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et les composés. Il est d'ailleurs à remarquer qu'un grand nombre de mots d'origine allemande, adoptés par la langue française du moyen âge, sont tombés en désuétude dans le français moderne. Il semble que l'idiome, comme le sol, ait rejeté peu à peu la plus grande partie des éléments étrangers importés par la conquête germanique.

Une langue dont le système présente des combinaisons si savantes, des origines si lointaines, des influences si étendues, est loin d'annoncer un peuple véritablement barbare. L'étude de la poésie des anciennes populations germaniques nous donne encore une plus haute idée de leur valeur intellectuelle.

Poésie des Germains.

Leurs chants guerriers étaient impétueux et terribles, comme le choc de leurs armes. Quand les Germains s'avançaient au combat, la bouche collée contre leurs boucliers, et mugissant dans l'airain leurs hymnes militaires, l'armée romaine effrayée croyait entendre le cri sauvage des aigles et des vautours. Vaincus, ils chantaient leur chant de mort au milieu des tortures; vainqueurs, ils célébraient leurs succès par de poétiques récits. Nous en avons un exemple dans un fragment anglo-saxon sur la bataille de Finsburh, qui remonte aux temps païens et qui respire bien l'ivresse du sang et la joie de la destruction.

« L'armée est en marche; les oiseaux chantent, les cigales crient, les lames belliqueuses retentissent. Maintenant commence à luire la lune errante sous les nuages; maintenant s'engage l'action qui fera couler des larmes.... Alors commença le désordre du carnage; les guerriers s'arrachaient des mains leurs boucliers creux; les épées fendaient les os des crânes. La citadelle retentissait du bruit des coups; le

4. La philologie, d'accord avec l'histoire, nous montre partout, dans ces emprunts, l'influence prédominante des dialectes du bas allemand. Les voyelles, éclatantes dans le haut allemand, s'assombrissent dans notre langue : l'a long devient un é: uo se change en ó: bára fait bière; hár, haire; rát est la racine de conroi, arroi, desarroi. Les consonnes fortes s'affaiblissent: f ou pf devient p en français comme en bas allemand; b remplace souvent p; d se substitue à t. Haut allem. werfan; goth. werpan; franç. guerpir. Haut allem. Rutper, Gauspert; franç. Robert, Gobert.

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corbeau tournoyait noir et sombre comme la feuille du saule; le fer étincelait comme si le château eût été tout en feu. Jamais je n'entendis conter bataille plus belle à voir1. »

Outre ces chants qui rappellent les poésies lyriques de Tyrtée, les Germains avaient de longues narrations poétiques, qui, comme les poëmes épiques de la Grèce, circulaient de tribus en tribus, d'âge en âge, et formaient un patrimoine de gloire commun à toute la nation. Tacite connaissait déjà chez les Germains cette histoire chantée qui leur tenait lieu d'annales; et Charlemagne, qui fit rassembler et écrire ces récits héroïques, fut le Pisistrate de ce nouvel Homère. Malheureusement le temps n'a pas respecté sa recension. Les monuments antiques de la poésie scandinave peuvent seuls, avec les Niebelungen, nous en donner une idée incomplète. Cependant nous possédons encore un court, mais authentique et précieux monument de cette vieille poésie héroïque.

M. Jacob Grimm a retrouvé un fragment d'épopée populaire, écrit en dialecte francique, et dont les héros sont précisément les mêmes que ceux qui figurent dans les Eddas. Nous allons en citer la traduction. Le sujet du récit est une rencontre entre deux guerriers du cycle germanique, Hildebrand et son fils Hadebrand, qui se combattent sans se connaître.

« J'ai ouï dire que se provoquèrent, dans une rencontre, Hildebrand et Hadebrand, le père et le fils; alors les héros arrangèrent leur sarrau de guerre, se couvrirent de leur vêtement de bataille, et par-dessus ceignirent leur glaive. Comme ils lançaient leurs chevaux pour le combat, Hildebrand, père de Hadebrand, parla. C'était un homme noble, d'un esprit prudent. Il demanda brièvement à son adversaire quel était son père dans la race des hommes, ou encore: De quelle famille es-tu? Si tu me l'apprends, je te

1. Conybeare, Anglo-Saxon Poetry, — Ozanam, les Germains avant le chris

tianisme.

2. Nous l'empruntons à l'Histoire littéraire de la France avant le xn siècle par M. J. J. Ampère.

⚫ donnerai un vêtement de guerre à triple fil: car je connais, guerrier, toute la race des hommes. >>

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Hadebrand, fils de Hildebrand, répondit: « Des hommes vieux et sages de mon pays, qui maintenant sont « morts, m'ont dit que mon père s'appelait Hildebrand; je < m'appelle Hadebrand. Un jour il alla vers l'est; il fuyait

la haine d'Odoacre; il était avec Théodoric et un grand << nombre de ses héros; il laissa seuls dans son pays sa - jeune épouse, son fils encore petit, ses armes qui n'avaient plus de maître; il s'en alla du côté de l'est.... Mon père < était connu de vaillants guerriers : ce héros intrépide combattait toujours à la tête de l'armée; il aimait trop à guerroyer, je ne pense pas qu'il soit encore en vie.

Seigneur des hommes! dit Hildebrand, jamais du << haut du ciel tu ne permettras un combat semblable entre - des hommes de même sang. Alors il ôta un précieux bracelet d'or qui entourait son bras et que le roi des Huns lui avait donné. « Prends-le, dit-il à son fils, je te le donne < en présent. »

« Hadebrand, fils de Hildebrand, répondit :

« C'est la lance à la main, pointe contre pointe qu'on doit « recevoir de semblables présents. Vieux Hun, tu es un << mauvais compagnon; espion rusé, tu veux me tromper par ⚫tes paroles, et moi je veux te jeter bas avec ma lance: si vieux, peux-tu forger de tels mensonges? Des hommes d'un grand âge, qui avaient navigué sur la mer des Vendes, m'ont parlé d'un combat dans lequel a été tué Hildebrand, fils de Hérébrand. »

« Hildebrand, fils de Hérébrand, dit :

Hélas! hélas! quelle destinée est la mienne! J'ai erré < hors de mon pays soixante hivers et soixante étés. On me plaçait toujours en tête des combattants; dans aucun fort on ne m'a mis les fers aux pieds; et maintenant il faut que mon propre enfant me pourfende avec son glaive, m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier. Il peut t'arriver, si ton bras te sert bien, de ravir à un homme de - cœur son armure, de dépouiller son cadavre fais-le, si tu crois en avoir le droit, et que celui-là soit le plus infâme

<< des hommes de l'Est qui te détournerait de ce combat dont << tu as un si grand désir. Bons compagnons qui nous regar<< dez, jugez dans votre courage qui de nous deux aujour«d'hui peut se vanter de mieux lancer un trait qui saura se << rendre maître de deux armures. »

Alors ils firent voler leurs javelots à la pointe tranchante, qui s'arrêtèrent dans leurs boucliers; puis ils s'élancèrent l'un sur l'autre : les haches de pierre résonnaient.... Ils frappaient pesamment sur leurs blancs boucliers, leurs armures étaient ébranlées, mais leurs corps restaient immobiles. »

C'est avec cette grandeur et cette simplicité digne d'Homère, qu'au moins une grande portion du cycle germanique. était racontée dans l'idiome des Francs au viIIe siècle. Il est très-probable que ce morceau faisait partie des vieux chants. nationaux que Charlemagne avait recueillis '.

Influence des Germains sur la civilisation moderne.

Malgré les efforts de ce grand homme, qui, d'une main, conservait les traditions de son ancienne patrie, tandis que de l'autre il relevait les ruines de la civilisation latine, la Germanie influa moins sur la Gaule par ses monuments poétiques que par ses mœurs. Mais ses mœurs elles-mêmes trouvant dans les poëmes que nous avons indiqués leur expression la plus véritable, les idées générales qu'ils contiennent sont aussi celles que les Germains apportèrent à nos aïeux. Au premier rang, il faut placer la renaissance de l'esprit guerrier, cet amour du péril, cette ivresse du combat, qui retrempa les âmes gauloises affaiblies par la civilisation romaine. Au contact des Germains, les Gaulois de l'empire se ressouvinrent des Celtes leurs pères. A ces instincts belliqueux il faut joindre le sentiment de l'honneur, cette superstition glorieuse dont le courage et la vertu sont la religion, la passion de l'indépendance individuelle, le plaisir de se jouer avec sa force et sa liberté au milieu des chances du monde et de la vie. On voit paraître en même

1. J. J. Ampère, ouvrage cité.

temps deux autres traits de la physionomie germanique qui se conserveront longtemps dans notre histoire : l'un, c'est le patronage militaire, le dévouement volontaire de l'homme à l'homme, seul lien de l'association barbare et véritable principe de la féodalité; l'autre, le respect profond pour les femmes, cette espèce de culte protecteur que Tacite signalait déjà chez les Germains et qu'on entrevoit à travers la sauvage énergie de leurs poëmes. Ces caractères nouveaux n'ont pas peu contribué à ouvrir les sources les plus fécondes et les plus pures de l'inspiration poétique du moyen âge.

CHAPITRE IV.

LA GAULE CHRÉTIENNE.

INFLUENCE DU CHRISTIANISME SUR L'IMAGINATION ET SUR LA PENSÉE.
LEGENDES. - DISCUSSIONS PHILOSOPHIQUES.
TOIRE.

MONASTERES.

PRÉDICATION.

-HIS

Influence du christianisme sur l'imagination et sur la penséc.

Le plus riche des éléments de la civilisation moderne fut le christianisme. Jamais la souveraine domination des idées sur les faits ne fut plus évidente. C'est un merveilleux spectacle de voir cette doctrine destinée à conquérir le monde. grandir d'abord dans un pays étroit, entre d'arides montagnes, au sein d'une nation faible et méprisée. Parmi toutes ces monarchies de l'Orient qui s'élèvent et périssent tour à tour sur le vaste théâtre de l'Asie, une famille s'est perpétuée, impérissable dans sa faiblesse, indomptable à ses conquérants, plus forte que sa misère, sa captivité, ses vices. Babylone, Ninive, l'Égypte ne parviennent pas à l'écraser : Rome elle-même n'y peut rien; et si elle s'en empare un jour, c'est Rome qui sera conquise. C'est que dans la pensée de cette étonnante tribu a éclaté une grande vérité : « Il n'y a qu'un seul Dieu. » Et toutefois ce dogme resta plusieurs siècles comme inactif. Le monde l'entendit longtemps

a

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