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chansons provençales, on y trouve un mélange aimable d'esprit et de sensibilité. C'est déjà quelque chose de Chaulieu :

Mes chants sons tous pleins d'ire et de doulour;

Et je ne sais si je chante ou je plour.

Il a vu sa maîtresse en songe et souhaite de prolonger son bonheur :

Aucune fois je l'ai vue

En songe tout à loisir....
Lors je pleurois tendrement.
Oh! je voudrois en dormant
Ecouler ainsi ma vie !

Moult me sus bien éprendre et allumer
A son accueil, à son naissant sourire.
Qui l'entendroit si doucement parler
Sans de son cœur penser être le sire?
Par Dieu! Amour, je puis bien vous le dire,
Il vous fait bon servir et honorer,

Mais aisément on peut s'y trop fier.

Pour un disciple des troubadours, Thibaut secoue bien rudement la chaîne du lieu commun. Il condamne toutes ces descriptions du printemps si chères à nos anciens poëtes:

Fleur ni feuille ne vant rien en chantant,

dit-il. Il raille agréablement les exagérations qu'il avait imitées, ces éternelles menaces de mourir d'amour. Il laisse paraître à la dérobée ce certain bon sens champenois, qui tient si bien le milieu entre la naïveté et la malice:

Madame, je vous le demande,
Pensez-vous ne soit pêché
D'occire son vrai amant?
Oil voir; bien le sachiez
S'il vous plaît, ne m'occiez;
Car, je vous le dis vraiment,
Quoique l'amour soit tourment,
Si vous m'aimez mieux vivant,
Je n'en serai point fâché.

Le roi de Navarre resta en effet vivant et bon vivant, gras et replet en réalité; malade d'amour seulement par métaphore. C'est ainsi qu'il se peint lui-même dans les tensons,

où avec ses nobles mais joyeux compères, Philippe de Nanteuil, Guillaume de Viviers, Baudoin de Reims et autres, il traite des problèmes d'une morale assez scabreuse. Puis tout à coup voilà Thibaut converti. Il déclame longuement contre la corruption du monde. Le diable, dit-il, a jeté quatre hameçons luxure, convoitise, orgueil et félonie: et Dieu sait si le maraud a fait bonne pêche. Pour notre poëte, il ne veut plus d'autre dame que la vierge Marie. C'est elle qu'il chante désormais! il paraphrase chacune des cinq lettres de son nom sacré, et y trouve des merveilles de mérites et de gloire. Enfin le roi de Navarre prêche en vers la croisade il fait mieux, il y part, et revient mourir dans sa Champagne à l'âge de cinquante-deux ans. Est-ce une erreur du copiste dans le classement des pièces? Je ne sais; mais quelques vers d'amour placés après les chansons dévotes feraient craindre que le bon roi n'ait mordu encore par récidive au moins à l'un des quatre hameçons.

On est étonné des progrès que l'esprit français a déjà accomplis dans cet écrivain. Chez lui le bon sens n'est pas seulement naïf, il va quelquefois jusqu'à la délicatesse de la pensée; il s'élève jusqu'aux idées générales et les exprime avec une justesse surprenante. Les exemples de ces qualités sont rares encore, je l'avoue; en voici un qui en vaut bien quelques autres :

Je ne dis pas que nul aime follement :
Car le plus fol en fait mieux à priser....
De bien aimer ne peut nul enseigner,
Hormis le cœur, qui donne le talent:
Qui plus aima de fin cœur, loyaument

Cil en sait plus........ et moins s'en sait aider.

Ces vers, écrits au XIIIe siècle, semblaient annoncer à l'avenir l'essor rapide de la poésie française en les lisant on croit toucher déjà à Marot, à Régnier. Il n'en fut pourtant rien. Une force de résistance invincible arrêta deux siècles encore ce premier élan. Les malheurs de la France, l'invasion des Anglais, l'incapacité des gouvernements, semblent n'expliquer que trop bien ce temps d'arrêt dans l'évolution de la pensée. Toutefois il faut y joindre une autre cause plus

intime et plus décisive encore. L'étude d'un aimable poëte qui termine la période du moyen âge va nous la révéler. Nous voulons parler de Charles d'Orléans'.

Nous devrions d'abord faire mention de Froissart, comme auteur de ballades, de rondeaux, de virelais, s'il ne s'était fait lui-même une meilleure part dans l'histoire littéraire, et si nous n'avions à le retrouver au premier rang parmi nos chroniqueurs. D'ailleurs il ne faut pas que le nom de Froissart nous fasse illusion, et nous séduise au point de reverser sur le poëte la reconnaissance que nous devons au narrateur. Froissart est un conteur charmant, même en vers; rien de plus spirituel que le dit du florin, conversation piquante entre l'auteur et une pièce de monnaie solitaire, qui par hasard est restée dans sa bourse; rien de plus amusant que le dialogue entre le cheval qui porte le poëte dans ses aventureuses excursions et le fidèle lévrier qui le suit; mais les chansons et poésies lyriques de cet écrivain nous semblent dépourvues de tout mérite on y trouve ou le vide parfait, ou la recherche la plus fatigante. Il n'est jamais plus heureux que quand, à l'aide d'une longue allégorie, intitulée l'Horloge d'amour, il compare pièce à pièce le cœur de l'homme à une pendule. Chaque passion correspond à une partie de la machine: le désir est le grand ressort, la beauté sert de contre-poids, etc. Froissart n'a pas même le sentiment de l'harmonie rien de plus mal phrasé que ses vers lyriques; il croit atteindre la perfection sous ce rapport en se créant de puériles difficultés, comme, par exemple, celle de commencer chaque vers par le mot final du vers précédent. Mais c'est assez de critiques: réservons au charmant chroniqueur toute la gloire qui lui appartient. Ses défauts, comme poëte lyrique, ne sont pour la plupart que ceux de son époque. Nous allons les étudier sous une forme plus agréable, dans les élégantes poésies du fils de Valentine de Milan.

4. Petit-fils de Charles V, et père de Louis XII; né en 1391, mort en 1465. On a de lui cent cinquante-deux ballades, sept complaintes, cent trente et une chansons et quatre cent deux rondels. - Editions: Chalvet, à Grenoble, 1803, Guichard, à Paris, 1842, 4 vol. in-12; Aimé Champollion-Figeac, à Paris, 4842, 4 vol. in-12.

Ici ce n'est point le sentiment de la mélodie qui fait défaut. Jamais homme ne fut doué peut-être à un plus haut degré de l'instinct naturel du rhythme. L'harmonie des poëmes de Charles d'Orléans n'est pas seulement celle des mots, mais celle des proportions dans le développement de la pensée. Chacune de ses pièces est un tout, un ensemble, des plus frêles, sans doute, mais parfaitement organisé, qui s'épanouit régulièrement, gracieusement, autour d'une idée, d'un refrain, comme une plante autour de sa fibre centrale. On peut citer de lui, non plus seulement des vers isolés, des expressions heureuses, d'ingénieux couplets, comme dans les chansons de Thibaut, mais des pièces entières, qui forment une charmante unité. Pour la première fois, la poésie française atteint la beauté de la forme, et produit enfin une œuvre d'art. C'est qu'un premier rayon de la Renaissance dorait déjà de loin les sommités de la cour. L'influence de l'Italie y faisait germer un goût prématuré d'élégance et de grâce.

N'exagérons pas toutefois le mérite de Charles d'Orléans. Il n'est que le dernier et le plus parfait interprète de ce lyrisme du moyen âge, qui au XIVe siècle se mourait de maigreur et d'inanition. On peut dire de ses œuvres, avec le poëte latin, que l'art y surpasse de beaucoup la matière, materiam superabat opus. Il a peu d'inspiration, encore moins de pensée. Toute sa poésie n'est que l'écho harmonieux du Roman de la Rose. Il touche la lyre, comme Guillaume de Lorris avait traité l'épopée l'un et l'autre chantent les mêmes héros; tous deux s'occupent beaucoup de Bel-Accueil, de Bon-Espoir, de Doux-Souvenir, personnages fort peu vivants, malgré tous leurs galants exploits; et si Charles met plus de grâce dans ses vers, il n'a guère plus de passion. Son cœur est un chastel qu'assiége FauxDangier, Déplaisir le guerroie, Espérance le soutient. Il envoie un message au manoir de Joie, pour le recommander à Plaisir. Il ne lui reste plus guère qu'à s'embarquer sur le fleuve du Tendre, en compagnie du sieur de Scudéri. Tout cela est pourtant moins froid dans Charles d'Orléans qu'on ne serait tenté de le croire. D'abord chaque pièce

est très-courte l'allégorie n'a pas le temps de produire tous ses effets naturels : elle sourit sans ennuyer; ensuite le poëte s'attache lui-même de si bonne foi à son idée, quelque mince qu'elle soit, que son intérêt a quelque chose de sympathique. On sent qu'il s'affectionne à ce qu'il vous dit: il est amoureux de sa pensée, autant au moins que de sa dame.

Nous ne nous refuserons pas le plaisir de transcrire ici quelques-unes de ces pièces charmantes, jolies bluettes, qui pèchent par excès d'élégance au sein d'un âge encore barbare.

CHANSON.

Rafraîchissez le chastel de mon cœur,
D'aucuns vivres de joyeuse plaisance;
Car Faux-Dangier, avec son alliance,
L'a assiégé dans la tour de douleur.
Si ne voulez le siége sans longueur
Tantôt lever, ou rompre par puissance,
Rafraîchissez le chastel de mon cœur
D'aucuns vivres de joyeuse plaisance.

Ne souffrez pas que Dangier soit seigneur
En conquêtant sous son obéissance
Ce que tenez en votre gouvernance.
Avancez-vous et gardez votre honneur;
Rafraîchissez le chastel de mon cœur.

BALLADE.

N'a pas longtemps qu'allai parler
A mon cœur tout secrètement,
Et lui conseillai de s'ôter

Hors de l'amoureux pensement;
Mais il me dit, bien hardiment :
« Ne m'en parlez plus, je vous prie;
J'aimerai toujours, si m'aid Dieu !
Car j'ai la plus belle choisie:
Ainsi m'ont rapporté mes yeux. »>

Lors dit : « Veuillez me pardonner :
Car je vous jure par serment
Que conseil je vous crois donner,
A mon pouvoir, très-loyaument :
Voulez-vous sans allégement

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