefois vient se reproduire sans effort et se résumer avec charme dans ses naïfs et immortels écrits. Le bonhomme renoue, sans y songer, la chaîne de la tradition française qu'avait rompue la brillante mais dédaigneuse littérature du XVIIe siècle. Bien plus, il semble pressentir et devancer une philosophie encore inconnue. Tandis que la poésie de son époque, toute cartésienne d'inspiration, toute mondaine, toute sociale d'habitudes, ne voit dans l'univers que l'homme moral, et considère la nature comme un mécanisme inanimé, La Fontaine sympathise avec toute la création; tout ce qui vit, tout ce qui végète, l'arbre, l'oiseau, la fleur des champs, ont pour lui un sentiment, un langage. Il aime le rayon de soleil qui se détache comme une frange d'or de l'écharpe d'Iris, il remarque avec bonheur le moindre vent qui d'aventure fait rider la face de l'eau. La vie universelle, éteinte aux yeux sévères et exclusifs de ses amis, se réveille pour lui seul avec toutes les grâces de

4. Né à Château-Thierry en 1624, mort en 1695.

l'antique mythologie, toute la vérité profonde de la poésie moderne. La Fontaine, le plus simple, le moins prétentieux des poëtes, est le seul qui rattache le xvIIe siècle à la fois au passé et à l'avenir.

Rien de plus spontané, de plus involontaire que sa vocation. Il avait, dit-on, atteint sa vingt-deuxième année avant de donner le moindre signe du penchant qui devait l'entraîner vers la poésie. Une ode de Malherbe, qu'il entend lire un jour, éveille en lui le sentiment du rhythme. Dès lors commence d'elle-même son éducation poétique. Elle se poursuit sans ambition, sans empressement: La Fontaine étudie et croit ne faire que s'amuser. Il lit les vieux auteurs qui formaient alors le fonds d'une bibliothèque de province. Il s'attache à Rabelais et à Marot; il admire naïvement l'esprit de Voiture, il passe de longues heures avec l'Astrée de d'Urfé il fait ses délices des contes joyeux de la reine de Navarre. L'Italie n'est pas exclue de cette revue instinctive du dernier siècle. Elle nous a pris notre moyen âge, elle va nous revenir elle-même par une juste compensation :

Je chéris l'Arioste et j'estime le Tasse;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J'en parle si souvent qu'on en est étourdi.
J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

Point d'exclusion chez lui, et pourtant point d'incohérence; son originalité est assez puissante pour assimiler tant d'éléments divers. L'antiquité grecque et latine va entrer aussi dans la combinaison. Un des parents de La Fontaine, Pintrel, et son ami le chanoine Maucroix, lui conseillent d'étudier Homère, Virgile, Térence et Quintilien. Il se rend à leur avis, et s'attache aux anciens avec cette heureuse facilité d'humeur qui lui fait aimer toute belle chose (lui-même s'était appelé Polyphile). Ce n'est pas de sa part qu'il faut craindre une imitation servile. Il sait trop par où a péché l'érudite poésie du xvi' siècle :

Ronsard est dur, sans goût, sans choix,
Arrangeant mal ses mots, gâtant par son françois
Des Grecs et des Latins les grâces infinies,
Nos aïeux, bonnes gens, lui laissaient tout passer,

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