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Enfin on vient au secours de Claquedent, et comme on lui demande qui l'a mis dans cet état, il répond piteusement : Un larronceau plein de méfait.

Tout le comique de cette scène est résumé dans ce mot: un larronceau, un diminutif de larron, duper ainsi un double fripon qui se croyait passé maître1!

Le poëte est loin de mériter autant d'éloges dans les parties sérieuses de son sujet ni lui ni son public n'étaient faits aux fortes pensées, au noble style de la tragédie, et d'ailleurs quelle pensée, quel style n'eût fléchi sous une matière aussi sublime, aussi exigeante! I arrive pourtant quelquefois que la trivialité même de l'expression donne un relief inattendu, une énergie surprenante à l'idée, comme par exemple dans la flagellation du Christ, les plaies du Sauveur ayant collé son vêtement à son corps, un des bourreaux dit en le dépouillant:

Ce semble un mouton qu'on écorche,

La peau s'en vient avec l'habit :

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vers de boucher sans doute, mais qui indiquent déjà la route par laquelle la poésie populaire aurait pu s'élever progressivement à la puissance de l'art. A la fin du moyen âge le peuple de France était dégradé par une longue servitude, par la superstition, par la misère. Tenu dans une tutelle oppressive par ses maîtres égoïstes et inintelligents, il n'avait pu élever son âme jusqu'à la région des hautes et nobles pensées. La poésie née au sein de ce peuple, créée par ses sentiments les plus profonds, par ses instincts les plus vrais, si elle en fût restée l'interprète fidèle, se serait sans doute un jour agrandie et purifiée avec lui. Partant de la vérité, elle fût insensiblement arrivée à la noblesse. Les poëtes de la Renaissance suivirent la marche opposée. Ils commencèrent par la noblesse, mais souvent ils ne purent descendre jusqu'à la vérité. La France a eu une poésie classique, mais cette poésie n'a pas été populaire.

Les approches de la Renaissance firent d'abord pâlir et 1. 0. Leroy, Étude sur les Mysteres, p. 178.

éclipsèrent enfin les représentations des mystères. Le divin prestige de la foi, auréole céleste qui environnait ce théâtre semi-barbare et en dissimulait la faiblesse, l'abandonna peu à peu. On ne vit plus alors dans ces pieux spectacles que ce qu'y aperçoivent aujourd'hui quelques-uns de nos littéra teurs. En 1542 le procureur général de Paris avait devancé leurs réquisitoires: il s'était élevé énergiquement contre « ces gens non lettrés ni entendus en telles affaires, de condition infime, comme un menuisier, un tapissier, un vendeur de poisson, qui ont fait jouer les actes des apôtres, en y ajoutant plusieurs choses apocryphes. Tant les entrepreneurs que les joueurs sont gens ignares, ajoutait-il, ne sachant ni A ni B, qui oncques ne furent instruits ni exercés en théâtres. » Le malheur fut que le public était un peu de l'avis du parlement. On se moquait des acteurs, sinon du poëme; on criait par dérision que le Saint-Esprit n'avait pas voulu descendre, et autres moqueries pareilles'. C'en était fait des mystères: Jodelle était aux portes. Le 17 novembre 1548 le parlement, en renouvelant le privilége des confrères de la Passion, les autorisa à jouer des sujets licites, profanes et honnêtes, et leur interdit expressément la représentation des mystères tirés de la sainte Écriture. C'était autoriser la confrérie à mourir 2.

D

CHAPITRE XX.

LA BASOCHE: LES ENFANTS SANS SOUCI.

LES MORALITÉS.

LES FARCES; ANALYSE DE PATELIN. LES ENFANTS
SANS SOUCI; SOTIES.

Les Moralités.

De même que la poésie sérieuse de la féodalité, les chansons de Geste et les merveilleuses fictions d'Arthur avaient

4. Béranger descend en droite ligne de ces critiques narquois.

2. Les textes imprimés de la Passion se trouvent intégralement dans le rc

expiré dans les allégories froidement ingénieuses du Roman de la Rose: ainsi le théâtre religieux, les mystères de l'Ancien et du Nouveau Testament, les miracles des saints, merveilleuse poésie populaire, se transformèrent peu à peu en pièces allégoriques qu'on appela moralites. Ce changement correspondait à une modification remarquable de l'esprit public. A l'antique foi du moyen âge, contente d'écouter et de croire, se substituait le raisonnement, qui veut produire et combiner des idées. L'allégorie n'est plus le fait concret et matériel; c'est le travail plus ou moins heureux de l'intelligence, de l'abstraction, de l'analyse. La nature, dont on n'avait pas su découvrir la simple et éternelle beauté, paraissait vulgaire et insipide: on y associa les combinaisons factices de la pensée. L'esprit, en s'éveillant, fut heureux de se sentir, de se comprendre; il s'adora lui-même dans ses jeux enfantins, et pour se prouver sa liberté, il en abusa.

C'est au sein de la classe lettrée, et pourtant laïque, que naquit ce spirituel abus de l'esprit nouveau. Les clercs du Palais formaient, comme toute profession au moyen âge, une corporation. Créée par Philippe le Bel vers l'an 1303, sous le nom de Basoche1, elle avait des priviléges, une juridiction spéciale, un roi portant une toque pareille à celle du roi de France, un drapeau et une cocarde tricolores, de magnifiques revues au son des tambours et trompettes, des cortéges, des plantations d'arbres, enfin des représentations théâtrales.

Le succès des mystères, joués par les confrères de la Passion, et plus encore leur décadence, excitèrent l'émulation des basochiens. Ces manants, pour la plupart illettrés, avaient pu amuser si longtemps les bourgeois de la grand'ville : que

cueil des Mystères inédits du xve siècle, par M. A. Jubinal (d'après le manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève); et par fragments dans l'Histoire du theatre francais des frères Parfait (texte attribué à J. Michel d'Angers). — M. O. Leroy (Etudes sur les Mystères) a cité et analysé la version contenue dans le manuscrit de Valenciennes.

A. Basilica, salle d'audiences.

2. Les couleurs de la basoche étaient le jaune et le bleu, auxquelles chaque capitaine ajoutait une couleur spéciale et par lui désignée pour servir de ralliement à la compagnie.

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serait-ce quand on verrait sur la table de marbre du Palais des clercs lisants et latinistes, à la fois acteurs et auteurs, qui auraient langue diserte et langage propre, avec les accents de prononciation décente!» Ce ne sont pas les basochiens qui d'un mot en feront trois, mettront point et pause au milieu d'une proposition, sens ou oraison imparfaite; feront d'un interrogant un admirant, ou autre geste, prolation ou accent contraires à ce qu'ils disent. Que leur importe le privilége des confrères ? Ce ne sont pas des mystères que les basochiens veulent représenter. Les mystères sont déjà bien vieux, et d'ailleurs ce n'est que la Bible par personnaiges. Nos clercs inventeront à la fois e leurs sujets et leur genre. Ils feront de beaux dialogues entre Bien-Avisé et Mal-Avisé, Bonne-Fin et Male-Fin, Jeúne et Oraison, sœur d'Aumône; nous y verrons figurer Espérance-delongue-vie, Honte-de-dire-ses-Péchés, avec Desespérancede-pardon. Quelquefois l'intrigue se nouera entre des personnages plus extraordinaires encore. Nous rencontrerons sur la scène, en chair et en os, le Limon-de-la-terre, le Sang-d'Abel, la Chair elle-même avec l'Esprit. Veut-on une idée de l'action qui pouvait rapprocher de pareils interlocuteurs? voici le résumé très-sommaire d'une moralité.

Une troupe de joyeux compères, qui ont pour noms Mange-Tout, Lasoif, Bois-à-vous, Sans-Eau, sont invités un beau jour, d'une façon fort civile, par le gros et splendide Banquet. Quelques dames sont de la partie: entre autres, Friandise, Gourmandise et Luxure. On se met à table, et tout est pour le mieux chez le meilleur des Amphitryons; mais voilà bien une autre fête: une troupe d'ennemis viennent envahir la salle: Lacolique, Lagoutte, Lajaunisse, Esquinancie, Hydropisie, vous saisissent les convives à la gorge, à la jambe ou ailleurs. Les uns restent sur le carreau; les autres, tout effrayés, se jettent dans les bras de Sobriété, qui appelle Remède à son secours. Gros-Banquet, traduit en jugement devant Expérience, est condamné à mort; Ladiète est chargée des fonctions de bourreau.

Telle était en général la marche de ces petits drames. La plupart étaient plus graves; quelques-uns paraissent avoir

été plus badins encore. Un bibliophile a trouvé, sous le parchemin qui recouvrait un vieux livre, le premier feuillet d'une espèce de moralité où figurent comme personnages Farine, Fromage et Tartelette. On ne dit pas où se passait la scène 1.

De ces actions aux farces, le passage était facile; il n'était pas moins nécessaire. Les moralités toutes seules n'eussent pas longtemps captivé l'attention du peuple. Une société d'élite, comme les précieuses de l'hôtel de Rambouillet, peut former un bureau d'esprit, se faire un langage et un plaisir de convention. Les seigneurs et les clercs auraient bien pu se délecter à huis clos des allégories parfumées de Guillaume de Lorris et des érudites méchancetés de Jehan de Meung, mettre tout ce bel esprit en scène et croire que cela les amusait au pis aller, ils auraient eu la satisfaction de s'ennuyer à la mode et de bâiller comme il faut. Mais le théâtre porte avec lui son correctif et sa censure; le peuple n'entend pas tant de malice; il ne rit et ne pleure qu'à bon escient. Les mystères avaient cessé de le faire pleurer; il fallait bien se résoudre à le faire rire. On inventa les farces.

Les farces; analyse de Patelin.

La plus célèbre de toutes est l'excellente pièce intitulée l'Avocat Patelin, attribué d'ordinaire, mais sans aucun fondement, à Pierre Blanchet, né à Poitiers en 1459. Patelin est le véritable chef-d'œuvre du théâtre français au moyen âge. L'intrigue n'est qu'un fil léger; mais elle est nouée avec tant de naturel, conduite avec une si admirable vérité, elle fait passer devant nous des personnages si vivants, si originaux, que cette farce est demeurée l'un des meilleurs. types du vrai comique et de la bonne plaisanterie gauloise. Brueys, qui l'a remise au théâtre après trois siècles, en a fait une œuvre très-amusante, sans atteindre à la vivacité et au naturel de l'original 2. Quelle habile stra

4. O. Leroy, Études sur les Mystères, p. 576.

2. L'auteur moderne s'est efforcé d'introduire dans cette farce l'unité d'action et la vraisemblance de détails d'une véritable comédie. C'était méconnaître le caractère de cette charmante bouffonnerie,

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