Page images
PDF
EPUB

neille (1636), ainsi que le Véritable Saint-Genais (1646), où se trouve une scène sublime, et Venceslas (1647), tragicomédie imitée de Francisco de Rojas, qui porte la mâle empreinte du caractère de Rotrou et qui mit le comble à sa réputation.

Corneille.

Cependant un jeune provincial, avocat médiocre au barreau de Rouen, Pierre Corneille', arrivait à Paris en 1629, avec une comédie intitulée Mélite, à laquelle il donna bientôt pour sœurs Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale. Le jeune poëte commençait par imiter ce qu'il devait réformer bientôt. On peut juger du plan de ces pièces par l'argument de la première, qu'il nous donne lui-même en ces termes :

<< Éraste, amoureux de Mélite, la fait connaître à son ami Tircis, et devenu peu après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d'amour supposées de la part de Mélite à Philandre, accordé de Chloris, sœur de Tircis. Philandre s'étant résolu, par l'artifice et les persuasions d'Éraste, de quitter Chloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce. pauvre amant tombe en désespoir, se retire chez Lysis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lysis la désabuse et fait revenir Tircis, qui l'épouse. Cependant Clyton, ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Éraste aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste, saisi de remords, entre en folie; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu'elle et Tircis sont vivants, il va lui demander pardon de sa fourbe, et obtient de ces deux amants Chloris, qui ne voulait plus de Philandre après sa légèreté. »

Cet incroyable imbroglio eut un succès prodigieux. La vogue en fut si grande que les comédiens se virent obligés de se séparer en deux troupes, pour le jouer au Marais en même temps qu'à l'hôtel de Bourgogne. On admirait avec

1. Né le 6 juin 1606; mort le 1er octobre 1684.

quelle habileté l'auteur avait su brouiller quatre amants par une seule intrigue. On y applaudissait de spirituelles pensées, des analyses de sentiments dignes de plaire à Julie d'Angennes. Un personnage disait :

Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival,

Et toujours balancé d'un contre-poids égal,
J'ai honte de me voir insensible ou perfide:
Si l'amour m'enhardit, l'amitié m'intimide";
Entre ces mouvements mon esprit partagé

Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

Il écrivait à sa maitresse, pour se consoler de ses rigueurs :
C'est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur,
Et que, sans être aimé, je brûle pour Mélite:
Car de ce que les dieux, nous envoyant au jour,
Donnèrent pour nous deux d'amour et de mérite,
Elle a tout le mérite et moi j'ai tout l'amour.

Sans doute ce n'était point là de la comédie : c'étaient au moins d'ingénieuses choses qui durent ravir les lectrices de Voiture. Ces premières pièces de Corneille avaient un mérite plus vrai, pour lequel l'auteur dut demander grâce au public son style, comparé à celui des auteurs contemporains, semblait un peu trop naturel. « Il se rencontre, dit-il, un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d'écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. » C'était alors un principe reçu que la poésie, dans tous ses genres, était un langage à part, tout différent de celui de la vie réelle; un poëme était un travail de fantaisie, une espèce de broderie qu'on faisait avec l'esprit. Une fois qu'un écrivain avait arboré la rime, sa pensée, comme son langage, devenait une chose de convention, où la nature n'avait rien à voir. Corneille, dès ses premiers essais, commença à comprendre qu'il n'en devait pas être ainsi. Il chassa de la scène les nourrices, les parasites, les valets bouffons; il s'efforça de faire parler à ses acteurs le langage des honnêtes gens. De toutes les invraisemblances du théâtre il ne garda que le tutoiement entre les amoureux. Il se moque agréablement, dans sa Galerie, du jargon qui possédait la scène.

....

Je n'ai jamais vu de cervelles bien faites
Qui traitassent l'amour à la façon des poètes.
C'est tout un autre jeu : le style d'un sonnet
Est fort extravagant dedans un cabinet (salon).
Il y faut bien louer la beauté qu'on adore,
Sans mépriser Vénus, sans médire de Flore,
Sans que l'éclat des lis, des roses, d'un beau jour,
Ait rien à démêler avecque notre amour.

O pauvre comédie, objet de tant de veines,
Si tu n'es qu'un portrait des actions humaines,
On te tire souvent sur un original

A qui, pour dire vrai, tu ressembles fort mal.

Le bon sens et l'esprit, tels sont les deux caractères qui éclatent dans Corneille en attendant la révélation du génie. Le sens commun, qui était d'abord toute sa règle, lui enseigna encore, c'est lui qui nous l'apprend, l'unité d'action, et même l'unité de lieu plus ou moins sévèrement comprise. « Il me donna, dit-il, de l'aversion pour cet horrible déréglement qui mettait Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre. » Corneille resserra le sien dans une seule ville.

Ainsi l'esprit classique de la Renaissance se réveillait de lui-même en France, sur cette terre de la tradition antique. Corneille apprit bientôt avec étonnement qu'il existait des règles. Tous les doctes, tous les beaux esprits du temps, les Chapelain, les Sarrasin, les Desmarais, et surtout l'abbé d'Aubignac, le grand législateur du théâtre, s'étaient déclarés pour le dogme des trois unités. Mairet et Scudéry adhérèrent au symbole aristotélique, qui eut bientôt pour lui un suffrage plus décisif. Armand du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, ambitionnant toutes les gloires, s'était fait auteur dramatique. Il était père ou parrain de Mirame, tragi-comédie signée par Desmarais, pour laquelle il fit construire la salle magnifique du Palais-Cardinal (Royal) 2. Il esquissait parfois, entre deux plans de campagne, un plan de tragédie, qu'il faisait exécuter par sa brigade de poëtes. On en comptait cinq Corneille, désigné par ses premiers succès, en faisait

4. Auteur de la Pratique du théatre.

2. Cette salle, brûlée en 1763, fut reconstruite et incendiée de nouveau en

4784.

partie avec Boisrobert, Colletet, de l'Estoile et Rotrou. C'est ainsi que furent composés les Tuileries, l'Aveugle de Smyrne et la Grande Pastorale. Chaque poëte faisait son acte, le cardinal jugeait, corrigeait et payait. Un jour, transporté d'admiration à la lecture de la description que Colletet avait faite du bassin des Tuileries, il lui donna soixante pistoles pour les quatre vers suivants : « Le roi, ajoutait-il obligeamment, n'est pas assez riche pour payer les autres. »

A même temps j'ai vu sur le bord d'un ruisseau

La cane s'humecter de la bourbe de l'eau,

D'une voix enrouée et d'un battement d'aile,
Animer le canard qui languit auprès d'elle.

Son Éminence proposait toutefois un changement dans la tirade, il aurait voulu dire:

La cane barbotter dans la bourbe de l'eau.

Colletet ne voulut pas lui donner cette satisfaction malgré ses soixante pistoles.

Corneille fut plus indocile encore: il s'avisa de changer quelque chose au plan du troisième acte dont il était chargé. Cette indiscipline déplut au cardinal, qui licencia le poëte, disant qu'il n'avait pas l'esprit de suite.

Heureusement pour la tragédie, Richelieu avait raison : Corneille n'avait pas l'esprit de soumission qui suit aveuglément une direction donnée. Son génie s'annonça bientôt par quelques traits sublimes de sa Médée (1635). Le fameux

vers

.... Que vous reste-t-il contre tant d'ennemis?
— Moi!

fut le Je pense, donc je suis de la tragédie française, et annonça ce théâtre héroïque qui allait se fonder, comme la philosophie, sur la puissance de la personnalité humaine1.

L'originalité française prédominait peu à peu sur l'imitation espagnole; Richelieu effaçait Anne d'Autriche. Comme pour mieux marquer cette émancipation, le premier chefd'œuvre de Corneille fut un sujet espagnol traité d'après le génie français. Un vieux courtisan retiré à Rouen, M. de

1. H. Martin, Histoire de France, liv. XIII, p. 552.

Chalon, avait signalé à son jeune compatriote une des œuvres de Guillen de Castro, la jeunesse du Cid (las Mocedades del Cid). C'était peut-être de toutes les comédies espagnoles celle qui s'éloignait le plus du présent de l'Espagne, pour se rejeter dans son passé héroïque. Elle respire cette mâle fierté, cette indépendance superbe des grands vassaux du moyen âge. Elle n'en était que plus nationale. Les exploits du Cid, sa rude générosité, son indomptable valeur, sa loyauté incorruptible, sa foi enthousiaste, tous les traits de ce grand tableau poétique étaient pour ainsi dire le patrimoine antique de l'Espagne. L'honneur castillan pouvait s'y mirer à chaque page. Il semblait que les vieilles traditions, les vieilles romances populaires eussent pris un corps, une existence visible pour descendre sur la scène et parler aux yeux. On retrouvait dans Guillen l'armement de Rodrigue, l'amour fier et discret de l'infante Urraca, le soufflet donné par le comte d'Orgaz en présence du roi Ferdinand, l'épreuve bizarre par laquelle D. Diègue sonde le courage de ses enfants en leur serrant convulsivement les mains, le retour sur la scène du vieillard insulté avec sa joue frottée du sang de l'offenseur; saint Lazare apparaissait à Rodrigue sous les traits dégoûtants d'un lépreux, et le poëte tirait un effet sublime de certains détails vulgaires et repoussants qu'un public espagnol pouvait seul supporter. Le récit du combat contre les Mores était fait avec toute la naïveté familière d'un berger, et son langage populaire faisait un appel toujours entendu aux haines religieuses du peuple castillan. Puis l'action continuait après le mariage de Chimène : on assistait au siége de Calahorra, aux combats héroïques des fils d'Arias, ce vieil Horace de l'Espagne. Les personnages affluaient sur la scène, les événements se succédaient sans relâche, sans fatigue; mais l'action idéale semblait s'effacer sous cette agitation tout extérieure, et se cacher derrière tant de panaches ondoyants, tant de brillantes armures.

Corneille ne pouvait prétendre nous intéresser à ces souvenirs tout personnels d'une nation voisine. C'est l'action idéale, éclipsée chez le poëte espagnol, qu'il dégage et fait saillir. C'est le combat moral de l'honneur et de l'amour

« PreviousContinue »