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sans le recueillir le peuple juif lui-même, qui l'exprimait, le comprenait mal, parce qu'il manquait encore de son complément nécessaire, de sa conséquence sublime. Le Christ vient la donner en ajoutant : « Vous êtes tous frères. » Magnifique programme des sociétés modernes ! Aussitôt le voile du sanctuaire se déchire; le temple de Jérusalem est ren. versé c'est le monde tout entier qui va devenir le temple. Saint Paul convie les nations au banquet fraternel de la divine parole. Les apôtres parlent, les martyrs meurent, les empereurs mettent la croix sur le trône, les barbares courbent la tête, et l'univers s'étonne d'être chrétien.

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Il est facile de prévoir qu'une révolution qui régénère la société devra renouveler la pensée et l'inspiration. D'abord la Bible, cette poésie si nouvelle, ne brillera pas inutilement dans le monde. La grandeur de Jéhovah, les merveilles de la création, les éloquentes douleurs de Jérémie, les rêves lyriques d'Ezéchiel, tout dans ce livre saint devait ébranler les âmes et enflammer les imaginations. Toutefois cette influence directe du livre sur les écrivains ne s'exercera que plus tard dans toute sa puissance. Le christianisme n'agira d'abord que sur les mœurs; il ne deviendra une poésie qu'après avoir été une religion.

En effet, ce qui manquait à l'art épuisé de l'empire, ce n'était ni la science, ni l'étude des grands modèles, c'était l'émotion naïve et profonde, la foi, l'enthousiasme, la vie véritable de l'âme. Faire une belle ode, a-t-on dit, c'est rêver l'héroïsme. La soif des jouissances matérielles avait dissipé ce beau rêve; une longue servitude l'avait à jamais étouffé. Mais, tandis que le sénat tout entier tremble devant son maître, voilà qu'un simple soldat ose déchirer ses édits. et renverser ses idoles; de faibles femmes, des jeunes filles esclaves descendent avec joie dans l'arène où les lions les attendent elles invoquent dans leurs cachots les saintes joies de l'amphithéâtre, et meurent, non pas avec résignation, mais avec ivresse.

Rien de plus pathétique, de plus attendrissant que la poésie vivante de leurs martyres, que ces acta sincera recueillis par les témoins de leurs triomphes, ou quelquefois

écrits par eux-mêmes et interrompus par l'appel du bourreau. Point d'apprêt, point de prétention dans ces récits : tout est simple et grand dans cet héroïsme nouveau. Le sublime coule de source dans ces interrogatoires, dont Corneille et Rotrou n'ont eu qu'à se souvenir pour créer d'admirables scènes. Tantôt c'est la jeune esclave Blandine, l'une des martyres de Lyon, contre laquelle s'acharnent les bourreaux, et qui, à chaque torture nouvelle, répond à la manière de Polyeucte: « Je suis chrétienne. » C'est le vénérable Pothin, le premier évêque de la Gaule, qui, à l'âge de quatre-vingt-dix ans, vint confesser le Christ au milieu des tourments. « Quel est le Dieu des chrétiens? lui demande le gouverneur. Tu le connaîtras, répond le vieillard, quand tu en seras digne.

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Plus loin c'est une jeune femme de vingt-deux ans, Perpétue, qui raconte elle-même le premier acte de son martyre:

<< Mon père arriva de la ville accablé de chagrin; il monta sur l'échafaud pour ébranler ma résolution. « Ma fille, me disait-il, aie pitié de mes cheveux blancs, aie pitié de ton < père; si je suis digne de ce nom, si de mes mains je t'ai « élevée jusqu'à la fleur de l'âge, ne m'accable pas de dou<leur.... En parlant ainsi, mon père, dans l'excès de sa bonté, me baisait les mains, se jetait à mes pieds. Et moi je pleurais sur les cheveux blancs de mon père, et je le consolais en lui disant: « Il arrivera ce qu'il plaira à Dieu : car, sache bien que nous ne sommes plus en notre pouvoir, « mais en celui de Dieu. »

Voilà ce que le christianisme naissant avait fait de l'âme humaine. Il lui avait conservé toutes ses tendresses en l'armant d'une force héroïque. Cette même femme, qui va braver la dent des bêtes féroces, écrit les lignes suivantes : « Quelques jours après, nous fûmes jetés dans la prison, et j'eus peur, parce que je n'avais jamais éprouvé de pareilles ténèbres. Perpétue était mère; on l'avait séparée de son jeune enfant; elle obtint qu'on le lui rendît. « Et aussitôt ma santé se rétablit, ajoute-t-elle, et la prison me devint si douce, que j'aimais mieux être là qu'ailleurs. »

Ce n'est pas seulement le cœur qui se sentit régénéré par le bienfait de la nouvelle croyance: l'imagination, si aride chez les derniers poëtes païens, qui ne connaissaient plus qu'un merveilleux traditionnel, froide réminiscence d'une autre époque, retrouva toute sa fraîcheur au souffle d'une foi sincère. Saturus pressent les joies du ciel dans une vision qui rappelle les plus suaves peintures du Paradis de Dante.

« Nous avions souffert, écrit-il; nous étions sortis de la chair, et nous commençâmes à être portés vers l'orient par quatre anges dont les mains ne nous touchaient pas. »

Le regard de Béatrice, qui soutient le poëte florentin dans son ascension céleste, n'exprime pas avec plus de charme cette attraction mystérieuse et délicate qui n'est pas un contact. On dirait que l'imagination du martyr a devancé celle du Poussin, et deviné le groupe aérien de l'Assomption de la Vierge.

« Nous aperçûmes une lumière immense, et je dis à ma sœur, qui se trouvait à mon côté : « Voici ce que le Seigneur << nous promettait. Il a accompli sa promesse. » Et les quatre anges nous portaient toujours, et nous vîmes un grand espace qui ressemblait à un verger. Les arbres en étaient chargés de roses, qui s'effeuillaient sur nos têtes, et à leurs pieds croissaient toute espèce de fleurs. »

Légendes.

Ainsi commençait à jaillir en récits pleins d'enthousiasme et de foi cette source merveilleuse de la légende, qui, pendant plusieurs siècles, forma presque la seule poésie populaire de l'Europe. La légende fut ce qu'est toujours la poésie, un rêve de l'idéal au milieu des tristes réalités de la vie. Elle nous montre tantôt l'invasion des barbares s'arrêtant à la voix d'une bergère, tantôt une flamme miraculeuse s'élevant sur le sépulcre d'un martyr, comme l'aurore d'une prochaine délivrance: ici, c'est un comte du palais, qui, assailli par une émeute, a recours, pour l'apaiser, à la parole et non au glaive; là, un baron converti et devenu ermite, rencontrant un homme qu'il a jadis vendu comme esclave, se jette

à ses pieds, et le force, par ses prières, à le lier lui-même et à le conduire dans la prison. Plus loin, les fers des captifs se brisent sur le tombeau d'un saint; ailleurs, nous voyons un pieux solitaire chasser par un signe de croix l'ours qui occupait la caverne où il veut lui-même s'établir; image poétique et vraie des conquêtes de la civilisation chrétienne parmi les guerriers barbares. Il y a quelque chose d'attendrissant à lire ces récits naïfs, malgré les puérilités et les fables qui les remplissent, quand on songe à toutes les souffrances qu'ils ont consolées. Au milieu des invasions, des guerres civiles des deux premières races, tandis que la vie de l'homme paraît toujours en proie à la force brutale, voilà que l'imagination populaire se prend à refaire le monde suivant ses désirs et sa foi. La grande pensée d'une Providence partout présente et maternelle vient planer sur ce théâtre sanglant des passions. La puissance de la vertu est placée en face de la violence des armes, et la morale éternelle, qui semble exilée de la terre, triomphe dans cette idéale peinture. La légende était l'épopée des vaincus; elle ouvrait un asile à l'imagination des peuples, comme le cloître à leurs personnes. Dans ces pieux récits, comme sous ces voûtes bénies, on respirait un air plus calme; le bruit du monde réel semblait s'arrêter sur le seuil; et les auditeurs, en se pressant autour du moine ou du vieillard qui racontait ces étranges événements, pouvaient lui dire comme Dante fugitif à l'abbé du monastère del Corvo : « Je viens chercher la paix. »

Discussions philosophiques.

Le christianisme s'emparait de l'intelligence aussi bien. que de l'imagination et des facultés morales. L'esprit humain, à qui la civilisation romaine, dans sa décrépitude, n'offrait plus pour exercices que de vaines combinaisons d'idées frivoles, vit se rouvrir devant lui une vaste carrière, où les plus grands problèmes de la philosophie s'agitèrent sous des noms nouveaux. Les graves questions relatives à la nature de Dieu, à nos rapports avec lui, à la liberté humaine, à l'action providentielle sur nos volontés, sublimes recherches autour

desquelles roulent éternellement les incertitudes des philosophes, et que chaque âge envisage sous un point de vue différent, se représentent, du n° au vr siècle, sous les noms de gnosticisme, d'arianisme, de pélagianisme. Il s'agissait, pour les docteurs apostoliques, de l'entreprise la plus grande que les hommes puissent concevoir: ils se proposaient de formuler le dogme, c'est-à-dire, non plus comme les sages de l'antiquité, de bâtir à leurs risques et périls des systèmes individuels auxquels se rattacheraient à loisir les volontaires de la spéculation, mais d'exprimer la foi d'une époque, de donner un symbole qui fût en même temps la conséquence des prémisses évangéliques, la satisfaction légitime des exigences du bon sens et la base morale d'une société naissante. Les Pères de l'Église furent à la fois des chrétiens, des penseurs et des hommes d'État.

Quel intérêt puissant ne dut pas exciter une pareille entreprise! Quelle activité des esprits, quelles communications rapides ne produisit-elle pas! La chrétienté est alors comme une vaste république intellectuelle, un corps immense où circule le même sang. La Gaule se trouve au ve siècle sous la direction de trois chefs spirituels dont aucun ne l'habite : saint Jérôme à Bethléem, saint Augustin à Hippone, saint Paulin à Nole. Les questions, les réponses, les conseils, les traités de morale, les examens dogmatiques partent, reviennent, s'échangent, se croisent de toutes les contrées du monde, malgré la difficulté des routes et le danger des communications. Partout où se manifeste un besoin, une affaire, un embarras religieux, les docteurs travaillent, les prêtres voyagent, les écrits circulent. Enfin, les conciles, ces assemblées nationales du peuple chrétien, forment le couronnement de l'édifice spirituel. Ce sont les hauts parlements où les diverses congrégations envoient leurs commettants, chargés de faire une déclaration de principes, et de voter non pas un bill de droits, mais un bill de croyances 1.

Ces austères et épineuses discussions du dogme ont pres

4. Ampère, Histoire littéraire, t. I, p.326. lisation en France, t. I, leçon iv.

Guizot, Histoire de la civi

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