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La Boétie; Bodin.

Tant de travaux sur la science du droit devaient naturellement conduire à la recherche des fondements de la société. Le premier ouvrage où éclatèrent les tendances audacieuses de l'esprit nouveau, furent quelques pages courtes et énergiques, écrites par un jeune homme de dix-huit ans. Étienne de la Boétie, qu'ont immortalisé, non moins que son rare talent, l'amitié et les regrets de Montaigne1, avait reçu une de ces fortes éducations que les familles de magistrats donnaient alors à leurs fils. « Nous étions debout à quatre heures du matin, raconte l'un d'eux dans ses mémoires 2, et, ayant prié Dieu, allions à cinq heures aux études, nos gros livres sous le bras, nos écritoires et nos chandeliers à la main.» « Pithou, Cujas et moi, dit Loisel, nous nous réunissions tous les soirs après souper dans la bibliothèque, et là nous travaillions jusqu'à trois heures. » Les premiers travaux du jeune Étienne furent des traductions où il s'efforçait de reproduire Aristote, Xénophon, Plutarque, et formait ainsi sa langue à l'expression des mâles pensées. Pendant qu'il se livrait tout entier au commerce paisible de l'antiquité, que sa jeune imagination lui peignait plus belle et plus sereine encore, d'affreux événements vinrent le rappeler au sentiment d'une réalité qui contrastait tristement avec ses nobles rêves. Les exactions d'un fisc impitoyable avaient poussé à la révolte Bordeaux et la Guyenne. D'atroces vengeances signalèrent le rétablissement de l'autorité royale: le farouche Montmorency entra dans la ville par la brèche : plus de cent quarante personnes furent pendues, décapitées, rouées, empalées, écartelées, brûlées, rompues. On les faisait mourir sur une simple accusation, sans confrontation de témoins, ni autre forme de procès. Quel spectacle pour un jeune homme, dont la pensée s'était nourrie des idées

position d'un témoin sincère et clairvoyant. M. Feugère a donné en deux petits volumes une édition choisie des ouvrages d'Estienne Pasquier.

4. Essais, t. I, p. 27. La Boétie, né à Sarlat en 1530, mourut en 1563, conseiller au parlement de Bordeaux.

2. Henri de Mesme, 4545.

3. Pasquier ou Dialogue des avocats du parlement de Paris.

républicaines de l'antiquité! C'est l'année même de l'insurrection de Bordeaux (1548), en face des échafauds dressés sur les places publiques de sa ville natale, que La Boétie écrivait contre la royauté cette brûlante philippique qu'il intitula Discours sur la servitude volontaire ou le Contre un.

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<< Comment se peut-il faire, s'écriait-il, que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n'a puissance que celle qu'on lui donne; qui n'a pouvoir de leur nuire, sinon de tant qu'ils ont vouloir de l'endurer ?... Quel malheur ou plutôt quel malheureux vice, voir un nombre infini non pas obéir, mais servir; non pas être gouvernés, mais tyrannisés; n'ayant ni biens, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux; souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare, contre lequel il faudroit dépendre (dépenser) son sang et sa vie, mais d'un seul; non pas d'un Hercule, ni d'un Samson, mais d'un seul hommeau, et le plus souvent du plus lâche et féminin de la nation! »

On reconnaît ici les procédés de l'éloquence antique, ses contrastes, ses surprises, ses gradations, l'ampleur de ses développements et leur chaleur toujours croissante. Ne croit-on pas lire dans Tite Live quelque harangue d'un tribun, quand La Boétie conclut ce beau passage par cette énergique pro

Vocation:

« Celui qui vous maîtrise tant n'a que deux que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps.... D'où a-t-il pris tant d'yeux d'où il vous épie, si vous ne les lui donnez? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper s'il ne les prend de vous? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous autres mêmes? Comment oseroit-il vous courir sus, s'il n'avoit intelligence avec vous? Que vous pourroit-il faire, si vous n'étiez recéleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traîtres de yous-mêmes? vous semez vos fruits afin qu'il en fasse le dégât; vous meublez, remplissez vos maisons, pour fournir à ses voleries. Vous nourrissez vos filles afin qu'il ait de quoi soûler sa luxure; vous nourrissez vos enfants afin qu'il les mène, pour mieux

qu'il en fasse, en ses guerres, qu'il les mène à la boucherie.... De tant d'indignités que les bêtes mêmes ou ne sentiroient point ou n'endureroient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de vouloir faire. Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez, ni l'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus: vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.

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Voilà quelle métamorphose l'inspiration antique avait tout à coup produite dans notre langage. A la raillerie maligne de nos trouvères; à leur verve satirique et moqueuse a succédé comme par enchantement une parole grave et puissante, semblable à un dernier écho du forum. Du reste, le Discours de la servitude volontaire ne renferme aucune allusion aux intérêts, aux passions, aux traditions qui divisaient alors si profondément la société française. C'est une œuvre essentiellement abstraite, une éloquente invective contre la tyrannie en général. La pensée émancipée franchit le but au lieu de l'atteindre. On sent à chaque page de ce livre l'inexpérience d'un peuple et d'un écrivain, et l'enivrement des souvenirs de l'antiquité mal comprise: César et Néron y sont jugés comme dans nos tragédies classiques. C'est le cri d'une éloquente indignation dans la bouche d'un garson de seize ans qui eût mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat 1.

La noblesse, la sincérité de ses opinions revêt son langage d'une puissance qui entraîne le lecteur. Ce n'est pas que le style de La Boétie vaille celui de Montaigne, qu'aucun style n'a jamais valu. Il est tendu et archaïque; il est âpre comme cette âme naïve et libre.... Mais il est ingénu, ferme, éloquent, comme nous paraîtrait aujourd'hui la prose de Marcus Brutus et de Caton d'Utique, si nous avions conservé leurs livres.

Le judicieux et prudent Montaigne, voyant que « cet ouvrage avoit été mis en lumière à mauvaise fin', par ceux qui

1. Montaigne, endroit cité. dix-huit ans.

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Nous avons dit que La Boétie avait alors

2. Ch. Nodier, Manuel de bibliographie, février 1735. 3. En 1578.

cherchoient à troubler et changer l'état de notre police, sans se soucier s'ils l'amenderoient, » cherche à excuser la véhémence de son ami, en déclarant que « il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de son pays, ni plus ennemi des remuements et nouvelletés de son temps1.> Nous croyons volontiers que l'adolescent qui avait débuté par un tel coup d'essai, modifia par la réflexion et l'expérience ce qu'il y avait de trop absolu dans ses premiers sentiments. Mais comme l'éloquence est tout entière dans l'émotion de l'âme, La Boétie ne retrouva plus d'aussi énergiques accents. Celui que Montaigne appelle le plus grand homme du siècle vécut presque ignoré et s'éteignit à trente-deux ans conseiller au parlement de Bordeaux et auteur d'un assez grand nombre de vers agréables.

Dès l'aurore de la science politique quel contraste entre l'Italie et la France! l'une trouve dans Machiavel sa plus haute expression et empoisonne toutes les cours de l'Europe de ses perfides maximes; l'autre jette avec La Boétie un cri de liberté; elle semble méditer déjà le Contrat social et l'émancipation des peuples. Mais l'ouvrage du jeune Périgourdin n'était qu'un élan de l'âme, une saillie de jeunesse et d'indignation. Il fallait à la philosophie politique une expression plus calme, plus scientifique. Bodin, avocat au parlement de Toulouse, la lui donna et parut préluder à Montesquieu comme La Boétie à J. J. Rousseau.

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Bodin l'emporte sur Machiavel par son point de vue, comme La Boétie l'emportait déjà en moralité. Machiavel est tout Italien, tout pratique. Il étudie surtout l'histoire romaine, celle de Florence et des États de l'Italie, et c'est uniquement pour en profiter en secrétaire d'Etat. Il ne présente jamais de jugements philosophiques, d'idées absolues. Les hommes ne sont pas pour lui bons ni mauvais; ils sont habiles ou ignorants. Il les observe, juge les coups et érige

1. Montaigne, Essais, t. I, p. 27.

2. Ses œuvres complètes ont été récemment recueillies et publiées par M. Léon Feugère, auteur d'une excellente étude, couronnée par l'Académie française, sur la vie et les ouvrages d'Étienne de La Boetie,

3. Jean Bodin, né à Angers en 1530, mort en 1596.

le succès en principe. Ainsi le manque de sens moral rétrécit même cette haute intelligence. Machiavel serait plus grand s'il était meilleur.

Bodin, avec moins de génie dans la pensée et dans le style, conçoit un plan plus vaste et prend plus haut son point de départ. Son ouvrage principal, son livre sur la République, c'est-à-dire sur le gouvernement, sur la constitution de l'État, est une noble tentative pour soumettre les faits à la conception absolue de leurs lois. Toutefois on doit s'attendre que la philosophie politique chancellera souvent au début de sa carrière. Bodin mêle continuellement par son inexpérience la méthode d'observation à la méthode a priori, la théorie à l'érudition. Habile et fort dans les preuves tirées de l'histoire, il est généralement faible dans les raisons théoriques. C'est moins un métaphysicien qu'un homme d'État. Mais s'il n'a pas toute l'élévation désirable, on ne peut lui contester la recherche sincère du juste et de l'honnête; s'il n'a pas pénétré assez profondément dans l'essence du droit universel, l'étendue de son savoir, la droiture de ses intentions, la grandeur de son entreprise méritent à son nom une gloire durable. Il a suivi Aristote avec originalité dans l'étude des diverses formes politiques, de leur durée, de leur déclin, de leurs transformations'; il a devancé Montesquieu dans l'analyse des influences que les climats doivent exercer sur les lois. Étrange exemple de la faiblesse de notre raison au faîte même de sa puissance! C'est au milieu de ces hautes considérations que Bodin consacre un chapitre aux rêves bizarres de l'astrologie. On sait que cet esprit si ferme croyait à la magie, sur laquelle il a écrit un livre (la Démonomanie). Les âmes même les plus grandes reçoivent l'empreinte de l'époque qui les produit. Mais alors même et dans ce chapitre, qu'il n'eût pas écrit dans un siècle plus éclairé, Bodin ressaisit tout à coup sa supériorité : il entrevoit la philosophie de l'histoire en affirmant que l'étude du passé et l'observation attentive des causes peuvent nous amener à prévoir la chute et les révolutions des empires'. En politique Bodin

4. Liv. IV, chap. rer. 2. Liv. IV, chap. 1.

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