Page images
PDF
EPUB

En douleur finir votre vie?

- Nenni da! dit-il, j'aurai mieux :
Madame m'a fait chière lie (visage joyeux):
Ainsi m'ont rapporté mes yeux.

- Croyez-vous savoir sans douter,
Par un seul regard seulement,
Lui dis-je alors, tout son penser?
Eil qui sourit quelquefois ment.
Taisez-vous, me dit-il, vraiment :
Je ne croirai chose qu'on die;
Mais la servirai en tous lieux :
Car de tous biens est enrichie;
Ainsi m'ont rapporté mes yeux. »

Il était impossible d'engager avec plus d'esprit cette longue dispute des sens et de la raison, dont Boileau a ridiculisé les fastidieuses redites.

On pourrait extraire sans beaucoup de peine au moins vingt pièces aussi agréables. Néanmoins en lisant les œuvres de Charles d'Orléans, on est péniblement surpris de voir que l'assassinat de son père, la perte de la femme qu'il avait tant aimée, sa longue captivité, enfin le spectacle des malheurs de la France, n'aient pas arraché à ce poëte au moins un cri de passion profonde. Quoi! pas même la sanglante bataille. d'Azincourt, où il fut fait prisonnier, où périt la fleur de la chevalerie française, pas même la reprise miraculeuse du royaume par la noble pucelle de Vaucouleurs, ne purent interrompre ses douces et monotones protestations d'amour! Charles, prince de France, eut de l'or pour les parents de Jeanne d'Arc; et, poëte, il n'eut pas un hymne pour sa mémoire! Nous pensons qu'il n'en faut pas accuser son cœur mais sa poétique. Charles ne considérait pas la poésie comme l'expression simple et naïve des émotions de l'âme : elle était pour lui un amusement de l'imagination, une espèce de broderie savante qu'on faisait avec l'esprit. Peut-on penser que la tristesse de sa prison de Pomfret, les chagrins de l'éloignement, la joie de la délivrance, le bonheur de revoir le sol natal, n'aient pas chanté dans le cœur du prince une poésie cent fois plus touchante que les ingénieuses combinaisons de ses personnages allégoriques? Mais cette poésie

était toute pour lui seul : il eût craint d'en profaner la pudeur, en l'exposant au grand jour : il n'en connaissait pas le simple et pathétique langage: sa lyre ne résonnait qu'à l'unisson de son esprit. Croirait-on que dans une pièce où il prétend déplorer la mort de sa dame chérie, de l'unique objet de ses chants, il a le triste courage de nous dire qu'ayant joué aux échecs avec Faux-Dangier, en présence d'Amour, Fortune s'est mise traîtreusement du parti de son adversaire et a pris soudainement sa dame: que par conséquent il sera mat s'il ne fait une dame nouvelle, attendu qu'il ne sait pas bien se garder des tours de Fortune! Une fois il essaya de monter à des sujets sérieux. Il composa un poëme intitulé: Complainte de France. Il est difficile d'échouer plus complétement. Après la première strophe où Charles s'exprime en chevalier, il ne parle plus qu'en froid prédicateur. Il révèle les causes des malheurs de la France, qu'il trouve dans l'orgueil, la gloutonie, la paresse, la convoitise et la luxure. Il rassure sa patrie en lui rappelant que Dieu lui a donné l'oriflamme et la sainte ampoule, apportée par ung coulomb, qui est plein de simplesse, qu'enfin elle possède en plus grande quantité que le reste de l'Europe, des reliques de saints. Il lui signale, comme remède à ses maux,de faire chanter et dire mainte messe

Cette pièce nous ramène à la cause de l'infériorité où languissait alors la poésie, et de son inaptitude aux sujets vraiment grands. Cette cause est la même qui enchaînait au moyen âge tout élan de l'intelligence laïque. C'est l'habitude, le préjugé, qui réservait à la société cléricale le domaine. exclusif de la pensée sérieuse. La féodalité du moyen âge et les princes du XIV et du XVe siècle prétendaient trancher toutes les questions par la force des armes. Ils ne soupçonnaient pas d'autre puissance que celle du fer. La parole et surtout la poésie n'étaient à leurs yeux qu'un jeu brillant, complément nécessaire des festins et des tournois. Quant aux affaires de l'âme, à celles qui concernaient le dogme, la philosophie, la conscience, les passions profondes, en un mot la vie morale tout entière, elles étaient enlevées à l'examen du simple fidèle, et livrées entièrement au prêtre. Le laïque n'avait pas besoin de penser: il lui suffisait de croire.

L'Église pensait, discutait, décidait pour lui. L'intelligence séculière, affaiblie par cet état de perpétuelle minorité, retombait dans un vide profond, ou usait son activité sur les combinaisons les plus frivoles. Tresser des paroles, inventer des allégories, saisir et peindre des sentiments à fleur d'âme, telle fut la poésie des laïques les plus ingénieux, dès qu'elle cessa d'être inspirée par l'enthousiasme guerrier. Elle ne sut rien des éternelles destinées de l'homme, de ses aspirations les plus ardentes, de ses plus nobles émotions.

Ce n'est jamais impunément que l'homme abdique les plus saintes facultés de son âme. La poésie féodale commit sur elle-même cette mutilation impie elle en fut punie par l'impuissance.

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

A côté de cette société mondaine et féodale, qui n'employait sa jeune langue qu'à des chants de guerre et d'amour et semblait croire que la parole n'est donnée à l'homme que pour charmer ses heures de loisir, il existait une autre société grave, sévère, composée des plus hautes intelligences, des esprits les plus actifs, les plus influents du moyen âge. Pour elle la parole était l'instrument du pouvoir: c'était elle qui formulait les dogmes, c'est-à-dire l'opinion publique, qui prêchait, qui confessait, qui dirigeait les âmes, c'est-à-dire gouvernait les nations. Elle n'avait point adopté les nouveaux idiomes de l'Europe, trop frêles encore pour ses fortes pensées; enracinée dans le passé, elle en parlait la langue: elle gardait l'idiome impérissable de Rome,

comme une garantie d'immortalité, ou par un vague instinct de domination. Elle conservait pieusement la sainte tradition des lettres antiques, dépôt fatal qui devait un jour faire explosion dans ses mains.

La puissance du clergé au moyen âge était des plus légitimes. Lui seul apportait quelque unité dans le chaos féodal : unité de foi, de mœurs, et jusqu'à un certain point de langage. Considéré d'un point de vue purement profane, le culte catholique fut pour l'Europe ce que les jeux olympiques avaient été pour la Grèce: les conciles furent ses assemblées amphictyoniques. La papauté joua le rôle de l'hégémonie macédonienne : elle lança une seconde fois toute l'Europe contre l'Asie. Malgré ces analogies, une importante différence éclata entre les deux époques : la fédération catholique repose, en principe du moins, sur une idée toute spirituelle. L'Eglise n'est plus l'empire de la force: c'est l'association libre des intelligences. Fidèle à son programme, elle eût atteint du premier pas le but que nous poursuivons encore, l'ordre par la liberté. Elle sut du moins y tendre quelquefois tandis que le monde laïque était livré à tous. les priviléges de la force, à tous les hasards de la naissance, l'Eglise seule admettait le principe de l'élection : l'évêque était choisi par les prêtres, l'abbé par les moines, le pape par le collége des cardinaux. Quelquefois l'élection descendait du supérieur à l'inférieur; mais qu'elle montât ou descendît, c'était toujours l'élection. L'Eglise chrétienne était la société la plus populaire, la plus accessible à tous les talents, à toutes les nobles ambitions. C'était là surtout le principe de sa force, la vraie cause de son incontestable supériorité. Néanmoins cette société avait eu le tort de s'isoler trop complétement de la masse des fidèles. Les laïques assistaient, comme simples spectateurs, au gouvernement de l'Église. Les affaires et les discussions religieuses étaient le domaine privilégié des clercs: même au point de vue littéraire, il résulta de ce divorce un grand mal pour les deux sociétés : l'une demeura plus ignorante, l'autre plus pédantesque. A celle-là manqua l'instruction et l'élan de l'intelligence; à celle-ci le sens pratique et le mouvement de la vie. La séparation

des deux sociétés était au XIIe siècle à peu près consommée. Sans Grégoire VII et le célibat des prêtres, le clergé serait devenu une caste.

Ce fut au moins une classe bien distincte, dont nous devons étudier séparément la physionomie, les travaux, l'influence.

Abbayes normandes.

Les temps carlovingiens avaient légué au moyen âge un grand nombre d'écoles épiscopales, dont les plus célèbres étaient celle de Tours, restaurée par Alcuin, celle de Reims, qui partageait la splendeur du premier siége épiscopal de France, celles du Mans, d'Angers, de Liége. Le xr siècle en vit naître ou refleurir un grand nombre; au pied de chaque cathédrale s'éleva un séminaire. C'est surtout au nord et au centre de la France qu'ils prennent un plus riche développement. Le midi, plus élégant, plus adonné au culte des arts, semble avoir déjà moins de cette patience laborieuse qu'exige l'érudition. Il a plus de cours d'amour que d'écoles célèbres, plus de troubadours que de théologiens.

La Normandie est le principal foyer de la science latine. Les enfants des pirates scandinaves qui un siècle auparavant portaient dans toute la Gaule franque la dévastation et l'effroi, sont, dès le xr siècle, les propagateurs les plus zélés de la civilisation. Ils ne savent plus la langue de leurs pères : ils ont oublié leur sanglante religion, et apportent au service du christianisme toute l'ardeur, toute l'énergie d'un jeune peuple. Guillaume le Conquérant, qui mérita le nom de Grand Bátisseur, avait multiplié les écoles en multipliant les églises et les monastères. La Normandie comptait avec orgueil, outre les écoles de Rouen, celles de Caen, de Fontenelle, de Lisieux, de Fécamp, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer ici.

Souvent c'était loin des villes, dans les solitudes profondes, au sein d'épaisses forêts que s'ouvrait l'asile de la prière et de l'étude. Dans une presqu'île de la Seine, entourée de prairies, d'ombrage et de silence, s'élevait la fameuse abbaye de Jumiége. L'abbaye du Bec, plus célèbre

« PreviousContinue »