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hasard ce qu'il trouvait sur sa route, et provoquant ainsi de bons et francs éclats de rire. Aucun genre de composition ne montre avec plus d'avantage le talent de nos trouvères. L'art de conter y est poussé bien plus loin que dans les grandes épopées. Le fabliau, étant beaucoup plus court, se laisse saisir et embrasser facilement par le poëte. Toutes ses parties se coordonnent suivant une juste proportion; toutes vont droit et rapidement au but. L'esprit national, plus sensé qu'enthousiaste, plus railleur que poétique, se trouve à son aise et comme chez lui dans ces contes familiers. Il y déploie déjà ses qualités les plus excellentes.

Le fabliau, si français par son caractère et par la perfection de sa forme, avait pourtant les origines les plus lointaines. Un grand nombre de sujets traités par nos vieux poëtes se retrouvent chez les Arabes, les Persans, jusque dans l'Inde et dans la Chine. Ces contes, naïfs et moqueurs, ressemblent à une rieuse troupe de bohémiens venus on ne sait d'où, peut-être du fond de l'Orient, qui parcourent l'Europe en chantant et se multiplient au hasard sur la route. Nous citerons un seul exemple de cette destinée voyageuse du fabliau. Un Indien, nommé Sindbad, qui vivait environ un siècle avant l'ère chrétienne, écrivit un recueil de contes intitulé le Livre des sept conseillers, du précepteur et de la mère du roi, c'est un ouvrage dans le genre des Mille et une Nuits, un enchaînement d'historiettes mises dans la bouche, tantôt de la femme du roi, qui veut perdre un jeune prince, tantôt des sept conseillers ou sages qui veulent le sauver. L'original indien a été successivement traduit en persan, en arabe, en hébreu, en syriaque et en grec. Au XII siècle, un moine français le mit en latin, sous le titre bizarre de Dolopathos ou Roman des sept sages. Nos trouvères le découpèrent en fabliaux versifiés, un clerc le traduisit en prose. Il passa ensuite en allemand, en italien, en espagnol. Les novellieri italiens, Boccace entre autres, en tirèrent plusieurs contes et en imitèrent le cadre; enfin Molière y prit George Dandin 1.

1. M. Ampère a fait, dans son cours de 1839, au Collège de France, une savante et curieuse étude sur les origines de nos fabliaux. On en trouve l'a

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Nulle part le fabliau ne fut ni mieux reditni mieux écouté qu'en France. Il trouvait un égal accueil dans les châteaux. et dans les chaumières.

Les rois, les princes, les courteurs (courtisans),
Comtes, barons et vavasseurs

Aiment contes, chansons et fables

Et bons dits qui sont délitables;
Car ils ôtent le noir penser;

Deuil et ennui font oublier'.

De son côté, le commun populaire goûtait ces récits humbles et malins comme lui, où il retrouvait sa vie de chaque jour, les vices et les travers de ses maîtres comme de ses égaux. Souvent au foyer des compères de la nouvelle commune, venait s'asseoir quelque bon vieux jongleur. Là, tandis que se choquaient les hanaps remplis de vin de Brie, il répétait d'un ton narquois quelques-uns de ces jolis contes qu'il contait si bien. Il disait du prud'homme qui rescolt son compère de noyer, ou du vilain qui gagna paradis en plaidant, parfois encore du chevalier vantard et poltron, vaincu sans combat par la lance d'une femme, ou du provoire (prêtre) gourmand qui mangea des múres et resta pendu au mûrier. Pour peu que le vin fût passable, le fabliau devenait plus méchant. C'étaient les représailles du bon sens contre le pouvoir c'était la satire populaire. La chanson a toujours été en France le contre-poids naturel du despotisme : le moyen âge déjà était une aristocratie tempérée par des fabliaux. On comprend sans peine que de pareils récits soient pour nous aujourd'hui du plus haut intérêt. Ce sont de précieux tableaux de mœurs qui nous font connaître la vie journalière et bourgeoise du moyen âge, comme les poëmes chevaleresques nous en révèlent le côté héroïque.

Le trouvère Butebeuf.

Quoique les fabliaux soient essentiellement une œuvre anonyme que personne n'a inventée et que tout le monde

nalyse dans le Journal général de l'Instruction publique. On peut consulter aussi Barbazan et Méon, préface du Recueil de Fabliaux, et les notes des Fabliaux de Legrand d'Aussy.

4. Denis Pyram, jongleur anglo-normand.

répète, nous connaissons les noms d'un grand nombre de trouvères qui les ont versifiés. L'un des plus hardis et des plus habiles, celui dont la vie et la personne peuvent nous servir de type, et nous en représenter beaucoup d'autres, est Rutebeuf, contemporain de saint Louis. Vilain d'origine, clerc par le savoir, laïque par l'habit, quand il en avait un, pauvre existence vagabonde, pour qui la société n'avait pas encore de place, c'est au roi, c'est au seigneur qu'il demande le pain de chaque jour; mais le roi, mais les grands ont bien autre chose en tête que le pauvre Rutebeuf, et, s'il vit de leurs générosités, il est exposé à mourir de leur oubli. Le pis est qu'il ne mourra pas seul; le pauvre poëte a eu le tort de croire encore qu'il était homme, et il a fait l'imprudence d'avoir une femme, des enfants. Il est sans cotte, sans vivres, sans lit, toussant de froid, baillant de faim. Il n'est si pauvre que lui de Paris à Senlis; depuis la ruine de Troie on n'en a pas vu de si complète que la sienne. Pour comble de malheur, il perd l'œil droit, son bon cil! Le propriétaire réclame les termes échus, misère toute moderne pour la poésie; et la nourrice du petit enfançon veut de l'argent, sans quoi elle le renverra braire à la chambrette paternelle. Peut-être Rutebeuf charge-t-il un peu la peinture de sa pauvreté, moins pour la rendre touchante que pour lui donner une nuance comique. Car s'il veut obtenir quelque chose de ses riches protecteurs, il s'agit moins de les attendrir que de les amuser.

Au milieu de sa détresse sa verve ne l'abandonne pas. Il trouve des traits sanglants contre les prélats, les papelards et les béguins. Il sait que le roi les protége: n'importe. Il aime mieux perdre la protection du roi qu'une malice: Chanoines séculiers mènent très-bonne vie : Il y en a de tels qui ont grand seigneurie, Qui font peu pour ami et assez pour amie. Les blanches et les grises et les noires nonnains Vont souvent pèlerines aux saintes et aux saints; Si Dieu leur en sait gré, je n'en suis pas certain : S'elles étaient bien sages, elles allassent moins.

Puis il vous contera de mordants fabliaux comme le Testament de l'ane, qui, grâce à un legs prudent, va reposer en

terre sainte avec l'approbation de monseigneur l'évêque ; ou le Moine sacristain, qui s'enfuit avec la femme d'un chevalier et dont la réputation est sauvée, grâce à l'intervention de madame la sainte Vierge, ou d'autres moins édifiants encore dont nous ne pouvons même donner ici l'idée. Il faut bien se garder toutefois de faire de Rutebeuf et de ses compères, Guérin, Baudouin, Jean de Condé, Jean de Boves et autres, des ennemis systématiques de la religion ou même du clergé. Une partie de leurs œuvres sont des poésies dévotes; leurs bons mots contre les provoires ne sont pas l'indice d'une conjuration contre l'Église; ce n'est que gaieté d'esprit, verve de bon sens, qui frappe l'abus non comme injuste, mais comme bouffon. Ils jetaient la satire à pleines mains sur la grande route: par malheur, le clergé passait.

Le roman du Benard.

Les fabliaux sont au moyen âge la forme la plus fréquente de la satire, mais ils ne sont pas tous satiriques. Ce sont avant tout des contes amusants, quelquefois touchants, souvent même dévots. La satire n'avait pas alors de forme distincte et propre à elle seule, comme du temps d'Horace et de Juvénal. Elle se montrait partout et ne s'enfermait nulle part. Sirventois, fabliaux, chansons de geste, sermons, cérémonies religieuses, architecture même, tout lui était bon. Au milieu des hymnes sacrées se mêlaient des chants profanes, d'indécentes parodies. Sur ces hardis et sublimes édifices, qui semblent porter jusqu'au ciel l'hommage de la prière, la satire avait réservé sa place; on y voit avec étonnement mille sculptures bizarres, des moines qui se livrent à tous les vices, des prêtres à tête de renard placés dans des chaires et environnés d'un auditoire de poules et d'oisons. Vis-à-vis la chaire de la cathédrale de Strasbourg, un des chapiteaux de la nef représentait un âne disant la messe, d'autres animaux la servaient. Les francs-maçons étaient poëtes aussi, et poëtes satiriques, L'architecture fut au moyen âge le plus vivant de tous les arts: c'est elle qui manifesta les premiers symptômes de l'esprit d'indépendance.

La poésie ne fit probablement que la suivre, lorsque dans l'épopée burlesque du Renard', ce long fabliau ou plutôt cet apologue sans fin que redisent incessamment pendant deux siècles toutes les nations de l'Europe, elle éveilla pour ainsi dire de leurs corniches de pierre tous ces animaux allégoriques, et les fit vivre ensemble dans mille plaisantes aventures. Le renard, le loup, le lion, l'âne y devinrent une vivante image, une satire complète et piquante de toute la société humaine et surtout des nobles et du clergé. Les branches du Renard se multiplièrent à l'infini. Au vieux roman de Goupil le Renard (vulpes, Reginard) déjà composé en 1236, se joignirent le Couronnement du Renard, et Renard le nouvel, et Renard contrefait, puis Renard le Bestourné. La collection complète formerait plus de quatre-vingt mille vers. Une pareille célébrité permet de considérer cet ouvrage comme l'expression d'un sentiment public, et appelle toute l'attention de la critique.

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La tendance générale de ce poëme, c'est la négation de l'esprit chevaleresque, principe vital du moyen âge: c'est la ruse triomphant partout du droit et de la force. Et qu'on ne s'attende pas à voir cette ruse ou honnie, ou moquée. Non les exploits de Renard provoquent partout un sourire d'approbation. On admire la fécondité de son génie; on suit avec intérêt les aventures scabreuses de ce truand mangeur de poules; on le voit traverser toute la société féodale, sans jeter sur elle ni ridicule ni malédiction; il se contente de la confisquer à son profit. Justice seigneuriale, combats en champ clos, siéges de châteaux forts, batailles, hommages liges, monastères, pèlerinages, tout passe sous nos yeux sans autre dérision que le travestissement des personnages et l'éternel succès des intrigues de Renard, tour à tour jongleur, pèlerin, mire (médecin), chevalier, empereur, et toujours fripon. Il vieillit paisible et honoré dans son château de Maupertuis sa mort même est une ruse.

Ainsi se manifestait, même dans la période la plus florissante du moyen âge, le principe de négation qui devait le

1. Roman du Renard, par Méon, 1826, 4 vol. in-8. Il faut y joindre l'indispensable Supplément de M. Chabaille, 1835, 1 vol. in-8.

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