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est dévoué à la monarchie, sans doute par crainte de l'anarchie où il voit se précipiter la France'. Mais au-dessus de ce pouvoir absolu et sans contrôle dont il arme le souverain, il reconnaît et réserve les lois éternelles de la conscience, sans toutefois leur préparer ici-bas aucune sanction.

« Telle est cette république de Bodin; début de la science. politique dans l'Europe moderne, ébauche d'une raison ferme, mais incertaine dans ses voies.... où l'érudition étouffe souvent la pensée; où l'esprit de l'auteur, en voulant monter dans le monde des idées et des systèmes, s'abat presque toujours dans son vol impuissant; sans méthode, sans lumière; mais cependant témoignage irrécusable de vigueur et de génie, monument du xvr® siècle, auquel trois cents ans n'ont pas ôté sa valeur, et qui se transmettra comme une médaille précieuse dans l'histoire des ouvrages humains*. »

Le talent de Bodin et l'imperfection de son œuvre attestent suffisamment que la philosophie sociale était alors une science naissante dont il fallait attendre encore longtemps les fruits. Il n'en fut pas de même de la philosophie morale, de la science qui se propose pour objet l'homme individuel. Sans doute il n'est pas plus facile de sonder les profondeurs de notre nature que d'examiner les principes de la société, mais si l'on s'abstient prudemment des hautes recherches de la métaphysique, il reste encore dans la région moyenne de la philosophie d'assez vastes espaces pour exercer l'observation du sage et exciter l'intérêt du lecteur. La morale est une science toujours faite ou du moins toujours possible. Chacun porte en soi le modèle; il ne s'agit que de trouver le peintre.

Bamus; Amyot.

Déjà un homme d'un génie ardent et audacieux avait

4. Son ouvrage parut en français l'an 1577. Lui-même le traduisit en latin neuf ans après.

2. Lerminier, Introduction générale à l'histoire du droit. On peut consulter avec fruit l'analyse détaillée et les nombreuses citations qui précèdent ce jugement, ainsi que l'analyse que H. Hallam a donné du même ouvrage dans son Histoire de la littérature, t. II, p. 149 et suivantes.

proclamé la déchéance de la philosophie du moyen âge en attaquant Aristote, en qui elle s'était personnifiée. Pierre La Ramée (Ramus) avait affranchi non pas encore la pensée, mais ses procédés : il avait émancipé la logique. Remarquons que c'est au nom de l'antiquité que s'était accomplie cette révolution. C'est Virgile, c'est Cicéron, c'est Platon dont la lecture détrône chez Ramus la superstitieuse adoration des commentateurs d'Aristote. Je reconnus, dit-il, Â mon grand étonnement que ni Cicéron ni Virgile n'avaient, en écrivant, tenu compte des lois de l'Organum. » Il passe ensuite à la lecture de Platon. Sa surprise redouble. « Quel changement! s'écrie-t-il. Ici ni règles subtiles ni argumentation méthodique. Socrate se contente de discuter avec bon sens, il veut qu'on examine, et qu'on s'en rapporte à la raison plutôt qu'à l'autorité. » Alors Ramus se demanda «s'il ne pouvait pas aussi socratiser un peu.» La philosophie peut désormais marcher avec confiance. La méthode n'est pas trouvée encore, mais les entraves sont brisées. Le principe fécond est proclamé. Le guide qu'on suivra dès à présent ce n'est plus l'autorité, c'est la raison.

Un talent plus modeste, mais dont le nom et surtout les œuvres sont impérissables, rendit à la philosophie morale un service non moins signalé. Jacques Amyot ne fut qu'un traducteur, mais un traducteur de génie : il occupe le premier rang dans un genre secondaire. Il a en quelque sorte créé Plutarque: il nous l'a donné plus vrai, plus complet que ne l'avait fait la nature. Le naïf et quelque peu crédule Béotien avait été jeté par le hasard de la naissance au siècle raffiné et corrompu d'Adrien. Pour exprimer sa pensée droite et simple, il n'avait que l'idiome laborieux et savant des Alexandrins. De là, une dissonance continuelle dans ses nombreux écrits: son esprit et sa langue ne sont pas du même siècle. Amyot rétablit l'harmonie, et grâce à lui l'élève d'Ammonius redevient le bonhomme Plutarque. Cette création fut une bonne fortune pour la France: nonseulement elle enrichit la langue par l'heureuse nécessité d'exprimer tant de conceptions nobles et vraies, mais encore elle devint pour la renaissance des idées antiques un puissant

auxiliaire. Nous autres ignorants étions perdus, dit Montaigne, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier; sa merci (grâce à lui) nous osons à cette heure et parler et écrire; les dames en régentent les maitres d'école : c'est notre bréviaire. Montaigne a raison d'être reconnaissant: car s'il ne dut qu'à son aimable génie la peinture si vraie, si originale de sa pensée, le cadre où il la déposa et une foule de souvenirs dont il l'enrichit lui furent donnés par les opuscules de Plutarque et transmis par la traduction d'Amyot1.

Montaigne; Charron.

Michel Montaigne' mit en œuvre, sous une forme immortelle, l'indépendance de la pensée que Ramus avait proclamée en principe. Ses Essais sont le premier et peut-être le meilleur fruit qu'ait produit en France la philosophie morale. C'est le premier appel adressé à la société laique et mondaine sur les graves matières que les savants de profession avaient jusqu'alors prétendu juger à huis cios. Le principal charme de cet ouvrage, c'est qu'on y sent à chaque ligne l'homme sous l'auteur. Ce n'est point un traité, encore moins un discours, c'est la libre fantaisie d'un causeur aimable et prodigieusement instruit qui se déroule capricieusement sous vos yeux. L'idée y prend un corps, l'abstraction devient vivante. Le livre et l'écrivain ne sont qu'une même chose. Montaigne a pour ainsi dire vécu son ouvrage au lieu de le composer.

Né en Gascogne, ce pays des vives saillies et de la grâce mobile, il conserva, à la faveur de l'éducation toute spéciale qu'il reçut, l'originalité naïve de ses penchants. Son père, comme

4. Amyot et Ramus sortaient des derniers rangs du peuple : tous deux furent valets au college de Navarre, et s'éleverent par leur seul merite. Amyot devint précepteur des enfants de Henri II, grand aumônier de France et évêque d'Auxerre. Telle était, au XVI siècle, la récompense accordée au traducteur de Daphnis et Chloe, et des Vies des hommes illustres du paganisme. Ramus devint maitre es aris, puis principal de son collége, professeur de philosophie el d'éloquence au Collège de France; il fut victime des laines scolasuques, auxquelles le fanatisme religieux vint offrir un pretexte. Des écoliers l'egorgèrent dans le massacre de la Saint-Barthélemy.

2. Né en 1533, mort en 1562.

par un pressentiment secret, avait écarté de cette féconde et délicate nature tout ce qui pouvait la contraindre et la déformer. L'enfance de Montaigne s'était épanouie dans une atmosphère de liberté et de bonheur. Le matin, c'est le son harmonieux des instruments qui terminait son sommeil : l'étude qui coûte aux autres enfants de si pénibles efforts, s'effaçait pour lui sous les apparences des jeux de son âge: il apprit le latin comme sa langue maternelle, par la conversation des personnes qui l'entouraient. Cette éducation en serre chaude, qui n'est peut-être pas la meilleure en général, se trouva la mieux appropriée au génie de Montaigne. Il en résulta un doux nonchaloir, que la vivacité naturelle du jeune Gascon préserva de l'apathie; un amour du bien-être, que son bon sens élevé garantit d'un grossier égoïsme; une sincère bienveillance pour les hommes, qu'il n'eut jamais occasion de haïr; un éloignement invincible pour les tristes occupations d'une politique étroite et perfide. Montaigne n'eut point d'ambition sa vie était si douce sans elle! point ou peu d'affaires sa vie sans elles était si bien remplie! « Sa profession est de la vivre mollement, pour la jouir au double des autres. » Il veut le bonheur par la sagesse, non pas la sagesse triste et chagrine, mais douce, agréable, « mère nourrice des plaisirs humains. Qui me l'a masquée, s'écriet-il, de ce faux visage pâle et hideux? Il n'est rien plus gai, plus enjoué et presque plus folâtre. La vertu n'est pas, comme dit l'école, plantée à la tête d'un mont coupé, raboteux et inaccessible. Qui sait son adresse y peut arriver par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes. »

Il faut avouer que la vertu de Montaigne paraît quelquefois un peu trop exclusivement préoccupée de ses propres jouissances. Je crois le voir dans son château, fortifié jadis par ses pères, qui aujourd'hui « n'a pour toute provision qu'un portier, lequel ne sert pas tant à en défendre l'entrée qu'à l'offrir plus doucement et gracieusement. » Tandis que les guerres de religion ensanglantent la France, et que la SaintBarthélemy donne au monde le hideux spectacle d'un roi conspirateur et assassin, c'est là « sa retraite à se reposer des guerres : il essaye de soustraire ce coin à la tempête publique,

comme il fait un autre coin en son âme. Notre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis; pour lui, il ne bouge'. » Sa demeure est le temple serein que la science éleva pour le sage et où ne pénètrent, malgré la courtoisie du portier, ni le pédantisme des écoles, ni le fanatisme des sectes religieuses. Pareil aux personnages du Décameron, il s'est fait une tranquille retraite pendant qu'un cruel fléau désole le reste du pays. Là comme il prend en pitié la sublime folie de l'héroïsme guerrier, celui qu'il voit grimpant contre-mont les ruines de ce mur, furieux et hors de soi, en butte à tant d'arquebusades; et cet autre tout cicatrisé, transi et pâle de faim, déterminé à crever plutôt que de lui ouvrir la porte,» tout cela peut-être pour un homme « qu'ils ne vinrent oncques, et qui ne se donne aucune peine de leur fait, plongé cependant en l'oisiveté et aux délices! » Les veilles et fatigues de l'étude ne trouvent pas plus de grâce à ses yeux. Avec quelle verve de moquerie ne nous peint-il pas l'érudit «< tout pituiteux, chassieux et crasseux, qui sort après minuit d'une étude, bien décidé à y mourir ou bien à apprendre « à la postérité la mesure des vers de Plaute et la vraie orthographe d'un mot latin!» Pour lui il n'y fait pas tant de façons. I accepte l'étude, mais comme un plaisir, non pas comme un travail. « Son dessein est de passer doucement, et non laborieusement, ce qui lui reste de vie; il n'est rien pour quoi il veuille se rompre la tête, non pas même pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit. »

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D'après le caractère de Montaigne on devine celui de son livre, si toutefois on peut donner ce nom à des excursions capricieuses d'une pensée vagabonde autant qu'aimable. Cet homme d'une raison si droite semble, dans la succession de ses idées, n'obéir qu'à cette faculté que lui-même appelle la folle du logis. Il choisit un sujet, le quitte, le reprend, promet une matière dans le titre, en traite une autre dans le chapitre. « Je n'ai point, dit-il, d'autre sergent de bande à arranger mes pièces que la fortune. A mesure que mes rê

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4. Essais, t. II, p. 46.

2. « Edita doctrina sapientum templa serena. » (Lucretius.)

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