Page images
PDF
EPUB

Spentley lui donna sa bourse.

Et dans huit jours je dois payer au consulat deux cents livres que je ne sais où trouver.

Vous les aurez à Varna, dit Spentley.

Ils se mirent en marche. Quand ils furent arrivés à la porte de l'enclos: Attendez-moi, dit Kelner. Il vint réveiller Stéphanaki. Quelques mots et quelques pièces d'or firent disparaître le domestique. William s'avança, suivi de Kennedy. Quand il fut devant la maisonnette: - Demeurez là, dit-il à son domestique; ne bougez pas, quoi qu'il arrive, et ne laissez entrer personne, personne, entendez-vous? - Il pénétra alors résolûment dans la chambre, et ferma le verrou; il poussa aussi celui de la porte qui donnait accès dans l'autre pièce; puis il éloigna d'Antonia son sabre et son revol ver, qu'elle avait déposés près d'elle.

Antonia dormait, à demi vêtue et vivement éclairée par un reste de flamme qui brillait dans la cheminée. William, debout, la contempla un instant. Il se penchait vers elle, quand elle se réveilla en sursaut et se leva brusquement. Étonnée d'abord, elle porta les yeux sur William, et vit son visage égaré, que la braise teignait d'une lueur rouge. Elle se précipita vers la porte en criant: - Kelner! Stephan! D'un bras il l'arrêta, de l'autre il l'étreignit. Les Bulgares qui se trouvaient dans la pièce voisine se pressaient contre la porte, mais sans chercher à l'ouvrir, convaincus qu'il faut toujours laisser les étrangers faire leurs affaires entre eux. Presque aussitôt un grand bruit se fit au dehors. Des gens arrivaient précipitamment. Kennedy voulut défendre l'approche de la maison. Un coup de feu retentit, puis la porte, secouée d'un bras vigoureux, s'abattit en emportant un pan de mur, et Nourak of parut sur le seuil, son revolver à la main.

Antonia épuisée s'était évanouie.

Monsieur, dit Nourakof, vous faites crier violemment les dames, et vous m'avez forcé à tuer votre sentinelle. J'attends que vous vous expliquiez.

-Quand il vous plaira, répondit William, qui avait repris son sang-froid.

Ils sortirent, entourés des personnes qui étaient survenues. La petite troupe fut bientôt sur pied. On s'entretint de l'événement de la nuit; mais il fallait avant tout terminer l'expédition commencée contre les bandits, et chacun se remit en selle. L'aube n'était pas venue, et l'on ne distinguait pas encore un fil blanc d'un fil noir, quand Giret donna le signal du départ. Antonia, brisée par les émotions de cette nuit, resta à Cadikeuï. Kelner demeura avec elle, se chargeant de la reconduire dans la journée à Varna, et aussi de faire porter en ville le corps de Kennedy.

[ocr errors]

VIII.

On cerna la forêt où les bandits s'étaient réfugiés. Des paysans des villages voisins, mis en réquisition par les gens de la police turque, étaient venus renforcer la petite armée : elle se partagea en quatre colonnes, qui pénétrèrent dans la forêt par des côtés différens, de façon à se réunir au centre. Je n'entrerai pas dans les détails de l'escarmouche qui eut lieu. Les bandits firent une trouée dans les rangs de leurs ennemis et s'échappèrent en se dispersant. Une dizaine d'hommes restèrent de chaque côté sur le terrain. A dix heures, Giret et les siens étaient maîtres du champ de bataille, et les détachemens, arrivant de côtés divers, débouchaient l'un après l'autre dans une clairière qui occupait le milieu de la forêt. C'était un vaste terrain inégalement incliné et environné de vieux chênes. Au bas de la pente étaient placées symétriquement deux fontaines, construites sur le modèle uniforme que le sultan Mahmoud a introduit dans toutes les campagnes de la Turquie. Une pierre creusée, longue et étroite, reçoit l'eau qui coule par plusieurs ouvertures d'un massif de maçonnerie. Cette auge est divisée en compartimens, de telle façon que les fidèles qui viennent y faire ensemble leurs ablutions aient chacun sa place réservée. Des versets du Coran sont gravés sur le massif. Sur l'une des deux fontaines était écrit :

« N'as-tu pas vu comment Dieu fait tomber du ciel l'eau, et la conduit aux sources cachées des entrailles de la terre?

« O croyans! quand vous vous disposez à faire la prière, lavez-vous le visage et les mains jusqu'au coude; essuyez-vous la tête et les pieds jusqu'au talon. »

L'inscription plus longue de la seconde fontaine contenait le tableau du paradis de Mahomet :

« Les fidèles serviteurs de Dieu

«Habiteront le jardin des délices,

«Se reposant sur des siéges ornés d'or et de pierreries,

« Accoudés et placés en face les uns des autres.

« Autour d'eux circuleront des jeunes gens éternellement jeunes,

« Avec des gobelets, des aiguières et des coupes remplies d'une boisson limpide,

« Dont ils n'éprouveront ni maux de tête ni étourdissemens,

« Avec des fruits qu'ils choisiront à leur goût,

« Et de la chair de ces oiseaux qu'ils aiment tant.

«Ils auront des vierges au regard modeste, aux grands yeux noirs, et semblables par leur teint aux œufs d'autruche que rien n'a ternis. »

La prairie où la colonne expéditionnaire fit halte prit bientôt une vague ressemblance avec le jardin décrit par les versets de la fontaine, sauf pourtant la présence des vierges au teint d'œufs d'autruche, et avec cette différence qu'infidèles et croyans s'y trouvaient pêle-mêle. Les bachi-bozouks de Swison dans leurs costumes bigarrés, les gens des villages portant en bandoulière leurs longs fusils de fer ou leurs courtes escopettes en bois incrusté, s'étaient couchés par groupes et fumaient leur chibouk avant de manger leur pain noir. Fumer est la première occupation du Turc dès qu'il se repose. C'est ainsi que pendant le ramazan, alors que la religion prescrit un jeûne rigoureux et ne permet au fidèle de rien introduire dans sa bouche avant que le soleil soit couché, cinq ou six millions de croyans, la pipe préparée, le charbon allumé, attendent le signal sacré qui annonce la fin du jour c'est un coup de canon dans les villes, c'est le cri du muezzin dans les campagnes. Le signal retentit, et soudain cinq ou six millions de poitrines aspirent à la fois la fumée du tabac.

Les petits chevaux des Turcs, lâchés dans la clairière, gambadaient en secouant leurs glands rouges et les amulettes triangulaires suspendues à leur poitrail pour les préserver du mauvais œil. Çà et là les uniformes des Européens tranchaient sur les costumes indigènes ici des Anglais à casquette rouge, là les cawas de la police portant sur la redingote bleue à collet droit du nizam un ceinturon de cuir doré et des cartouchières de cuivre, plus loin Nourakof en veste de chasse, ici des tuniques françaises; enfin, dominant le tableau, nos deux gendarmes en buffleteries jaunes, en pantalon bleu, en bottes d'ordonnance, un bout de pipe entre les dents.

C'est pendant cette halte que furent réglées les conditions du combat qui devait avoir lieu entre Spentley et Nourakof. Les avis étaient d'ailleurs partagés parmi les gens de l'expédition. Les uns regardaient ce duel comme absurde, les autres comme nécessaire. Il fut enfin décidé qu'on se battrait le lendemain matin au pistolet, sur la plate-forme du Petit-Monastère. La-dessus la troupe, qui s'était reposée quelques heures dans la prairie aux deux fontaines, reprit lentement le chemin de Varna. Elle y rentra à la fin du jour.

Le premier soin de Nourakof, dès qu'il eut secoué la poudre du voyage, fut de se rendre chez Antonia. Il trouva la maison tout ouverte dans la cour, dans les escaliers, dans les chambres, ce désordre que laissent des malles faites à la hâte. Kelner et Stéphanaki inventoriaient les objets qui restaient.

- Où est Mme Fortuni? demanda-t-il au docteur.

- Elle part à l'instant pour Trieste, par le bateau du Lloyd autrichien, répondit Kelner.

Des fenêtres du premier étage, on voyait le vapeur qui venait de lever l'ancre et qui s'avançait lentement vers la pleine mer.

[ocr errors][merged small][merged small]

- Et elle n'a rien dit pour personne en partant?

Rien. Elle m'a chargé de vendre pour elle ce qu'elle n'a pu emporter.

Nourakof regarda le docteur de travers et courut chez la sœur de Spuro; elle pleurait. Que fait ton frère? lui dit-il.

- Il est parti avec la dame, répondit-elle en montrant la mer. Un gros panache de fumée noire surmontait le navire, qui virait de bord en ce moment pour doubler le cap Galata. Alors Paraskévi raconta que Spuro avait été appelé dans la journée chez Mme Fortuni, qu'il était rentré fou de joie, annonçant qu'il allait devenir une excellence (tchélébi), et qu'il partait le soir même pour ne revenir jamais. En sortant, il avait fait don à sa sœur de la maisonnette qu'ils habitaient.

Le soir même, toute la ville fut instruite qu'Antonia avait fui avec Spuro. On vint trouver Spentley et Nourakof, et on essaya de leur démontrer qu'après cet événement ils ne devaient plus se battre. Pourquoi? répondirent-ils tous deux. Qu'est-ce que cela change à ce qui s'est passé?

[ocr errors]

Le lendemain, au point du jour, les adversaires entrèrent dans la seconde cour du Petit-Monastère. Les combattans furent placés à trente pas de distance, devant le kiosque où Spentley avait vu Mme Fortuni pour la première fois. Ils devaient tirer en marchant l'un sur l'autre. Ils tirèrent en même temps. Spentley, frappé en pleine poitrine, s'affaissa en vomissant le sang, et expira sans prononcer une parole. Nourakof était tombé, la cuisse fracassée par la balle de son adversaire. On le rapporta à Varna, où l'autorité militaire lui chercha chicane, sa qualité de prisonnier de guerre ne lui permettant pas de tuer en duel des gentlemen amoureux. Il se guérit d'ailleurs, mais resta boiteux.

EDGAR SAVEney.

TOME XVIII.

39

JOSEPH DE MAISTRE

CE QU'IL EST ET CE QU'IL DEVIENT

Mémoires politiques et Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre,
publiés par M. Albert Blanc, 1858.

Une révolution des plus singulières atteint en ce moment la mémoire de Joseph de Maistre. Pendant quarante ans, il a été l'oracle d'un grand parti politique et religieux, et l'exécration d'un autre parti: voici que tout à coup les rôles changent; bon nombre de ses disciples gémissent et se détournent de lui, ses ennemis l'embrassent et l'élèvent jusqu'au ciel. Tout le monde se trompe-t-il? ou sa renommée était-elle établie en sens inverse de ce qu'il était? Comment une erreur aussi universelle a-t-elle été possible en présence de tant de livres qu'il a laissés, si affirmatifs, si clairs d'expression, si dévoués aux uns, si hostiles aux autres? Et, chose peutêtre non moins singulière, ce qui a causé ce revirement, jusqu'à présent inoui dans la littérature, c'est tout simplement la publication de quelques correspondances diplomatiques, confidentielles, pleines d'idées, de passion, de bon sens, de patriotisme. Mais ces lettres annoncent en même temps un travail inquiet, un certain tourment de ce grand esprit désorienté, qui semble sans cesse tressaillir, se réveiller comme d'un rêve, se replier sur lui-même, et ouvrir les yeux malgré lui. En un mot, on a cru que, transfuge posthume, il passait à ceux qu'il avait paru combattre toute sa vie. Jusqu'à quel point et en quel sens cette impression fend-elle la vérité?

On 'aurait pu, il est vrai, deviner, il y a longtemps, quelque malentendu dans cette renommée, aujourd'hui si étrangement déplacée.

« PreviousContinue »