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prince macédonien. Les vaincus ont voulu s'approprier le conquérant. On retrouve l'imagination des Arabes dans cet exploit singulier d'Alexandre, qui, curieux de savoir ce qui se passe dans les abîmes de la mer, y descend sous une cloche de verre, et, désirant aussi sonder les régions célestes, s'élève dans les airs sur un char traîné par des griffons. C'est ainsi que le cri de guerre des soldats macédoniens, après avoir ébranlé les solitudes de l'Orient, en revenait après quatorze siècles comme un écho lointain et merveilleux.

C'est principalement dans l'histoire du faux Callisthène, traduite en latin, que nos poëtes ont puisé les aventures d'Alexandre. On compte jusqu'à onze trouvères qui ont traité ce sujet. Les premiers et les plus célèbres sont Lambert li Cors ou le Court, de Châteaudun, et Alexandre de Paris, qui, bien que né à Bernay, doit son surnom au long séjour qu'il fit dans la capitale. Un seul et même poëme porte à la fois ces deux noms; il est de l'année 11841. Les deux auteurs travaillèrent-ils ensemble ou composèrent-ils deux branches successives, c'est ce qu'il est difficile de décider. Rien dans l'ouvrage ne distingue ce qui revient à chaque poëte. Une autre partie du poëme a pour auteur Thomas de Kent, qui vivait dans les premières années du XIVe siècle. Une particularité qui distingue son ouvrage, c'est la liaison des souvenirs d'Arthur avec ceux d'Alexandre. Le roi breton avait été jusqu'au fond de l'Orient et y avait placé deux statues d'or, espèces de colonnes d'Hercule :

Quand Arthur et les Brets vinrent en Orient,

Qu'ils eurent tant marché qu'ils ne purent avant, Deux images d'or firent, qui furent de l'or grand, En tel lieu les posèrent que sont bien apparents. Alexandre va à la recherche de ces statues; il les découvre, et, voulant aller au delà, malgré les conseils de Porus, il perd une partie de son armée, et n'échappe lui-même qu'à travers mille dangers. Témoignage significatif des regrets et

4. Le vers de douze syllabes y est employé avec une telle supériorité, qu'il en a reçu et gardé le nom d'alexandrin.

2. Lui-même a signé son ouvrage:

D'un bon livre latin fis ce translatement.

Qui mon nom demande, Thomas ai nom de Kent.

de l'admiration de l'épopée pour le grand nom national d'Arthur! Entraînée loin de lui par le goût public, elle ne peut le quitter sans abaisser devant sa gloire le nouveau héros qu'elle célèbre.

Du reste, nos trouvères mettent peu de bornes à leur admiration pour Alexandre. Non contents de lui avoir fait faire une course en Italie et donné Rome pour conquête, comme prélude de son expédition en Perse, ils le conduisent, sur les traces du faux Callisthène, jusqu'au plus haut des airs, où il entend le langage des oiseaux et reçoit leur hommage. Après cette expédition aérienne, dans laquelle il avait été précédé, au dire d'un ancien auteur arabe ', par Nimrod, l'auteur de la Tour de Babel, Alexandre redescend, contraint par l'excès de la chaleur, et se résout à pénétrer dans les abîmes de l'Océan. La terre ne lui offre pas moins de merveilles à admirer. Il rencontre un pays où les femmes, enterrées durant l'hiver, renaissent au printemps, comme les fleurs, avec une beauté nouvelle :

Mais quand l'été revient, et le beau temps s'épure,
En guise de fleur blanche reviennent à nature.

Quelque puériles que ces fictions puissent nous paraître, elles révèlent un noble effort de l'imagination pour atteindre à l'idéal de la puissance et de la grandeur. Elles constatent en même temps les premiers rapports de l'Occident avec l'Orient, au sortir de l'isolement des temps barbares. Le premier regard qu'échangent ces deux mondes est plein d'étonnement et de naïve admiration.

Ce qui n'est point oriental dans les poëmes d'Alexandre, c'est la peinture des mœurs et des sentiments chevaleresques. Par une étonnante puissance d'anachronisme, ces ouvrages sont remplis de tournois, de féeries, d'allusions à Louis VII et à Philippe Auguste. Alexandre est fait chevalier, il porte l'oriflamme, il a un gonfalonier et douze pairs. Enfin, le sentiment de l'honneur y est porté à un tel degré, que les douze pairs d'Alexandre refusent l'un après l'autre de quitter le lieu du combat pour aller chercher du secours.

4. D'Herbelot, Bibliothèque orientale, au mot Nimrod.

Cette physionomie romanesque du roi macédonien, ces sentiments pleins d'un enthousiasme exagéré et d'une héroïque folie, ont survécu à nos trouvères et jeté quelques reflets jusque sur le héros de la seconde tragédie de Racine'.

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FABLIAUX. LE TROUVÈRE RUTEBEUF. - LE ROMAN DU RENARD.

Règne de l'allégorie et du poëme didactique.

L'épopée du moyen âge recélait dans son sein, même dès ses plus beaux jours, un germe qui devait l'étouffer. Nous avons vu les clercs, les lettrés se substituer peu à peu aux chanteurs, qu'ils dépréciaient. A leur suite s'introduisaient l'érudition et le bel esprit : la prédilection pour les sujets antiques était déjà un symptôme. Cette transformation qui semblait promettre au moyen âge la renaissance de l'antiquité, était sans doute, au point de vue des progrès de la civilisation, une heureuse nécessité. Elle n'en fut pas moins mortelle pour l'inspiration épique.

Le clergé contribua plus que personne à cette décadence de l'épopée. Moins ignorant que le reste du peuple, il était aussi moins naïf. Elevé au bruit des discussions scolastiques, nourri dans les pieuses abstractions du dogme, il substitua facilement la métaphysique à la poésie, la science à l'émotion. Nous avons déjà vu maître Wace, clerc de Caen, clerc lisant, comme il s'appelle lui-même et prêtre au diocèse de Coutances, changer dès le XIIe siècle l'épopée en histoire, rimer le Brut d'Angleterre et le Roman du Rou. Avant lui, Geoffroi Gaimar avait traité le même sujet. Ces trouvères

1. J. J. Ampère, Histoire de la formation de la langue française, préface.

Le sont guère que des traducteurs, des compilateurs de chroniques latines et galloises. Vers la même époque l'histoire naturelle commence à usurper les honneurs de la rime. Philippe de Than, neveu d'un chapelain de Caen, écrivit en vers un traité sur les animaux, sous le titre de Bestiarius, et un traité de chronologie pratique qu'il intitule Liber de creaturis. L'auteur y traite des jours de la semaine, des mois solaires et lunaires, des phases de la lune, des éclipses, des signes du zodiaque. Il cite souvent Pline, Ovide, Macrobe, saint Augustin. Ce serait un poëme didactique, si ce n'était plutôt encore un almanach rimé. Guillaume, un clerc qui fut Normand, et l'un des trouvères du cycle d'Arthur, fit concurrence à Philippe de Than, par son Bestiaire divin qu'il écrivit sous Philippe Auguste. Son livre n'a de divin, que le titre. Bientôt vinrent les poëmes moraux : le chanoine anglais Simon du Fresne rédigea un poëme français sur l'Inconstance de la Fortune. C'est une traduction libre du livre de la Consolation, de Boèce. Pierre d'Abernon traduisit aussi en vers le Secreta secretorum, qu'on attribuait à Aristote. Ce sont des leçons de politique et de morale que le Stagirite était censé adresser à Alexandre, et qu'il termine, dans le poëme français, par une démonstration de la nécessité de la foi en Jésus-Christ pour obtenir le bonheur éternel. Enfin arrivent les poëmes sur la chasse, sur la pêche, comme au temps d'Oppien, comme à la décadence de la poésie grecque; et, ce qui n'est point grec, mais normand, une traduction en vers des Institutes de Justinien, à l'usage des écoliers de Caen qui n'entendaient pas bien le latin.

Et quand aux écoles viendront,
Du latin que ils n'entendront,
S'iront au français conseiller.

Nous voilà bien loin de l'épopée, bien loin de la glorieuse défaite de Ronchevals et de la fontaine enchantée de Messire Ivain. Les degrés de la décadence ont été nombreux, quelques-uns même offraient encore de nobles inspirations poétiques. Nous avons vu l'influence ecclésiastique se manifester déjà dans les romans du Saint-Graal, et purifier le cycle d'Arthur en le refroidissant. Sous la même influence,

des clercs ou même des jongleurs pénitents font en vers des vies de saints, de pieuses légendes, comme le vieux Corneille traduisait l'Imitation. L'un d'eux, Denis Pyram, nous rend compte lui-même avec naïveté des motifs de sa conversion.

J'ai moult usé, comme péchère,

Ma vie en trop folle manière;
Et bien trop j'ai usé ma vie
Et en péché et en folie;

Quand cour hantai et les courtois,

Si, fesais-je des sirvantois,

Chansonnettes, rimes, saluts,

Entre les drues et les drus (les amantes et les amants).

Ce me fit faire l'ennemy (le diable);

Si, me tient ord et mal bailly (souillé et en mauvais état).

Les jours jolis de ma jeunesse

S'en vont, j'arrive à la vieillesse,

Il est bien temps que me repente.

Et le voilà qui, pour faire pénitence, nous raconte la vie et les miracles de saint Edmond, roi d'Angleterre.

Un autre nous fait voyager, avec saint Brandan, au paradis terrestre. C'est une espèce d'Odyssée pieuse, semée d'aventures, de prodiges, de monstres marins et volants. L'idée en est poétique, et plusieurs détails répondent assez bien à l'idée. Le pieux trouvère a eu de plus le mérite, trèsrare à l'époque où il vivait, de renfermer tout cela dans un poëme de huit cent trente-quatre vers. D'autres, mieux inspirés encore, nous conduisent au purgatoire avec saint Patrick, ou à l'enfer avec saint Pol, et nous font pressentir, à travers leurs informes ébauches, la grande et sublime épopée de Dante.

Jamais la poésie ne rencontra un sujet plus heureux, plus élevé, plus pur que le culte de la Vierge Mère, que cet idéal qui réunit les traits les plus divers et les plus divins de la femme. Cette touchante croyance n'avait pas peu contribué sans doute à répandre quelque chose de religieux sur la poésie chevaleresque. A son tour, le culte de Marie emprunta à cette poésie moderne quelque chose de son exaltation passionnée. La mère du Christ devint Notre-Dame, la dame universelle, comme dit une vieille légende. Dieu changea de

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