Page images
PDF
EPUB

la gloire littéraire de Budé peut se résumer en un mot; il excita la jalousie d'Erasme, qui resta pourtant son ami.

Érasme de Rotterdam1 vint plusieurs fois et vécut longtemps à Paris. Il est nôtre par ses relations avec la France et surtout par le caractère tout français, tout voltairien de son esprit, plein d'audace pour aborder tous les problèmes, plein de raison pratique pour les résoudre. Jeté, par sa naissance, au milieu des luttes acharnées des sectes religieuses, il trouva la modération dans l'étendue de sa pensée et vit trop bien et trop loin pour être un homme de parti. Sa haute intelligence saisit tous les extrêmes, et s'en éloigna par conviction plus encore que par timidité. Il usa sa vie à concilier deux opinions exclusives et intolérantes. Ami de Luther et de Léon X, écrivant ses Dialogues contre les moines, et son traité du Libre arbitre contre les novateurs, donnant tour à tour raison aux deux systèmes, ou plutôt reconnaissant la raison partout où il la trouvait, tolérant par intelligence comme Mélanchthon par caractère, Erasme fut successivement recherché et maudit par les deux exagérations extrêmes, et ne servit lui-même d'autre parti que celui du bon sens et de l'humanité.

La plupart des écrits d'Erasme roulent sur des matières de théologie. Néanmoins c'était à regret, c'était pour satisfaire aux nécessités de son époque et de sa position qu'il descendait dans l'arène de la polémique. Toutes ses prédilections étaient pour l'antiquité renaissante. C'était pour lui un culte, une religion. « Peut-on appeler profane, s'écriait-il, ce qui est vertueux et moral? Sans doute nous devons aux livres saints la première place dans notre vénération; cependant quand je rencontre dans les anciens, fussent-ils païens et poëtes, tant de chastes, de saintes, de divines pensées; je ne puis m'empêcher de croire que leur âme, au moment où ils les écrivaient, était inspirée par un souffle de Dieu. Qui sait si l'esprit du Christ ne se répand pas plus loin que nous ne l'imaginons??» On comprend qu'au milieu des querelles religieuses du xvre siècle, de telles

4. Né en 1467, mort en 1536.

2. Erasmi Colloquia, Convivium religiosum.

idées ne pouvaient faire d'Erasme un chef de parti. Elles l'animaient au moins d'une énergique haine contre les ennemis des lumières nouvelles. Dans ses Adages, dans ses charmants Dialogues, dans son amusant Éloge de la folie, il aiguise contre les moines dégénérés de son temps les traits les plus acérés. Les rois et les princes ne sont pas à l'abri des hardiesses de sa raison; mais le même bon sens le ramène bientôt dans la pratique à cette juste mesure qui fait le caractère et la force de son talent. Il faut supporter les princes, dit-il en terminant, de peur que la tyrannie ne soit remplacée par l'anarchie, fléau plus détestable encore1. »

Érasme nous présente dans toute sa force le contraste qui séparait les lettrés des deux côtés des Alpes. Au nord, on le voit, dès l'aurore du xvIe siècle, l'érudition agitait les plus hauts problèmes. Sans dédaigner la pureté de la diction, elle la subordonnait à l'intérêt du sujet et de la pensée. L'Italie offrait alors un spectacle bien différent. Tout entiers à l'adoration de la forme, les savants italiens mettaient un orgueil national à reproduire dans leurs écrits l'exquise élégance de l'âge d'Auguste. Une école plus exclusive encore allait même jusqu'à rejeter toute expression, toute tournure qui n'avait pas été employée par Cicéron. Pour ces dilettanti cicéroniens, l'idée était une chose secondaire, peut-être même nuisible; le langage était une mélodie qui, toute seule, suffisait à enchanter éternellement leur voluptueuse oreille. Bembo, le plus illustre d'entre eux, avait, dit-on, quarante portefeuilles dans chacun desquels passait successivement chaque page qui sortait de sa plume pour subir de degré en degré toutes les corrections de son goût scrupuleux. Il n'est pas besoin de dire que rien n'était plus contraire à l'imitation véritable du grand orateur romain que ce calque servile de ses formes.

C'est contre cette superstition qu'Erasme écrivit son Ciceronianus. Fidèle à la modération qu'il portait partout, l'apôtre le plus zélé de la Renaissance cherchait à la préserver de ses excès. « Que votre premier soin, dit-il, soit de

4. Adagia, Scarabæus.

D

vous bien pénétrer de votre sujet. Lorsque vous le posséderez parfaitement, les mots vous viendront en abondance, les sentiments vrais et naturels couleront sans effort de votre plume. Boileau n'a pas mieux dit un siècle après, ni Horace seize siècles auparavant. Érasme servait de lien entre ces deux hautes raisons. Lui-même pratiquait admirablement ce qu'il prescrivait aux autres. Son style, reflet heureux de son caractère, est net, vif, expressif, plutôt que régulier, doué de physionomie plutôt que de beauté, prompt à l'attaque, petillant de saillies et de verve. Il ne se drape. pas avec roideur dans la toge consulaire de Cicéron; il saisit au hasard la tunique plébéienne, et conserve sous ce costume toute la liberté de son allure. Il parle le latin comme une langue vivante, avec aisance et originalité. Cependant, malgré tout son esprit et tout son savoir, Érasme subit la fatale condition des écrivains septentrionaux du XVIe siècle. Il n'a point au service de son immense talent un idiome indigène arrivé à l'état de langue littéraire. Il est contraint de se créer un dialecte tout personnel dans une langue morte, comme plus tard Montaigne se fera un français enluminé de gascon. Ces difficultés, qui ajoutent au mérite de l'écrivain, nuisent à sa popularité future. La langue d'Erasme étant une langue d'érudition, Érasme n'est plus un grand écrivain que pour les érudits'.

C'est surtout dans la seconde moitié du xvre siècle que l'érudition française achève de prendre un caractère déterminé et devient véritablement scientifique. En même temps. elle néglige de plus en plus cette élégance de formes qui l'avait d'abord quelquefois rapprochée de l'éloquence. Le type allemand ou cisalpin l'emporte sur l'italien, l'école de Budé sur celle de Bembo. C'est alors que fleurissent les savants les plus illustres du XVIe siècle, les deux Scaliger, Casaubon, Juste Lipse. Alofs les premières traductions du grec sont remplacées par des versions plus fidèles. Henri Estienne élève à la philologie grecque un monument impérissable dans son Thesaurus linguæ græcæ, digne pendant du The

1. Voy. sur Érasme, les trois excellents articles publiés par M. D. Nisard, dans la Revue des Deux-Mondes, août et septembre 1835.

saurus linguæ latina, de Robert Estienne, son père; Conrad Gesner tente le premier, dans son Mithridate, de coordonner les diverses langues d'après leur origine et leurs analogies. L'Italie elle-même est entraînée dans le mouvement plilologique du Nord. On ne se contente plus de commentaires confus, de notes fortuites; on écrit des traités spéciaux sur chaque matière. Manuce publie un traité sur les Lois des Romains et sur la Cité ou Constitution de Rome. Sigonius obtient le titre de premier antiquaire du XVIe siècle. Ses traités sur le Droit des citoyens romains, sur les Tribunaux des Romains, et plusieurs autres de la même importance, ont mérité une place distinguée dans les Antiquités romaines de Grævius. Il trouve en France un digne. adversaire dans la personne de Grouchy, de Rouen, auteur d'un traité sur les Comices des Romains. Gardons-nous bien de dédaigner les immenses travaux de ces hommes chargés par la Providence de nous rendre le monde antique. Infatigables ouvriers, ils ont préparé les matériaux précieux dont le génie moderne a construit, en se jouant, ses plus beaux édifices.

CHAPITRE XXIII.

LE DROIT ROMAIN ET LA PHILOSOPHIE MORALE.

GRANDS JURISCONSULTES DU XVI SIÈCLE.

AMYOT.

LA BOÉTIE; BODIN. — - RAMUS; MONTAIGNE; CHARRON. RABELAIS.

Grands jurisconsultes du XVI' siècle.

L'étude passionnée de l'antiquité grecque et romaine ne tarda pas à porter ses fruits. La pensée moderne, fortifiée par le commerce des grands écrivains, osa enfin contempler en face et discuter elle-même les sujets de politique et de morale. Entre l'érudition pure et la philosophie, le droit forma la transition. Le droit romain, dont la pratique n'avait jamais entièrement péri au moyen âge, renaquit comme

science en Italie. Irnérius, Accurse, Bartole marquent du XIIe au XIVe siècle les utiles mais timides progrès d'une exégèse qui n'avait encore à son service ni l'histoire ni la littérature. Au xve le droit commence à s'éclairer des reflets de la Renaissance: Ange Politien, le brillant favori des Médici, considère la jurisprudence romaine comme un précieux fragment de l'antiquité, et applique le premier aux textes des jurisconsultes les secours de la philologie classique. La science du droit théorique passe d'Italie en France au XVIe siècle avec André Alciat. Appelé à Bourges par François Ier, il sut, dans l'espace de cinq ans, changer l'enseignement du droit et fonder une école nouvelle dont le caractère éclate dans le plus glorieux de ses héritiers, le grand Cujas. Au lieu de voir, comme les premiers glossateurs, dans la loi romaine un tout homogène et contemporain, Cujas restitue à chaque partie de la législation le caractère de l'époque et des circonstances qui l'ont fait naître. Il s'attache aux textes mutilés d'Ulpien, de Paul, de Papinien, et parvient, à force d'érudition, à rendre la vie à ces fragments muets et glacés: en un mot, il porte dans l'étude de la législation romaine la sagacité d'un historien et l'imagination d'un artiste. Cependant Dumoulin, avocat au parlement de Paris, donnait au droit français la même impulsion. Les us et coutumes de nos provinces, qui avaient échappé jusqu'alors à une rédaction soit scientifique, soit officielle, recevaient enfin de cette savante main quelque lumière et quelque stabilité. Dumoulin, par son commentaire sur la coutume de Paris, établissait les règles générales de notre droit il dégageait les principes qui dominent dans le code civil, là où le droit romain ne règne pas, et préparait en maints endroits les travaux de Pothier. Bientôt après brillèrent les Pasquier, les Talon, les Séguier, les Harlay, les de Thou la magistrature française, ainsi que le barreau, parvint à sa plus haute gloire".

:

4. Né à Milan en 1492.

2. Voyez E. Lemernier, Introduction à l'histoire générale du droit. - Parmi les œuvres d'Estienne Pasquier, nous devons signaler ses Recherches de la France, en neuf livres, ouvrage plus ingénieux qu'érudit, et les vingt-deux livres de ses Lettres, qui renferment sur les événements contemporains la dé

« PreviousContinue »